Marie-Jeanne Urech

Née en 1976 à Lausanne, Marie-Jeanne Urech passe une licence en Sciences sociales à l'université de Lausanne, puis un diplôme de réalisation à la London Film School en 2001. Après avoir signé quelques courts-métrages, elle a réalisé plusieurs documentaires – Sorry, No Vacancies (2001), Le Mammouth céleste (2002), Monotone, mon automne? (2005). Alors qu'elle explore la veine réaliste via son travail de documentariste, elle développe dans son écriture un univers fantasmagorique très personnel, au fil de nouvelles et romans déjantés, parfois surréalistes, souvent caustiques. Son dernier roman, Le Syndrome de la tête qui tombe , a été traduit en italien (Tufani 2008) et en allemand (Bilgerverlag 2009). L'Amiral des eaux usées , recueil de nouvelles paru en décembre, est en lice pour le Prix des auditeurs de la RSR et le Prix Bibliomedia.

La nouvelle que nous publions ici a été commandée par les Editions de L'Aire pour figurer dans le deuxième volume d'un recueil collectif sur le thème de «la Rencontre» – le premier est sorti en été 2008.

 

Arrivera-t-on un jour à s’entendre ?

La joyeuse troupe filait à toute vitesse sur les rails d'un pays que l'on parcourait en trois heures. A travers les fenêtres éclairées, le Seigneur pouvait reconnaître le professeur Tanase, une bibliothécaire au rire contagieux, Sami Faust et sa collègue mi-orientale, un jeune aspirant en psychiatrie au profil berbère et tout un wagon d'anonymes fort amusés par le ton animé de leur conversation. Le seul à ne pas rire était le Seigneur. Lui, qui d'habitude ne manquait pas une occasion de s'amuser, les écoutait le visage crispé. Il était bien là le problème : il les écoutait, mais ne les entendait pas. Il avait beau s'approcher du train jusqu'à coller son front contre la vitre, il ne voyait que des pantins secouer dangereusement le wagon de leur rire inaudible. Il tira sur ses oreilles, fit quelques exercices de la mâchoire, sans résultat. Le train filait à l'ouest emportant avec lui quantité d'histoires drôles qu'il ne connaîtrait jamais. Cependant, le Seigneur ne se laissait pas facilement déstabiliser. Il réfléchit et trouva vite une réponse. S'il n'entendait rien, la faute en revenait au double vitrage du train, sale manie des hommes à s'isoler, comme s'ils n'étaient pas suffisamment seuls dans leur boîte crânienne ! Le Seigneur se mit à rire de sa propre bêtise et abandonna la joyeuse troupe dans un tunnel.

Un peu plus loin, Sylvestre Bernascaux donnait un concert de piano dans une clairière. Le public était venu nombreux, cachant nœuds papillons et parures sous d'épais imperméables qu'une fine pluie rendait nécessaire. Le programme précisait que l'on jouerait la sonate pour Einstein . Le Seigneur avait toujours aimé la belle musique, celle qui s'élevait jusqu'à sa demeure comme le fumet d'une bête rôtie. Alors tout naturellement, il prit place parmi les auditeurs et attendit impatiemment que le silence précédant l'exécution se rompit enfin. La nature entière retenait son souffle, même les oiseaux s'étaient tus. Le pianiste se cabra et finit par plaquer ses mains sur le clavier. Un accord d'une puissance inouïe fit sursauter le public. Seul le Seigneur ne sursauta pas. Lui, qui d'habitude vibrait à chaque note, était resté de marbre. Les doigts du pianiste virevoltaient d'une octave à l'autre et pourtant, il n'entendait rien. Le Seigneur commença à s'agiter sur son siège, pris de terribles frissons. Mais bien vite, il se ressaisit et trouva une solution. S'il n'entendait rien, la faute en revenait à la musique contemporaine, devenue tellement minimaliste qu'elle se passait de son. Soulagé par sa découverte, le Seigneur abandonna les mélomanes à leurs douces rêveries.

Lors de sa promenade dominicale, le Seigneur s'arrêtait souvent dans une ville qui retenait ses faveurs pour la qualité des combats qui s'y donnaient. En tant que vieux briscard, cela l'émouvait de retrouver la chaleur d'une troupe en action. Il passait d'un camp à l'autre pour se tenir au courant des manœuvres prévues et apprécier l'arsenal à disposition. En arrivant ce jour-là sur le théâtre des opérations, il fut bien surpris par la tranquillité qui y régnait. Il y avait toujours autant de fumée et de sang, mais tout cela semblait se passer de cris et de souffrance. Les soldats tiraient en silence et tombaient en silence. Comme les personnages d'un livre d'images. Le Seigneur sentit la colère monter en lui. Mais il ne se laissait pas facilement dominer par ses pulsions, alors il réfléchit et trouva une réponse. S'il n'entendait rien, c'était parce que les hommes n'étaient plus en guerre. Il se mit à sourire de ce bon tour, mais ce sourire se figea aussitôt. Etait-il vraiment possible que les hommes ne soient plus en guerre ? Et si ce n'était pas le cas, cela signifiait que….

Pris d'une peur panique, il se précipita dans l'une des nombreuses demeures qu'on lui avait érigées de par le monde et se mit à écouter. Les fidèles étaient tous là, dans la douce lumière des vitraux et le parfum de l'encens, à lui adresser leurs prières, partager leurs soucis, leurs faiblesses, leurs peines. Le Seigneur voyait leurs lèvres remuer, mais ne les entendait pas. Il courait, affolé, d'une église à l'autre et partout, c'était le même silence. Alors, il poussa un cri terrible, terrible et inaudible.

Il fallut bien se rendre à l'évidence, le Seigneur était devenu sourd.

A son âge, c'étaient des choses qui arrivaient, mais le Seigneur ne pouvait s'y résigner. Il n'était pas comme ces grabataires qui se laissaient mourir devant une télévision dont ils ne saisissaient plus ni l'image ni le son. Il avait besoin de veiller sur ce monde qu'il avait créé, d'en saisir toutes les paroles, les éclats, la musique. Il avait besoin de la voix humaine comme compagne de cette longue route. Etre sourd, c'était mourir. Heureusement, le Seigneur était doué d'une mémoire étonnante. Il se rappela que les hommes faisaient des miracles et avaient inventé un petit appareil qui permettait d'entendre à nouveau. C'était même très discret. On l'accrochait derrière l'oreille et le monde retrouvait de son épaisseur. Il se mit aussitôt en route, traversa les océans, sillonna les villes, fréquenta des cabinets médicaux, s'arrêta dans des laboratoires, grimpa jusqu'au sommet des gratte-ciels, rampa sous les bombes, assista à des conférences, déjeuna avec des présidents et partout, il demandait de l'aide. Il racontait son histoire d'une voix suppliante, s'accrochait à des milliers de bras, promettait de payer comptant et bien plus si on lui rendait l'ouïe. Mais les hommes restaient sourds à sa prière. Eux non plus n'entendaient pas. Ils continuaient à rire, à se battre, à s'aimer, à faire le tour de la terre et à prier sans se douter que, là-haut, on avait besoin d'eux.

Écœuré par tant d'incompréhension, le Seigneur se réfugia dans sa demeure céleste et n'en sortit plus. Il resta prostré sur son lit à regarder passer les nuages –qui, eux, avaient toujours été silencieux- pendant que les hommes hurlaient tout leur soûl sous ses fenêtres.

Marie-Jeanne Urech
Septembre 2008