Michel Thévoz

Michel Thévoz
Né en 1936, historien de l'art. A été conservateur de la Collection de l'Art Brut et professeur d'histoire de l'art à l'Université de Lausanne. Il a publié des ouvrages sur des phénomènes borderline tels que l'académisme, l'art des fous, le suicide, le spiritisme, le reflet des miroirs, l'infamie, etc.

 

L'homme retroussé

Ce matin, vous vous êtes probablement rasé ou maquillée (ou l'inverse, après tout - il va être question d'inversion, précisément…) devant votre miroir. J'aimerais vous poser une question agaçante à ce propos. Le miroir, semble-t-il, inverse la gauche et la droite. L'image qu'il vous réfléchit, c'est la vôtre, en principe. N'empêche que, si vous êtes droitier, il vous rend gaucher, il vous fait porter votre montre-bracelet à la main droite, il déplace votre grain de beauté sur l'autre joue. Si les voitures de police portent leur inscription " Police " à l'envers, c'est pour prévenir et annuler cette inversion, c'est parce que vous êtes censé la voir par votre rétroviseur. J'ai même observé que les horlogers fabriquaient des cadrans d'horloge inversés spécialement destinés aux salons de coiffure, pour la commodité des clients qui les regardent dans le miroir : l'aiguille tourne dans l'autre sens, trois heures est à gauche, neuf heures à droite.

Mais pourquoi ne devrait-on pas inverser aussi bien midi et six heures, pourquoi le miroir n'inverse-t-il que la droite et la gauche, et pas le haut et le bas ? Eh bien, il n'y a pas de réponse à cette question, parce qu'elle est mal posée. Le haut et le bas, ce sont des pôles objectifs, ou en tout cas communs à tous ceux qui vivent dans la même aire géographique, nous avons vous et moi le même haut et le même bas. Tandis que la droite et la gauche, c'est subjectif, je déplace ces pôles avec moi quand je me retourne. C'est bien pourquoi l'inscription " police " s'inverse quand je fais demi-tour, c'est-à-dire quand je lui tourne le dos, et mon rétroviseur ne ferait qu'enregistrer cette inversion objective si justement les policiers ne la prévenaient pas. Donc, si on parle de haut ou de bas, les pôles latéraux correspondants seront non pas la droite et la gauche, mais l'est et l'ouest. Et le miroir n'inverse ni le haut, ni le bas, ni l'est, ni l'ouest.

En revanche, le miroir produit une réversion totale dans le sens de la profondeur : ce qu'on lui présente échelonné dans un sens, il l'échelonne dans l'autre, autrement dit, il retrousse les objets. Présentez lui un gant de la main droite, il en fera un gant gauche, comme s'il vous l'aviez retroussé. Idem pour notre propre personne.Et c'est justement la raison d'une certaine équivoque, qui vient de ce que, contrairement aux gants, nous sommes symétriques dans le sens latéral, ou à peu près symétriques. Ce qui signifie que mon côté droit, c'est mon côté gauche retroussé, et réciproquement. Or le miroir, qui retrousse ces deux côtés, les fait prendre l'un pour l'autre - à quelques détails près, comme ma montre au poignet gauche, ou un grain de beauté sur la joue droite, des détails sur lesquels nous passons en toute désinvolture.

Plutôt que d'admettre que ce que nous voyons dans le miroir, c'est notre corps retroussé, nous jouons sur cette symétrie latérale et nous nous regardons comme si nous avions été simplement prendre place de l'autre côté du miroir après avoir fait demi-tour. Nous avons l'impression d'une fidélité totale du miroir, et nous faisons abstraction du retroussement qui nous fait prendre la droite pour la gauche. Mais, je le répète, c'est une illusion, nous ne nous voyons pas exactement tel que nous sommes.

Le pire, c'est que nous préférons cette version inexacte au reflet plus objectif que pourrait nous offrir par exemple le cinéma ou la video. J'en ai fait l'expérience récemment, je me suis trouvé devant une vidéo à écran plat qui m'enregistrait en direct et me restituait mon image en temps réel, comme un miroir, mais dans le bon sens, si je puis dire, avec ma montre à la main gauche. A l'inverse du miroir, la vidéo me réfléchit tel que vous me voyez en réalité. Eh bien, je dois dire que c'est une image troublante, étrange. Pratiquement, j'aurais été bien en peine de me raser devant une telle image.

Voilà donc qui reconduit la question en l'aggravant : pourquoi est-ce que nous nous identifions plus volontiers à l'image du miroir, qui nous retrousse comme un gant, et qui, au passage, fait de nous des gauchers, plutôt qu'à l'image plus objective que nous offrent le cinéma ou la vidéo ?

Vous pensez bien que je ne vais pas résoudre en quelques lignes un problème qui tient à la condition humaine dans ce qu'elle a de plus spécifique et de plus complexe, puisqu'il s'agit de l'image du corps, c'est-à-dire de l'identité même. L'homme a ceci d'étrange que sa personne se constitue sous l'incidence du regard de l'autre (de sa mère, pour commencer). C'est un être "en miroir", retroussé par la contre-perspective dont il procède existentiellement. Je me bornerai à vous citer Nietzsche, qui indexe précisément l'aliénation constitutive de l'être humain en déclarant ceci (qui s'applique à la comédie humaine dans son universalité) :"Je suis un comédien : lorsque je suis un autre, je suis vraiment moi-même "

Michel Thévoz