Tommaso Soldini

Né à Lugano en 1976, Tommaso Soldini est licencié en littérature italienne à l’université de Fribourg. Après avoir publié un premier recueil de poèmes en 2004, Ribelle di nemico privo, il réunit en 2009 quatre récits publiés par Casagrande sous le titre L’animale guida. Dans un style dénué d’effets et une langue qui adhère aux personnages et aux ambiances, l’auteur met en scène des situations qui frôlent à la fois le banal et l’aliénation. Les personnages de Tommaso Soldini expérimentent la fragilité de cette limite, qui par les mots, qui par des événements ou des décisions prises.
L’extrait que nous proposons ici est le début du récit qui a donné son titre au volume: il relate un moment de la vie d’un jeune couple qui part pour un séjour dans un chalet perdu au fond d’une petite vallée tessinoise. L’animale guida (L’animal guide) se construit sous la forme d’un dialogue à distance entre deux narrateurs, ou de journaux intimes qui se croisent. Au fur et à mesure que le récit à deux voix se déploie, il arrive que les deux points de vue se distancient à tel point que l’on doute que les protagonistes aient vécu le même épisode...
RDI

 

L’animal guide (extrait)

J’ai pris la voiture et je suis parti. Parti. Comme une hirondelle qui voit son nid attaqué. Mille cinq cents francs par mois. Qu’ils veulent. Alors je mets les voiles, je déménage, je vais où ça ne coûte pas cher. Et je le fais pour l’argent.
            L’auto n’était pas mal. Une Honda Civic à prix baissé prise au Garage Viganello, chez Tazio, l’année dernière. A vrai dire je ne l’avais pratiquement jamais testée à la montée, dans les virages d’une vallée. Les roues arrière dérapaient dans les tournants, exactement comme je le voulais. Entendre crisser les pneus sur l’asphalte. Siffloter la plus triomphale des marches wagnériennes avec quatre pneus neige, en plein été.
            Pour vous, mille cinq cents francs, ça ne semble sûrement pas beaucoup pour un deux pièces et demie. Je sais. A Manno.
            Mais vous me dégoûtez. Je n’ai pas mille cinq cents balles par mois à claquer dans un deux pièces. Un appartement qui, il y a quelques années encore, quand mes vieux me le payaient pour me tenir éloigné de leurs gentils yeux catholiques, ne coûtait pas plus de neuf cents francs.
            Mon erreur a été d’accepter deux trois améliorations. Les toilettes rénovées et la cuisine aménagée de frais.
            Paf. Cinq cent balles.
            – Mon amour ! Je veux un enfant de toi ! – me dit-elle une nuit pendant qu’on le faisait. Je la regardai, je la regarde encore. Je renifle et écarquille les yeux.
            – Une nuit j’ai rêvé qu’une certaine mademoiselle Buffet me disait une chose dans ce genre et je la tuais. – Je cherche la larme au coin de ses yeux.
            – Je sais.
            J’ai vu dans un film ce qui est en train de m’arriver. Johnny Depp (ou bien c’était Nicolas Cage) allait vivre à la campagne avec sa nouvelle femme. Ils faisaient un tas d’enfants. Lui aussi avait une auto, une berline gris argent qui soulevait toute la poussière des routes.

Il a pris la voiture et puis il est venu me prendre. Je retournais chez mes parents. Dans la maison de mes parents morts. La malle était pleine de tout l’arsenal de mes habits de montagne. Pulls foncés avec et sans col, surtout. Qui l’aurait dit. Il y a un an j’étais orpheline et seule. Mon frère était parti à Florence faire une école de restaurateur, quelque chose dans ce genre. Il avait profité des allocations de l’Etat pour changer de vie. Mais il s’en était allé lui aussi. Moi je dirigeais mon service à mi-temps, dans une clinique privée de Gravesano, opérations de chirurgie esthétique au visage surtout. Ce n’est pas vrai qu’ils paient davantage. Ils paient moins.
            Un jour me tombe dans les pattes un type à qui ils avaient ouvert la cloison nasale. Je le mets dans sa chambre, je lui administre un léger sédatif et je me tire. Deux heures plus tard (je faisais la nuit), il se présente devant moi la cigarette au bec.
            – Qu’est-ce que vous faites ? (mais il ne devrait pas dormir, celui-là ?) – c’est tout ce que je trouve à lui dire.
            – Je cherche du feu, dit-il – comme si je n’avais pas compris que ce n’était pas vrai, parce que s’il avait réussi à prendre les cigarettes il avait forcément aussi trouvé de quoi les allumer. Mais je fais mine de rien.
            – Vous avez vu votre nez, dernièrement ?
            – Il est bandé.
            – Il n’est pas bandé. Il y a juste deux énormes tampons dans les narines.
            – Il est bandé.
            – Vous ne pouvez pas fumer, vous avez compris ?
            Maintenant je suis enceinte et nous partons, nous retournons dans la maison de mes parents. Qui ne le connaîtront jamais.

Au milieu de la vallée, à peine passé le second pont sur la Breggia, un cerf passe devant moi, juste au moment où j’enlève les grands phares. Il se plante là. Il doit faire un mètre cinquante au garrot. Quelque chose d’impressionnant. J’écrase l’embrayage et je mets les gaz.

– Non ! – je crie comme s’il allait le tuer. – Qu’est-ce que tu fais ? – et je hurle à tue-tête sans arriver à fermer les yeux.

Je remets les feux de route, ils m’ont dit que si on le fait (je me rappelle le cours de  sensibilisation, cent cinquante francs pour trois soirs plus test final et diplôme), le cerf, l’animal sauvage, se bloque instantanément, aveuglé. Et en effet. Désinvolte, je descends la vitre électrique, le bouton est tellement sensible qu’il me suffit d’appuyer avec le petit doigt, sans le moindre effort. Je le vois en vrai, finalement. Sans le pare-brise devant mes yeux. Un petit vent du genre fœhn force un passe dans mes rastas courts. J’appuie sur le bouton qui débloque les portières. Lentement je sors de la voiture. J’ai toujours une arme avec moi.

Une fois descendu, il commence à le photographier. Je me retourne et ne vois pas de phares approcher. Je n’entends pas non plus le moindre bruit de moteur. Le flash brille à répétition, lui s’affaire, cherche l’angle qui lui convient le mieux. Mais il s’arrête aussi. Il passe devant la fenêtre et laisse tomber l’appareil photo sur le siège. Il se rapproche de quelques pas.
            – Dépêche-toi. Peut-être qu’une voiture va arriver.
            C’est beau de le voir là-dehors.

– Il bouge, tu as vu ? – Je m’imagine la voir faire oui de la tête. Au lieu de quoi elle se démène dans le silence de la forêt là autour. Je rentre et claque la portière. J’éteins l’autoradio et j’inspire. J’expire et je démarre. Les roues écrasent le corps. Tachent la carrosserie.
            La place du village, sur laquelle elle jouait quand elle était petite, est juste devant l’église. C’est normal, je le sais.

Mais dans mon village, l’église n’est pas au centre, c’est le dernier édifice, le plus au nord. Et elle donne sur la vallée, face au V qui s’ouvre sur la plaine. Nous parquons sur la place. Nous ne prenons que la valise de la première nuit, le trolley rouge.
            – Il fait rudement frais, j’ai presque envie de mettre ma jaquette.

Je ne sens pas l’air glacé de l’altitude parce que le sang chaud de l’animal coule encore dans mes veines. Je me sens nourri. Bien.

            Nous ne payons pas de loyer ici. La maison a des impostes, des persiennes. Vertes. Elles sont encore en ordre. L’entrée est en bois et en verre. Les cabinets aussi ?

Je prends la clé dans mon sac à main et la glisse dans la vieille serrure. Elle résiste.
           – Tu m’aides s’il te plaît ?

J’ouvre la porte d’un coup de pied.

Traduit de l’italien par Christian Viredaz
Tommaso Soldini