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Simona Ryser

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Depuis septembre 2007, Le Courrier, Culturactif.ch et Viceversa Littérature publient en partenariat des textes inédits d'auteurs de Suisse. Ces textes paraissent un lundi sur deux, et sont disponibles soit sur nos pages, soit en dernière page du Courrier ou sur le site de ce quotidien: www.lecourrier.ch

 

  Simona Ryser

Simona Ryser

Photo © Yvonne Böhler

Née en 1969 à Zurich, Simona Ryser se lance dans l'étude du chant après un apprentissage de libraire et une expérience de lectrice aux Editions Diogenes. Elle est engagée sur plusieurs productions – opéra et musique de chambre. En 1992, elle commence des études de philosophie et d'allemand à l'université de Zurich et, depuis 1990, travaille comme journaliste pour la presse écrite et la radio – mettant notamment en scène des pièces radiophoniques pour la DRS. Enfin, elle est directrice artistique du groupe « scène et musique », qui monte des programme musicaux novateurs.

Le texte que nous publions ici est extrait de son premier roman, Maries Gespenster («Les fantômes de Marie»). Où «Marie sillonne le labyrinthe de la grande ville et ne trouve jamais le repos.

Dans le bus ou dans la rue, elle rencontre toujours sa mère, morte et enterrée depuis longtemps. (…) Par des habitudes rituelles, elle se protège de la folie.» Simona Ryser raconte cette tentative de dompter le quotidien dans «une langue au rythme rigoureux, qui tient du Woyzeck de Büchner par son indocilité crûe.

 

  Maries Gespenster
 

Maries Gespenster
Roman, Limmat Verlag 2007

I. Marie errait à travers les taillis. Elle avançait penchée, les mains au ras du sol, son souffle lui ouvrant le chemin. Les branches sèches et les feuilles pourries se dispersaient, faisant apparaître le sol odorant du printemps sous le brun de l'hiver. Des éclairs verts jaillissaient sous ses pieds. Un animal sauvage hurla au loin. Au-dessus d'elle, le vent soufflait dans les cimes, elles penchaient jusqu'à elle, caressaient ses cheveux et repartaient vivement dans les airs. Puis une chouette, peut-être. La forêt était une mer qui s'enflait, se calmait, Marie sentit le vent sur son visage, l'eau montait autour d'elle. Elle perdit pied et dériva sans direction en état d'apesanteur. Le sol de la forêt sombra dans les profondeurs.
Marie ouvrit les yeux. Le drap collait contre son corps. Sa respiration s'enflait, se calmait. Ses jambes croisées étaient lourdes. Peut-être qu'un réveil faisait tic tac à l'étage en dessous d'elle. Des bandes de clarté pâle dessinaient l'obscurité. Dehors, elle n'entendit aucun bus. Aucune voix. Dedans, aucun robinet ne gouttait. En bas, un réveil émit une sonnerie aigue. Same time tomorrow. Good morning. Good night. Marie étendit les jambes, déplaça son poids et se tourna de l'autre côté. Ensuite, elle ferma les yeux et se mit en stand by.

2. Marie habitait avec un morceau de miroir à la Grossmauerstrasse. Aujourd'hui était un jour où tout était encore possible. Wolf n'était pas passé cette nuit. Ils restaient parfois des semaines sans nouvelles. Wolf errait, à vif, à travers le monde. Mais c'est une autre histoire. Aujourd'hui Marie voulait recommencer. Elle regarda son visage dans le morceau de miroir. Elle était assise à la fenêtre et remuait son café. Elle cocha l'homme au téléphone mobile. L'ordinateur portable était fermé devant elle. Aujourd'hui Marie voulait recommencer. Elle regarda son visage dans le morceau de miroir. Elle était assise à la fenêtre et remuait son café. Elle cocha la balayeuse de trottoirs, la dame au chien n'avait pas encore passé. En bas, le journal était dans une des boîtes aux lettres ou sur le palier, la radio diffusait le programme matinal . Marie cligna des yeux en regardant le soleil. Bientôt elle s'arrangerait, passerait devant la cuisine et à travers la cage noire, descendrait les escaliers et quitterait la maison. Elle irait à travers la ville, suivrait la ligne du bus, tournerait vers la rivière et longerait la langue d'eau s'enfonçant dans la ville, elle achèterait un journal dans un kiosque ou ouvrirait peut-être un journal dans un café, elle dirait peut-être quelques phrases. Marie écrivit, puis regarda son visage dans le morceau de verre. Le café avait un goût amer. Elle cocha la dame au chien. Wolf n'était pas passé la nuit d'avant non plus. Elle attendrait encore un moment ici. Wolf pouvait appeler, peut-être qu'il dormait encore quelque part. Wolf était très loin. Marie aussi.

3. Marie devait parfois attendre. Columbo, les Christiansen ou le bus. Et il y avait ce livre. Elle lisait l'histoire de ce petit garçon. « Hansel, attelle tes six chevaux blancs, donne lui de nouveau à manger » Elle posa le livre et écrivit : Hansel.
Cette fois, Wolf avait surfé à travers la nuit. Il avait trouvé des données dont il fallait s'occuper. Marie aurait aimé qu'on la suive, la harcèle ou au moins l'offense de temps en temps. Marie regardait dans le miroir. Il n'y avait pas de bruit. Les voisins ne se plaignaient pas du volume de la télévision et ils n'avaient jamais plus de beurre ou de papier de toilettes. Marie était assise sur son canapé deux places et ne chantonnait pas pour endormir un petit garçon. Elle écoutait la radio le matin, l'après-midi, le soir ou la nuit. Pour qu'il y ait plusieurs voix, elle allumait aussi la radio à la cuisine et peut-être aussi la télévision. Les voix parlaient parfois en harmonie, à l'unisson, déplorant les événements actuels avec un léger retard. Parfois, elles formaient des canons puis de nouveau une inextricable cacophonie. Puis un grommellement léger et continu sortait de la cuisine, tandis que des syncopes joyeuses rebondissaient hors de la chambre à coucher. Mais la voix de la télévision essayait toujours d'imposer son solo, renchérissant sur le paisible duo radiophonique avec une succession rapide et affreuse de voix de jingles et de génériques. Quand il fut question de lave-linge sans dépôt calcaire, Marie éteignit la télévision et alla dans la cuisine.
Marie faisait des listes. Tout en haut on pouvait lire: Appeler Wolf. En cinquième position : Acheter du café. Une femme avec une queue-de-cheval en train de faire du jogging passa dans la rue, Marie contrôla le cœur et la circulation sanguine, puis le bus arriva. Elle cocha le bus et quitta la maison.

4. Il avait plu pendant la nuit. Les chaussures de Marie fouettaient les flaques. Maintenant il ne pleuvait plus. Marie se laissa asperger au passage d'une voiture et fit attention aux bruits indécents produits par ses chaussures. Encore cinquante pas, puis elle avait le choix : dans l'oreille gauche, des vagues de circulation en crescendo, dans l'oreille droite, des fragments de voix et des bribes de conversations toujours plus nombreux sortant des magasins ouvrant peu à peu. Ou, en arrière-plan, le grondement léger, soudain écrasé, du trafic et, au premier plan, le claquement des pas sur les pavés, avec quelques voix, probablement en majorité féminines, sortant des boutiques ouvrant déjà pour la clientèle matinale.
Marie choisit les claquements, qui sonnaient aujourd'hui plutôt comme une noire étouffée à cause du sol mouillé. Elle soufflait tous les quatre pas. On remontait des volets roulants, une personne salua le printemps précoce d'un éternuement, on livrait un magasin. Clac, clac, clac. Marie n'avait rien perdu. L'air sentait bon. Marie marchait alla breve .
Le vent de la marche soulevait ses cheveux, rafraîchissant agréablement sa nuque. Le voile mince du matin glissa de ses yeux, son regard s'éclaircit.

5. Quand ils emportèrent la mère, elle dut être très légère. Lorsque les hommes la soulevèrent, ses yeux enfoncés avaient un regard étonné et la bouche ouverte n'émit pas le moindre son. Son corps était une carcasse drôlement déformée, les touffes de cheveux gris dressés loin de la tête comme chez Rumpelstilzchen. Lorsque son nom fut découvert, Rumpelstilzchen devint fou de rage et disparut dans le sol. La mère, elle, mourut sans rien dire. Les hommes en blanc ne savaient pas dans quel royaume ils avaient pénétré ni qui ils avaient couché sur la civière. Marie ne disait rien. Le père, la mère et Marie ne trouvèrent aucun mot, enlacés dans leurs regards paralysés ; étonnés de la rapidité, de la simplicité et du naturel avec lesquels pouvait disparaître un royaume familial éternel où personne n'avait jusqu'ici pénétré. Les odeurs des années passées s'échappèrent facilement par les brèches ouvertes par les hommes dans la maison et les quelques rayons lumineux dans les coins maintenant inondés par la lumière crue du soleil semblaient n'avoir jamais existé. Les hommes travaillaient soigneusement, rapidement, avec des gestes routiniers. Traversant la maison avec des pas assurés, ils mirent de l'ordre en deux temps trois mouvements.
Là où la mère était restée couchée durant des années et où Marie, la sœur et le père étaient venus, seuls ou en groupe, présenter leurs demandes et leurs besoins à des heures choisies, il n'y avait plus que quelques pauvres plis dans les draps usés par le corps couché. La mère avait été trop légère pour laisser le moindre creux dans le vieux matelas. La situation était simple : le lit qui avant était occupé était maintenant vide. Les hommes étaient venu chercher la mère, l'avaient glissée dans l'auto et emmenée à l'hôpital sans allumer le gyrophare. Le père et Marie les suivirent en silence. À partir de ce moment-là, Rumpelstilzchen se tut.

Simona Ryser

 

Retrouvez une note biographique et les publications de Simona Ryser sur nos pages consacrées aux auteurs de Suisse.

 

Page créée le 20.01.09
Dernière mise à jour le 20.01.09

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