Thomas Sandoz
Né en 1967 dans le Jura neuchâtelois où il réside actuellement, Thomas Sandoz a publié de la prose poétique, des textes de chansons, des pièces dramatiques et deux romans. Epistémologue et psychologue de formation (doctorat obtenu à l'université de Lausanne), il est aussi l'auteur de nombreux articles de réflexion scientifique et de critique de la culture.
Ses intérêts le portent vers l'histoire des idées paramédicales, l'épistémologie appliquée au raisonnement quotidien, la culture de masse (les séries télévisées, la série allemande Derrick en particulier), et les musiques actuelles.
En 1996, il reçoit pour l'écriture de son premier recueil de proses Minime le «Prix d'un autre genre», 2e Prix de la Sorge décerné par la revue Archipel ., Quatre ans plus tard, Gerb est honoré du Prix Schiller d'encouragement 2001. Pour La Fanée , roman figurant dans la Sélection Lettres frontière 2009, la Sélection du Prix Roman des romands 2009 et la Sélection Les Petites fugues en Franche-Comté 2009, Thomas Sandoz a reçu le Prix Gasser 2008 ainsi que le Prix Auguste Bachelin 2009.
L'extrait publié ici est le premier chapitre de Même en terre , roman à paraître à la fin du mois aux Editions d'autre part.
BSR
Même en terre
Primevère
Elle arrive un matin de février. Elle n'est pas sa première souffrance, et pourtant elle précipite son isolement. Elle a été installée dans la partie inférieure de la nécropole. Un territoire maudit sans véritables limites, réservé aux enfants. En son centre géographique se dressent une vasque ronde momentanément vide et une poubelle grillagée. Au sud, un pavage mangé d'herbe dessine des arcs inachevés. Quelques arbrisseaux et basses haies forment des cloisons perméables autour des étroites sépultures.
La cérémonie se prolonge et le chagrin s'épuise. La famille endeuillée s'attarde au bord de la fosse pendant que la foule des témoins s'éparpille posément. Des groupes rejoignent directement les aires de stationnement au nord-est du cimetière, d'autres se laissent étourdir par le labyrinthe des buissons et des chemins étroits.
Il n'a pas demandé à travailler ici. Il connaît par cœur les jardins publics de la ville qu'il a soignés vingt ans durant. Un matin, il a été de trop. Loin du droit à la retraite, il s'est retrouvé dans ce havre à la lisière de la cité. Les trois premiers jours, il n'a pas su reprendre son souffle. Un mois a passé. Il ressemble désormais aux hêtres décharnés qui l'entourent, gibets dressés dans l'hiver finissant. Ses doigts mêmes ont la texture torturée des branches nues.
Bien plus tard, lorsque tout le monde est parti et que les fossoyeurs ont terminé leur devoir, il s'approche du rectangle foncé. Les couronnes et bouquets ne parviennent pas à dissimuler la terre, cette terre qui semble plus sombre ici qu'ailleurs. Les bras ballants, il chuchote quelques mots de bienvenue. Puis, la main ouverte, il lui montre des mottes traçant une cicatrice dans le gazon parsemé de crocus. Elle n'est pas seule, elle ne doit plus pleurer. Il veillera.
Il sort de sa poche un bloc-notes taché de tourbe. Elle sera pour lui Primevère. Dès qu'il le pourra, pour rappeler ce matin de vieilles glaces, il repiquera des plants déjà lumineux. Comme pour les autres tumulus de cette ligne, il enrichira l'humus à sa façon, en dépit des habitudes, du règlement et de cette lâcheté qui se fait passer pour de l'oubli. Il ajoutera pour commencer des heuchères et des belles-d'un-jour, puis en temps voulu des aubriètes et des pensées. Il ne laissera pas la négligence mener le jeu.
Depuis une terrasse herbeuse, un collègue en quête d'aide le siffle. Il fait mine de ne pas entendre, évite de tourner la tête vers les pyramides de copeaux qu'il faut disperser sur la terre meuble. L'autre insiste. Las, il répond alors d'un bref signe du bras. Il viendra terminer les présentations un peu plus tard. Avant de s'éloigner, il lui promet une fois encore que rien, jamais, ne les séparera.
Les travaux sur la rue qui longe le cimetière reprennent au même instant. Des machines braillardes déchirent le goudron. Jusqu'au crépuscule, un quadrille pétaradant bousculera son petit pays que rien ne protège. Les automobilistes traduisent déjà leur impatience en puissants coups de klaxon. Ils ne suffiront pas à réveiller Primevère. Ses parents dînaient peut-être chez des amis. La baby-sitter devait simplement veiller sur l'enfant. Et pour s'occuper, quelques lectures scolaires facilitées par un Profil d'une œuvre emprunté à la Bibliothèque municipale. Soudain, l'héritière de cinq mois s'agite, déglutit bruyamment, pleurniche dans la nuit de sa chambre. L'adolescente ne sait comment réagir, parlemente, la chatouille, lui presse ses peluches contre le visage. Rien n'y fait. L'étudiante retourne au salon, colle ses paumes contre ses oreilles pour mieux se concentrer. Mais la petite appelle de plus en plus fort. La jeune fille revient dans la pièce, menace puis, piquée au vif, empoigne l'enfant et la cahote. La leçon semble porter. Roulée en boule sur son chaton de tissu, la petite s'assoupit. Définitivement.
Quand son collègue le libère, il monte au quartier B pour élaguer un buisson d'aubépine meurtri par les neiges. Il range ensuite ses outils dans un cabanon mobile et rejoint le bâtiment boisé qui se dresse en continuité du pavillon d'accueil, du magasin de fleurs et de la double serre. Puis il consigne dans un grand cahier le travail effectué. Enfin, alors que l'obscurité avale peu à peu les massifs, il regagne le secteur inférieur, indifférent aux flaques et aux gifles du vent. Il s'agenouille pour essuyer un étrier posé sur un bloc de granit brut. La rouille entame la date et l'initiale gravées. Il se redresse, regarde autour de lui. Certaines tombes sont couvertes de peluches, de figurines en plastique, de tourniquets colorés. Des photos, des poupées, des épinglettes. Ces reliques souffrent des soubresauts du climat. Il faut les entretenir, comme il doit s'assurer jour après jour que les jouets restent à la hauteur des mains de ses protégés. Il en glisse dans sa poche. Ce soir, penché sur la table de la cuisine de son studio, au onzième étage de son immeuble, il pansera, recollera, nettoiera avec des cotons-tiges les trésors ramenés du parc.
Il se couche de plus en plus tard. Ses yeux brûlent, mais il s'efforce de terminer ses bricolages. Il enchaîne avec des mots croisés découpés dans un hebdomadaire à vocation publicitaire. En vain. La fatigue ne parvient pas à étouffer ses angoisses. Des enfants se jettent contre les murs de l'institution qui accueille leurs corps difformes, s'empalent sur les barrières entourant leur terrain de jeu, s'assomment dans la piscine. Les tempes douloureuses, il écoute jusqu'à l'aube le cliquetis de son réveil. Le temps s'est figé.
Thomas Sandoz
|