Le paradis est un endroit où personne ne dépouille Anna Maria de sa besace, où personne ne s’emporte lorsqu’elle a des mots gentils. Au paradis, on la reçoit à bras ouverts et on l’invite à sa table sans user de détours. Du flan aux cerises tous les jours, du beurre plein la bouche et les deux mains plongées dans la crème jusqu’aux poignets. Des travers de porc pendent aux arbres comme des feuilles. Il y a toujours un feu qui brûle. Et pour le reste non plus, on ne manque de rien là-bas.
Elle erre en pays papal. Empruntant à la légèreté d’une danseuse, la lavandière de Joannes chemine, heure après heure. Sa route conduit des vignobles en terrasses jusque dans la plaine, passant près de fermes et de maisons de maître blotties au fond de leur domaine. Des cyprès encadrent le chemin comme des cierges un autel.
Cette contrée lui apparaît comme la terre promise. Les routes sont droites, des abricots incendient les arbres, camélias, lauriers-roses, lilas et rosiers sont en fleurs. Assises sur le perron de leur maison, des femmes font du crochet. Aucune ne court rentrer le linge: ici, aucun orage ne risque de surgir de derrière une montagne. Les nuages se balancent comme du coton dans l’azur sans fin. Anna Maria déambule sur cet autel dans le voile bleuté qui s’étire au loin.
Un sentiment de rare bonheur.
La lavandière abat une chemise de Joannes sur la pierre. Les vagues recouvrent les pierres de la berge et lèchent ses genoux.
«La Bitzen vit plus en un jour que tout ce que nous vivrons en une longue vie.
– Peut-être, lâche sa voisine en s’agenouillant. Va savoir! Il y a partout la guerre. Partout la famine. Partout des femmes qui s’échinent pour un chanteau de pain. Partout des hommes comme Joannes.
– Anna Maria trouvera un homme au cœur d’ange, rétorque la première en faisant tournoyer la chemise mouillée dans les airs. Elle est née pour être aimée, cette petite. Tous les hommes ne sont pas comme Joannes. Elle en croisera elle aussi sur sa route. Il existe, cet homme. Elle le rencontrera. Il apercevra de loin son pas sautillant. Il se laissera tomber d’un arbre à ses pieds. Comme un fruit mûr. Puis le couple ira son chemin. Un ourlet de fleurs brodées de part et d’autre de leur route. Comme sur les nappes de Joannes.
– Elles se feront piétiner, oui ! lance l’une des lavandières. La guerre fait rage là-bas.» Elle se penche au-dessus de l’eau et prête l’oreille. «J’entends le métal qui résonne.» Toutes les lavandières approchent une oreille de la surface de l’eau. Elles aussi perçoivent le tintement du métal. Seraient-ce les cloches que l’on sonne? Les paysans qui battent leur faux? Un tir parti derrière elles?
C’est la pointe ferrée du bâton de Joannes. Dans un cri, femmes et lessive se retrouvent à l’eau, basculant en cascade dans le lac glacé sous les rires de Joannes.
Elle en a rencontré un. Un qui est gentil. Qui n’en veut pas à sa besace. Elle le laisse l’accompagner. Sous le bord de son chapeau est suspendue une plume de paon à deux yeux. Ils roulent, louchent et se balancent en effleurant son épaule. Cependant qu’ils bavardent, Anna Maria ne peut s’empêcher de courir devant lui et de marcher à reculons, en équilibre sur la pointe des pieds, pour observer le jeu de regards de la plume. Après quoi elle se replace à ses côtés et ajuste son pas bondissant sur le sien.
Elle aperçoit un éclat dans le lointain.
«L’or des fous, présage son compagnon de route.
– Les coupoles de la maison de Dieu, présage Anna Maria. J’entends des chants.»
Lui entend des hurlements.
Elle se détache et allonge le pas. Elle ne veut pas manquer l’alléluia du pape.
Son compagnon se laisse choir au bord du pré. Lui ne va pas plus loin. En partant maintenant, elle arrivera juste à temps pour entendre le cri de guerre.
«Plus aucun alléluia ne te mettra en joie, petite!»
Mais la Bitzen s’échappe et court, la besace ballottant dans son dos. Lorsqu’elle trouve l’endroit d’où provenait l’éclat, le bruit s’est tu, le sol est gorgé de sang. Des pillards s’éloignent du champ de bataille, emportant leurs dernières parts de butin.
Les vêtements des combattants tombés ont été déchirés, leurs cous cireux mis à nu et les bagues retirées des mains en même temps que les doigts qui les portaient. Les chaussures aussi ont été arrachées des pieds des morts par les pillards. La Bitzen ne trouve pas même une outre remplie d’eau ni un quignon de pain.
Seules quelques femmes prises de désespoir enjambent encore les morts en sanglotant, retournant un corps ça et là. Puis elles s’effondrent dans un gémissement plaintif interminable.
Elle s’assoit sur le flanc d’un cheval tombé dans la bataille. Les oiseaux reviennent. Elle observe la nuée qui suspend son vol un instant avant que quelques points ne s’en détachent et ne plongent sur le champ de bataille. Les ailes déployées, les oiseaux se posent sur un cadavre.
Elle ne peut s’empêcher de penser à son père. À la manière dont il fut envoyé combattre aux côtés des hommes de Suisse centrale contre les cantons réformés de Berne et de Zurich.
«Le combat de Dieu contre le diable», lui avait dit un des soldats.
Son père avait continué d’aiguiser sa faux sans lever les yeux. Une fois la lame affûtée, il avait posé l’outil sur son épaule et avait répondu: «C’est leur querelle, pas la mienne.» Sans saluer, il était passé devant les hommes en faisant traîner et claquer ses sabots de bois. Alors qu’il atteignait l’herbage, l’un des hommes avait tiré un coup de carabine en l’air. «Les ordres sont les ordres», avait-il crié en direction de la barrière. «Et un salaud reste un salaud!» L’autre avait alors renchéri: «Il y aura bien quelqu’un pour s’occuper de la petite qui n’a plus sa mère.»
À ces mots, le père s’était figé, avait secoué la tête. Il avait attendu un moment, puis était revenu vers l’étable. Il s’était agenouillé devant elle pour lui signer le front.
C’est la dernière chose dont Anna Maria se souvienne. Cette croix tracée sur son front. Et la solitude qui suivit. Une solitude infinie.
Elle enfonce son chapeau de laine sur ses cheveux, croise les pieds et prend sa besace contre elle. Elle commence à se balancer et entonne un chant comme lorsqu’elle était enfant. Sa mélodie ne connaît ni graves ni aigus. Elle est monotone et triste. Un chant pour la mort. Pour un cheval qui ne reverra plus de prairies. Qui a été conduit dans la tourmente pour se faire abattre. Et qui refroidit lentement sous Anna Maria.
Elle finit par s’endormir sur les notes de sa complainte.
Quelqu’un cherche à prendre sa besace et attrape au vol la main qui s’apprête à frapper.
«Tu vas rater l’alléluia, petite!»
Les deux yeux de la plume la regardent.
«Elle ensorcèle les hommes, cette petite, racontent les lavandières. Elle a rendu Joannes fou. Les formes qui s’arrondissent sous son corselet ont de quoi plaire. Elle a des yeux pétillants, une bouche découvrant de larges dents blanches. Son pas est fier. Elle marche droite comme un cierge, pareille à la Reding. Elle a le même port de tête. On dirait une fleur posée sur un long cou, qui se tourne vers le soleil.
– Mais elle n’est pas facile à comprendre. Elle est intarissable, puis en un instant elle sombre dans un silence songeur et, à nouveau, déborde de joie en lançant ses cheveux tantôt par-dessus une épaule, tantôt par-dessus l’autre.
– Le lac est son miroir. C’est là qu’elle travaille son joli sourire et son regard espiègle. Elle se peigne en passant les doigts dans ses cheveux, les entortille pour former des boucles qu’elle laisse rebondir sur son visage avant de les rejeter en arrière et de les étaler en une large vague. Sans fin, semble-t-il. Comme pour se débarrasser de tout et mieux recommencer, dans la peau d’une autre.»
Les lavandières se souviennent.
«Le lac renvoie à la Bitzen l’image d’un visage fermé et triste. Elle se penche sur la surface de l’eau et écorche de son souffle le reflet jusqu’à ce qu’il se brise. Puis elle s’éloigne dans une foulée bondissante. Elle est aussi comme ça, la Bitzen. Elle n’a jamais perdu son parler de la vallée de la Muota. Quand elle parle, c’est comme si elle chantait. Elle étire les sons dans les aigus et dans les graves comme le font les gens de la vallée. On ne se lassait jamais de l’écouter parler. Ça lui plaira aussi, à cet homme.»
Extrait du roman «Die falsche Herrin», traduit de l’allemand par Delphine Piquet.
Retrouvez une note biographique et les publications de Margrit Schriber sur nos pages consacrées aux auteurs de Suisse.
Page créée le 13.10.11
Dernière mise à jour le 13.10.11
|