Philippe Testa
Né en 1966, Philippe Testa vit à Lausanne. Après des études de Lettres, il a exercé différents métiers avant de devenir enseignant.
Qu'il relate un voyage ou qu'il parle d'amour, le Lausannois guette l'ordinaire et observe avec une douce ironie, voire une certaine férocité, ses frères humains, souvent enfermés dans les règles et leurs propres contradictions. Son nouveau roman Sonny suit l'évolution d'un homme, d'abord décrit dans sa vie quotidienne puis dans son envol en solitaire aux USA.
Philippe Testa se dit «fasciné par l'immensité du ciel et les méandres de l'esprit humain». Si le monde qu'il observe semble déboussolé, son écriture ne l'est pas: rythmée et tendue, elle dialogue avec une bande-son musclée, qui dévoile les inspirations musicales de l'auteur, punk rockeur depuis vingt-cinq ans – il a joué avec les défunts Radiateurs et officie depuis dix ans dans Rodolfo Wellington.
Sonny gère ses pulsions
Dès qu'ils furent assis, Auberson demanda à Sonny comment ça allait, si tout se passait bien pour lui chez Kraut. Il assortit ses questions d'une mimique avenante. Sonny répondit par l'affirmative.
– Le travail? L'ambiance?
Sonny ne pouvait pas se plaindre.
– Tout va bien, donc. Le degré d'épanouissement est satisfaisant.
– Le mien? s'enquit Sonny.
– Le vôtre, confirma Auberson.
Sonny répéta qu'il ne pouvait pas se plaindre; il attendait que son supérieur lui parle des vraies raisons de sa convocation dans le bureau de Candice Rotenberg. Auberson se racla la gorge, et se tortilla sur sa chaise.
– Vous l'avez deviné, nous ne vous avons pas demandé de venir uniquement pour parler de votre bien-être professionnel.
Sonny ne se rappelait pas avoir déjà vu Auberson aussi renfrogné.
– Le but de cette rencontre est le suivant: Madame Rotenberg et moi-même avons eu vent, ces derniers temps, de comportements et de propos, que vous auriez eus, et qui ne répondaient pas à ce que notre entreprise attend de ses collaborateurs.
Sonny attendit une suite. Au bout de quelques secondes, il comprit que la parole lui était donnée et qu'il devait réagir: Auberson et Candice patientaient.
– Je ne vois pas à quoi vous faites allusion, hasarda Sonny.
Candice jeta un coup d'oeil à la feuille qui se trouvait devant elle. Elle relisait ses notes, bien à l'abri derrière ce paravent.
– Des propos, des comportements qui ne répondent pas, continua Sonny. Vous m'inquiétez. Il faut que vous me mettiez sur la voie.
Auberson grimaça une expression que Sonny ne put décrypter et lança:
– Il semblerait que vous éprouviez quelques difficultés à gérer le fait que votre supérieure directe soit une femme, d'où un certain nombre de remarques et d'attitudes qui, je le répète, ne répondent pas à ce qu'une entreprise comme la nôtre est en mesure d'attendre de ses employés.
Sonny chercha le contact du regard de Candice, mais elle l'évitait. La flambée de colère fut aussi soudaine que brutale. Le coeur de Sonny sauta quelques battements et se rattrapa en reprenant à une cadence accélérée. Les poumons ne suivaient plus: Sonny se sentait pris au cou, la cage thoracique compressée. Toujours les mêmes conneries répétées par des personnes qui ne semblaient n'avoir qu'un but: lui rappeler qu'il se trouvait du mauvais côté du bureau. Sonny essaya de retrouver son souffle, de calmer son rythme cardiaque.
– Tout va bien, Monsieur Bolomey?
Reprendre le contrôle sur tout ce rouge sang infect comme une diarrhée meurtrière qui menaçait de perturber son transit intestinal.
– Ça va, acquiesça Sonny.
– Je comprends que ça vous touche. Vous souhaitez réagir? Les sourcils d'Auberson dessinaient un double arc interrogateur.
Dans une autre vie, Sonny aurait pu éventrer Auberson et Candice, les éliminer, physiquement, à petit feu. Mais avec le temps, il avait appris à moduler ses comportements, à se plier à la norme, à se fondre dans une identité professionnelle.
– Tout ceci me rend perplexe, dit Sonny. Je reconnais que Madame Rotenberg et moi-même avons encore besoin de temps pour trouver un mode de fonctionnement optimum.
Les réduire en cendres, les annihiler punaises parasites à liquéfier insectes à écraser.
– Mais de là à faire des remarques hors de propos.
Il s'était calibré. Ajusté. Il était devenu un être adapté à son environnement social et professionnel, une créature lisse et frisant la perfection.
– Je ne sais pas quoi dire.
Auberson jeta un coup d'oeil à Candice.
– Vous avez tenu des propos désobligeants à mon égard, Monsieur Bolomey, dit-elle. Je le sais. Ces propos m'ont été rapportés.
Il pouvait enfoncer de l'acier tétanisé dans les entrailles de Candice, voir ses yeux se dilater, se diluer complètement, l'observer chier ses propres entrailles et pleurer son sang, son cerveau coulant par les orifices de son visage, et ensuite la démembrer méthodiquement, peindre des obscénités avec son sang, couvrir les murs d'une mer pornographique.
– Je ne me rappelle pas avoir tenu de propos désobligeants à votre égard. Tout au plus me suis-je permis une ou deux critiques, ce qui me paraît normal dans une relation hiérarchique saine.
– Critiquer peut-être, mais de là à être insultant.
– Je vous le répète, il faut que vous soyez plus explicite: je ne vois pas à quoi vous faites allusion. Je suis certain de ne pas avoir tenu des propos insultants à votre égard.
Auberson se racla à nouveau la gorge.
– Nous ne répéterons pas ces propos. Ce serait inutile. Nous nous attendions à ce que vous réagissiez comme ça.
Auberson marqua un temps d'arrêt.
– Il nous faut aller de l'avant et regarder devant nous. Quoi qu'il se soit passé, quoi que vous ayez pu dire, je souhaite qu'à l'avenir, Madame Rotenberg n'ait pas à se plaindre de votre attitude.
Sonny voulut savoir comment les choses se passaient quand quelqu'un cherchait délibérément à lui nuire en lui prêtant des paroles qu'il n'aurait pas tenues.
– Voyons, Monsieur Bolomey, personne ici ne veut vous nuire. Personne n'aurait de raisons de vous porter préjudice, d'autant plus de façon aussi grossière. Et si vous avez des critiques à formuler à l'encontre de Madame Rotenberg, vous devez vous montrer constructif. En tout cas, éviter les paroles déplacées et à plus forte raison injurieuses. Soyons clair: si ce genre de chose devait se reproduire, je me verrais contraint de mettre un terme au contrat qui nous unit, ce qui serait bien entendu regrettable.
Après quelques secondes de flottement, Candice expliqua combien elle souhaitait travailler en bonne entente avec tous les collaborateurs. Sonny ne put s'empêcher de lui faire remarquer qu'on ne pouvait pas s'entendre avec tout le monde.
– Bien entendu, réagit Auberson. Mais la vie de l'entreprise, la vie en société en général, implique un certain type de comportements. Ou, si vous voulez, il y a certaines limites à respecter.
– Naturellement, dit Sonny avec un signe d'assentiment.
Auberson parut satisfait.
– C'est bien. Tant mieux. J'espère que tout ira bien.
Il demanda à Candice si elle avait quelque chose à ajouter, ce qui n'était pas le cas. Auberson fit un geste de la main et ils se levèrent d'un bloc.
Quand Sonny retrouva son bureau, son écran lui apparut dans une sauce de chiffres et de lettres qui avaient perdu toute signification. Quelque chose lui échappait, quelque chose d'important, mais dont il n'arrivait pas à clairement délimiter les contours. Il ne savait pas que faire et pourtant.
Une voix claqua dans son dos:
– Sonny, tu sais si Candice a été discuter avec Mingard à propos du contrat.
Niels s'interrompit une seconde:
– Excuse-moi, je repasserai, reprit-il avant de s'évaporer.
A ce moment seulement, Sonny sentit les larmes qui coulaient le long de ses joues.
Chapitre extrait de Sonny , à paraître en septembre aux éditions Navarino.
Philippe Testa
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