Sylvain Thévoz

Né en 1974 à Toronto, Sylvain Thévoz termine un master en théologie à l'université de Genève après des études d'anthropologie à Montréal et Bruxelles. Travailleur social dans diverses structures, il est attaché à la portée sociale et politique de l'écriture qui reste par ailleurs pour lui «l'espace d'une transformation intérieure, ‘le geste dernier d'une présence'».

Son dernier recueil paru, Courroies Arrobase Frontières , est un dialogue de 42 poèmes né dans une voiture au passage d'un col, où sa voix et celle de Patrice Duret se répondent, se confrontent.

Au fil de la route se déroule un long ruban sauvage et sensuel, qui explore paysages intérieurs et extérieurs. Le texte fait en ce moment l'objet d'un «récital vagabond» en Suisse romande avec le musicien Félicien Mazzola.

La plupart des projets littéraires actuels de Sylvain Thévoz ont de fait une dimension collective. Il a participé au concept «Un poète par mois, un poème par jour», à paraître à l'Atelier des Grames, est membre du comité de rédaction d' Hétérographe , «revue des homolittératures ou pas:», et participe au collectif naissant du Félin (www.felin.ch), trois artistes qui travaillent à «construire des espaces musicaux-textuels-plastiques autour de la rencontre et de son désir», explique-t-il. apd

 

Whiskies corn flakes ecstasy

Nous aimer est un exercice de puissance et de soumission.
Elle dit: c'est quoi notre relation, on est en couple ou pas? Je lui dis: tu es une partie de ma vérité; une part essentielle, tu la détiens. Que l'on soit en couple ou pas, je ne sais pas, je ne crois pas. Elle bouge la tête, elle pense pareil. Si elle pense autre chose, elle ne dit rien. Elle pense ailleurs, aussi.
Elle dit, avec une voix très aiguë et très dure: tu étais complètement saoul hier. Avec un ton qui renvoie à ma fragilité, ce qu'elle ne supporte pas en elle: la vulnérabilité, l'hésitation. Cela qui l'expose.
On ne se donne pas de coups, on noue des prises mentales. Elle dit: on devient la peur. Travail de strangulation: le boa, le K.O., c'est notre lutte à mort, on apprend le forage en douleur. Par moments je murmure: il faudra toi que je te raconte tout cela. A d'autres: je te vois pour me taire, c'est du corps que jaillit l'essentiel. Le silence c'est bon, c'est déjà quelque chose.
Depuis un an nous nous lions ensemble. Depuis un an nous nous trouvons, nous quittons, reprenons. Enfin, moi qui laisse, elle qui prend puis qui pleure et puis quitte elle aussi. Elle le manque, puis le deuil, un transfert. Quelques pierres sur la route, une carrière vers le ciel. Enfin, ça c'est ma version. Elle, elle dirait autre chose, c'est sûr. Elle dirait: Dieu sait quoi.
Enlacés au-delà des vouloirs, ça nous tend l'un vers l'autre. Nous jouons sur la ligne, modulons nos limites, les plions d'un regard. Nous croyons en sortir rétablis, presque indemnes; mais nous ne sortons plus, nous cassons nos miroirs, et ça ne marche pas. Nous allons par le fond, rivons nos raccourcis aux présents révolus. Un chemin pour aller? Nous ruchonnons nos ruclons d'arrière-cour et quand ça fait trop mal, ça nous casse. Alors nous prenons notre élan et ciao ciao, on fait la bande à part; à quatre pattes on se fait la part belle.
Comme je bois, elle ne veut plus prendre mon verre. Elle dit bois comme ça toi tu es là comme tu es. Je le fais non pour fuir mais pour être équilibre. Pour un peu je dirais du silence vers la voix me lancerais du ponton vers la pierre. La souffrance est un corps sur mon ventre; la souffrance: une bête qui grogne et mâchonne sa faim. Elle dit: vous, alcooliques, vous buvez pour être loin de la vie. Je m'y donne seulement pour m'y mettre, pour y vivre y vibrer, être mis en vitrine dans ce jour.
Tout ce qu'elle n'a plus, elle me le donne. J'ai droit au surplus de rien. Ce n'est pas qu'elle ait moins mal ou bien peur, mais elle ne craint plus le vide. Perdue pour perdue, tout ça lui est égal. A quoi bon et pourquoi oublier ce qui grandit encore? De son corps elle sait prendre une voie autre, le laisser à qui veut. Elle me dit toi tu es le vide et tu t'y tiens, alors que moi maintenant je l'habite.
On vit entre deux villes, deux saisons, l'été l'hiver seulement. On se cherche on se trouve on gémit sur nos manques (pluriels), nos jouissances (singulières). Mes mains ne brûlent plus. Il y a dans la cendre de la suie, un cadre valide sur un chemin blanchi. Je traverse pieds nus. Je suis dans la cour des vivants, du coté des mobiles. Elle me dit Elie, elle m'appelle souvent le prophète. Parfois je lui réponds et parfois je la cherche, je retourne la voir. Je marche plein dans les rues de la ville, ou je prends un taxi à la gare de L. Son ventre, ses seins, son silence me rappellent. Je zigzague dans ma tête, je la vois solitaire, la retrouve dans les rues. C'est mes yeux qui déraillent et mes pentes qui me mènent. Cela n'a rien à voir avec son sourire, mais je marche plus vite maintenant. Peut-être, c'est la fièvre.
Elle, elle vit dans la nuit. Pour tenir, pour comprendre sur l'ennui: whiskies corn-flakes ecstasy, comme soupe substantielle. Elle ne dit jamais non, elle veut tendre encore plus vers le bas. D'en-dedans, elle peut rire plus profond, briser seuils et couder le silence des hospices. D'elle-même, elle peut voler peut-être. Si on se fait du bien, la douleur grandit. Si on se donne douleur, un manque clair s'inscrit. Je ne mets plus de limites. Elle n'en veut pas. Si ça ne s'arrête pas, on continuera ainsi; ou pire, cela commencera autrement. Elle arrive seulement à dessiner des étoiles sur son corps. Elle peut violer les lettres, elle sait voiler le sens. Elle veut aller plus fort. Elle veut descendre plus bas.
Mon sexe trouve toujours sa place. Elle le prend, elle le touche, elle le place. Mais maintenant, elle ne le lèche plus. Elle ne veut plus. Je ne lui demande rien. Je ne sais plus comment dire. Je manque d'air pour les mots, je rumine des souvenirs. Elle me manque, c'est-à-dire: le oui qu'elle donne, le creux qu'elle vit, l'espace à remplir à combler qu'elle dessine font défaut. J'ai le sexe meurtri par le moi par les ongles par les mots, la culpabilité la mort. Par le mais, crève-cœur de n'être pas allongé jusqu'au bout. Mais le bout, c'était mort, c'est ainsi que l'on dit.
Sur le territoire, on s'assied sur le mur. On dit rien on se tait. Sur la frontière on délaisse l'ancrage, le cratère. Terrain vague: en silence on sait bien où l'on est. Cette plateforme est au centre de la terre, un radeau, même pas de fortune, même pas pour le plaire. Cette mer trop grosse, comme enceinte, est la tête d'un clou. Je ne sais plus rien dire, ne veux plus dire Amen. J'ai le mâle dans le ventre et je dois m'arracher. Elle crie elle tape sa tête sur le mur. Elle dit non et puis merde c'est comme ça c'est ainsi c'est très bon c'est fini je l'espère. Et c'est tout pour le plâtre et je pleure.
Je ne suis pas en colère, je ne suis pas comme le père. Je retourne contre moi et ramasse les bouts. Je me lave et j'ignore pourquoi. C'est un film, c'est un rêve, c'est un autre que moi. Elle n'est plus sur l'autel, elle n'est plus dans les bois. J'aimerais calmement revenir en clairière. Mais je ne suis pas calme, et je pleure. Je suis seul et je sais ce qu'elle pense dans moi. Je ne suis qu'un passant. En voiture dans la rue; sur les bancs sur les toits, je nulle part cherche la paix, le silence et l'accord le silence me cherchent. Je relace mes baskets, musique dans les oreilles, je traverse la ville à la quête du souffle. Je le perds, cours-prends-pleure, et c'est bon, c'est un tour complet: un soleil.
Je suis loin, je suis bien. La rive je la nage, la rejoins. Je ramasse deux cailloux, une clé, un noyau de cerise pour le trou d'un terrier. Je rebouche le tout d'une terre cuivrée. Devant l'Arve des planches sur les vagues, des pollens sur les ponts et des boîtes en métal par le fond. Tout ce que je peux je le redonne aux sols. Tout ce que je veux vers le ciel. Après seulement, je reviens doucement vers la ville. Ensuite seulement je retourne en boitant et j'accueille en arrière le regard d'un enfant pour devenir revenant.

Je m'éloigne de la berge des accrocs aux coutures de mes poches. Une femme est ma sœur. Elle est nue, elle vit vers l'envers. Personne ne voit son ombre, elle accueille l'invisible. Elle écrit dans des champs de maïs pour sa mère: je suis l'arbre pour le fruit, je suis celle qui dort. Un homme simple la touche sous le vent. Avec l'eau et l'esprit il remet une main en sa place. Il marche vers l'avant, elle se lève simplement. Elle avance maintenant en son vrai visage.
Je ne suis pas modeste, je suis bandé. J'aime une femme, elle ne le sait pas. Je rappelle mon frère, il a compris d'avant. Je crochète la mémoire, pense en plis l'alvéole. J'accueille le souffle, du désert, de partout. J'ai la mort dans la moelle, elle creuse son corridor. J'ai une dette à régler, je travaille pour mon compte. Je me lasse de conduire, suis pétri par l'effort. Je veux guérir du dur, être lavé de toute violence; être donné au levain, libéré de la cosse. Les fous m'attirent. Les vieux me soignent. Les enfants me bercent.
J'ai la conviction intime que vivre est la préparation d'autre chose. Un lent galop d'entraînement, un échauffement terrible.

Sylvain Thévoz