Christoph Schwyzer
Christoph Schwyzer est né à Lucerne en 1974. Il a travaillé comme enseignant, journaliste et aumônier dans une maison de retraite. En ce moment, il est rédacteur pour une revue spécialisée.
Son travail de diplôme de l'école de journalisme de Lucerne, «Schlachten im Takt» (Abattre en rythme), un reportage sur le plus grand abattoir de Suisse centrale, a remporté en 2001 le prix BZ du journalisme local.
Le texte que nous publions ici est extrait de son livre und heim , où Christoph Schwyzer raconte la vieillesse à travers 84 courts "portraits" de personnes en EMS.
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Madame Liechti
Non, je n'en veux pas à mes enfants. Ils ont tout si bien réglé après la mort de mon mari: ils ont vendu la maison, déposé les meubles chez le brocanteur, le chat au foyer pour animaux, et moi à celui pour personnes âgées.
Madame Jud
Madame Jud est agenouillée devant sa vie, étalée devant elle au milieu de sa chambre, sur un tapis bleu. Les rideaux épais sont tirés, les géraniums sur le balcon sont fanés, quelques rares nuages se partagent le ciel; ils tamisent la lumière du soleil. Sur les nombreuses photos, toutes en noir et blanc, brille un léger reflet. Madame Jud se penche en avant, appuyée sur ses poings, observe sur le tapis son passé jauni, soupire, rit doucement. Derrière ses pieds s'entassent des boîtes à chaussures, des dizaines de photos nagent sur le tapis bleu, encerclent Madame Jud, concentrent sa vie d'aujourd'hui en ce modeste endroit. Elle glisse sur ses genoux, tourne en rond. Les images, si proches et si lointaines à la fois, émergent comme des îles d'une mer d'oubli et défilent au ralenti devant ses yeux. Jusqu'à ce que, soudain, une image sorte de la masse, que Madame Jud s'arrête de tourner, se penche, perde l'équilibre, tombe en avant, se rattrape d'une main lancée dans un espace vide entre les photos; alors son autre main, hésitante, presque craintive, saisit la photo qui lui avait sauté aux yeux et la rapproche de son visage; l'enfant grandit et grandit sur le cheval à bascule, et Madame Jud se glisse dans la peau de cette petite personne qu'elle avait été jadis.
Alfred
Alfred s'entendait mieux avec les vaches qu'avec les humains. Aujourd'hui encore, il préfère rester dans son étable et regarder des émissions sur les animaux. Les dames disent que Fredy est un cochon. Qu'il ne se lave jamais et qu'il ne porte qu'une camisole, un caleçon et des chaussettes en laine trouées quand il vient à la cafétéria. D'autres l'auraient entendu roter plusieurs fois de suite, haut et fort, dans le couloir. Mais Alfred n'écoute pas ces femelles. Intrépide, il va chercher sa première bière à la cafétéria peu après dix heures, passe à pas lourds devant les femmes qui lapent leur café au lait à grand bruit, fait sauter le bouchon de sa bouteille, et commence de boire à grands traits en attendant l'ascenseur.
Madame Herger
Heureusement que Madame Herger a ses soucis: elle ne sait pas de quoi elle se soucierait sinon ici au foyer. Après le petit déjeuner, elle claudique jusqu'à sa chambre avec ses soucis. Madame Herger est petite et chétive, si bien que son plus gros souci trouve bien assez de place à côté d'elle sur le canapé. Le gros souci pose son bras charnu sur ses épaules de travers, pèse de tout son poids et serre le corps osseux contre sa poitrine. Madame Herger sursaute, mais finit par se blottir, toute confiante, contre son bras, à l'écoute de ce que le grand souci lui dira cette fois-ci. Lentement, d'une voix chuchotante, Madame Herger énumère les soucis dont elle s'est souciée aujourd'hui: mauvaise digestion, mal de dents, yeux qui brûlent, temps pluvieux, aides soignantes antipathiques, un voisin de table imaginaire, le café trop léger, et un fils, qui vient rarement lui rendre visite. Après une demi-heure, le gros souci relâche son étreinte, prend congé amicalement, puis change de chambre, car beaucoup dépériraient sans ses soins.
Madame Heri
Personne ne se soucie des canaris de la cafétéria. Bien sûr, on nettoie leur cage, on les nourrit, et ils n'ont pas l'air d'être mal soignés. Il est pourtant rare que quelqu'un s'arrête devant leur volière, se tourne vers eux, leur parle. Seul Madame Heri passe toute sa journée à côté de la cage, dans sa chaise roulante, et rêve parfois d'être un oiseau. Pas un canari, au nom du ciel, non! Peut-être un moineau. Ou mieux encore, un rouge-gorge.
Monsieur Hauser
Il espère sa visite. Et pour que le chat noir de la maison puisse se glisser en tout temps dans sa chambre, il laisse la porte entrouverte. Aux aguets, il se couche sur le dos sur son canapé, fredonne une douce mélodie pour l'appâter, et va, lorsqu'il vient, au placard des boîtes à chat spécial gourmet – histoire que demain aussi, le chat retrouve le chemin de sa chambre.
Madame Wechsler
Qu'on le veuille ou non, la boucle finit toujours par être bouclée. Son mari est mort depuis longtemps et aujourd'hui, dans le hall d'entrée, elle attend l'arrivée de son unique, celui qu'elle a toujours aimé en solitaire, son grand amour. Il y a deux jours, elle a appris que lui, le grand indécis, l'éternel hésitant, allait emménager dans une chambre du foyer. Pour éviter qu'elles ne tremblent, elle a posé ses mains à plat sur ses cuisses. Les lèvres maquillées de rouge essaient de sourire joliment. Entre ses cils enrobés de mascara collent de petits paquets noirs. La porte est grande ouverte – et son cœur bat plus vite que lorsqu'elle monte les escaliers.
Madame Greutmann
Madame Greutmann habite au ciel depuis trois ans. Son ciel porte le numéro 205, fait trente mètres carrés et est tout blanc. Les rideaux blancs sont ouverts, afin que le soleil puisse couler sans obstacle dans la chambre. De la lumière, dit Madame Greutmann, enfin de la lumière, de grâce, plus d'obscurité. De ses interminables années en enfer, Madame Greutmann en parle d'une voix froide et peu claire, par phrases courtes. L'enfer, c'était un petit appartement sombre, au rez-de-chaussée, dans Zurich, et un mari ténébreux, fumeur à la chaîne, qui ne voulut plus entendre parler de la vie une fois la retraite venue. Après sa mort, Madame Greutmann a déménagé de l'enfer et trouvé le ciel au foyer pour personnes âgées. Sa chambre est lumineuse même les jours où les nuages sont nombreux. Chaque rayon de lumière se reflète sur les meubles de la chambre: blanc, l'épais cadre du miroir mural, blancs, le placard à habits et la table aux pieds chromés, blancs, les montants du lit et la literie, le canapé sur ses pieds dorés, et blanc comme neige, le tapis rond et moelleux. Aux murs blancs pendent de grandes peintures à l'huile avec des bouquets de roses rouges.
Monsieur Kalbermatten
Les bibliothèques se suivent le long des murs, les livres font plier les tablards, débordent de partout. Sur le parquet aussi, de toute part des îlots de livres. Au centre de la chambre, sur la lourde table de bois, les traces d'innombrables promenades. Des plumes, des pommes de pins, de petits os, un long clou rouillé et tordu et un morceau de nid de guêpe. Des pierres aussi, de longues rangées de pierres, grandes comme le poing, petites comme un ongle, de toutes les couleurs et de toutes les tailles, rondes, pointues, vertes et grises. A cette table, dos à la porte, sur une chaise de bois pivotante, est assis le petit homme aux cheveux blancs, et l'on ne saurait dire s'il dort ou si, plongé dans ses pensées, il se penche sur sa vie.
Christoph Schwyzer
Extrait de «und heim», traduit de l'allemand par Simon Emmanuel.
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