Christian Zehnder

Christian Zehnder est né en 1983 à Berne et fait actuellement des études en langues et littératures slaves à Fribourg. Il est en train de travailler sur un recueil de nouvelles et publie périodiquement des critiques littéraires. Il est co-fondateur de la revue littéraire Literaturzeitschrift art.21-zeitdruck (BE).

Nous vous proposons de découvrir sa nouvelle inédite Die Einschlafenden dans sa version intégrale traduite en français par Pierre Deshusses sous le titre Les assoupis.

 

Les assoupis

Vers midi, le soleil presque vertical donne à la localité une teinte bleutée. Dans les rues et sur les pelouses de Romanshorn, les rares passants sont incapables de garder les yeux ouverts. Ils marchent en plissant les yeux. Mais ils ne traînent pas pour autant, au contraire, ils avancent soudain d'un pas plus décidé. Un couple se dirige en aveugle vers l'hôtel du Château et demande aux ouvriers : " Quand est-ce qu'il y aura de nouveau des gâteaux ? " Les ouvriers secouent la tête et haussent les épaules. Ils sont en train d'abattre un mur pour créer une suite.
Les parents de Frederik ont repris le bail du Château, l'hiver dernier. Sur place, ils ont vu avec leur fils les traces du délabrement. Quelques chambres étaient encore imprégnées de l'odeur des derniers clients, d'autres étaient glaciales car les fenêtres étaient restées ouvertes. Dans le jardin de l'hôtel, des parasols gisaient dans la neige. Il y avait même un arbre abattu.
Le père ne voulait pas renoncer. En se promenant dans le jardin, il eut comme un rêve et revint à l'intérieur pour en faire part à sa femme et à Frederik. A ce moment là, ils inspectaient les étroits couloirs, soupçonnant la présence de quelque chose de mort. Frederik dit : " Il y a des moments où ça sent la charogne. Il suffit de trouver la bonne chambre. " La mère ne voulait pas tenter le diable. Mais elle aussi se disait que ça devait être quelques rats, des souris ou une martre.
Le père était debout devant le buffet qui marquait le début de la salle du restaurant et il voulait raconter la vision qu'il avait eue dans le jardin lorsque Frederik demanda pourquoi c'étaient eux justement qui avaient repris le bail du Château. " Parce qu'ici nous sommes libres. Parce qu'ici on peut tout arranger comme on veut. " Sa mère s'approcha de son père. Elle ne savait pas si elle devait pleurer. Frederik entendait ses parents parler à voix basse et observait une poignée de porte dont la dorure s'écaillait à vue d'œil. Il se dit qu'il y avait encore suffisamment d'or pour qu'il s'écaille éternellement.
Puis il entendit ses parents s'embrasser et parler, sans que leurs voix se distinguent. Ils se réconfortaient l'un l'autre. Entre-temps, le tapis de l'entrée avait commencé à exhaler une odeur lourde qui remontait avec la neige apportée sous les chaussures. Cette odeur, il l'avait sentie dans les télécabines des stations de ski, au milieu du béton froid et glacé. On attend la dernière rotation pour la vallée, et les skis tombent. Il se dit: Ouvrir la porte d'une chambre, entrer, et la chambre devient une nacelle qui tangue.
Mais Frederik n'ouvrit pas la porte. Il pensait à ce que sa mère avait dit: Elle ne savait pas si elle devait pleurer. Il passa devant ses parents pour se rendre dans la salle du restaurant. Il entendit son père dire : " Si je pouvais, je t'apprendrais à pleurer, Pernilla. " Leurs anoraks frottaient l'un contre l'autre. La mère passa par la grande baie vitrée du restaurant pour aller dans le jardin examiner les choses dehors dans la neige.
Frederik alla jusqu'au fond de la salle où il trouva sur une table un appareil à fondue avec des restes figés. Les fourchettes dépassaient de la poêle, la fondue était toute durcie. On sentait encore l'odeur du fromage flotter dans l'air. Il appela son père et lui demanda ce qu'il en pensait. Son père lui dit: " Pourquoi une fondue? On va la jeter. " Mais avant, il alla chercher Pernilla dans le jardin, la prit dans ses bras et revint avec elle rejoindre Frederik. Elle aussi voulait connaître cette histoire de fondue. Frederik dit : " Je ne sais pas. Il y en a une là. On pourrait la faire réchauffer. "

Jusqu'à présent, les Derendorf avait dirigé l'auberge de jeunesse de Stein am Rhein mais ils se sentaient de plus en plus à l'étroit dans leur vie et leur travail. Le grand-père de Frederik ne pouvait plus supporter de voir leur manque d'entrain et cette façon contrainte de traiter les clients. Il leur parla alors du vieil hôtel du Château à Romanshorn, dont le gérant était parti à la cloche de bois avec tout son personnel.
Personne ne savait encore ce qu'il allait advenir de l'hôtel du Château. C'est le grand-père qui annonça la nouvelle : " La famille Derendorf reprend le bail. "
Et c'est ainsi que Frederik emménagea avec ses parents dans la maison de son grand-père, située non loin de l'hôtel, directement au bord de l'eau. Elle a une véranda et tout de suite après c'est le lac. Lorsqu'ils sont arrivés, celui-ci était gelé mais pas sur toute sa surface. Devant la maison, des morceaux de glace dérivaient et s'entrechoquaient.
Il voyait tout cela le matin avant de prendre le train pour Schaffhouse où il continuait d'aller à l'école. Il partait et il revenait. Rien ne se passait. A la fin du trajet, il voyait qu'il ne s'était pas posé une seule question. Le paysage qui défilait, la succession des villages et des forêts, cela suffisait.
Même dans les salles de classe et dans les couloirs de l'école il ne se passait pas grand-chose. Il n'y avait pas d'instants. Il y avait juste après coup, quand quelque chose s'était produit, la constatation qu'il n'y avait rien.
Ainsi passèrent les semaines de sa dernière année d'école. Durant toute cette période, il n'eut aucun démêlé ni avec des camarades ni avec des professeurs. Ces derniers étaient satisfaits de ses résultats, bien que ce qui sortait de sa bouche ou de sa plume devînt chaque jour plus concis et fragmentaire, et ils lui répétaient qu'ils l'aimaient bien. Il se demandait franchement s'il était quelque chose.
Avec ses camarades sa relation devenait de jour en jour plus neutre. Ils arrêtèrent d'eux-mêmes de lui donner des surnoms. Tout le monde l'appelait Frederik, comme s'ils prenaient plaisir à l'appeler aussi souvent que possible par son vrai nom. Ils ne cessaient de lui demander s'ils le prononçaient correctement. Quand on parlait de lui, il s'agissait de dire son nom. C'est ainsi qu'on ne pouvait parler de lui ni en bien ni en mal.
Cette vie sans histoire apaisait parfois tellement Frederik qu'il s'endormait sur place. Il rentrait chez lui par le train et là il plongeait de nouveau dans le sommeil après avoir contemplé le lac, mangé et regardé la télévision avec sa famille.
Même à la maison, en ce qui concernait la reprise de l'hôtel, il ne se passait pas grand-chose. Le seul à se démener était le grand-père. Il courait sans arrêt entre sa maison et l'hôtel, et parfois il annonçait que quelque chose avait changé. Il avait déjà touvé un "chef de cuisine". Il parlait par allusion de ses marrons glacés et était intarissable sur ses menus-surprises.
Il dit aussi : " Il va falloir apprendre le grec moderne. J'ai trouvé une Grecque pour faire le ménage. " Pernilla demanda: " Et pourquoi pas une Suédoise? " Il sourit. Elle le questionna plusieurs fois, il ne voulut donner aucun détail. Frederik ne pouvait oublier la jeune fille en question. Il acheta un dictionnaire de grec moderne qu'il posa sur sa table de nuit.
De leurs côtés, les parents étaient comme paralysés. Il fallut attendre longtemps avant que n'arrivent les premiers plans de restructuration, que ne commencent les tractations avec les entrepreneurs et que les autorités de Romanshorn soient informées qu'on ne leur racontait pas d'histoires. Pour ce qui était de l'administration d'un hôtel, les choses avançaient très lentement. En avril, le père parla pour la première fois de la " vision tranquille " qui avait besoin de temps et nécessitait une bonne gestation. Pernilla sillonnait la région du Lac de Constance avec la voiture pour faire le plein d'expériences.
Un jour elle revint et dit : " Nous allons ouvrir pour la Saint Sylvestre. " Le grand-père fut obligé de leur dire que c'était illusoire. " J'aurais cru que Hans savait ce genre de chose. En tout cas, mon petit-fils le sait. On ne peut pas faire que dormir et rêver et se dire que la réalité va s'organiser conformément à ses rêves. " Ces paroles plurent à Frederik qui ajouta : " Le monde tourne sans nous quand on rêve. "

Il se glisse sans bruit à travers les bâches de chantier, sort et va de l'autre côté du chemin où se trouve l'enclos des sangliers. Les deux sangliers ne sont pas dehors. On peut les voir par une fenêtre dans le salon de l'éleveur. Frederik contemple un moment l'enclos avec le tertre au milieu puis il se dirige vers le port.
Des promeneurs déambulent sur le môle. Des plaisanciers font griller des saucisses à côté de leur bateau. L'un d'eux remonte à bord avec son enfant et le fait grimper au mât. Il doit changer une ampoule.
Frederik arrive au bord de la plage qui est en fait une rampe en béton. Des bergers allemands y gambadent et glissent. Odeur de leur pelage mouillé et de vase croupie. La femme à qui appartiennent les chiens lance un bâton dans le lac et les chiens regardent. Ils se jettent dans l'eau, nagent et reviennent. Le bâton continue à dériver. Un peu plus loin se trouve le club-house des kayakistes. Ils se donnent des tapes dans les mains. Frederik s'arrête à côté d'eux et observe avec eux les traces que les kayaks ont laissées aujourd'hui sur le lac.
Frederik longe à pas lents la clôture de la piscine derrière le club-house. Il voit le maître-nageur qui attend. Les enfants font leur dernier plongeon, s'enveloppent dans des serviettes avec de grands soleils imprimés. Les parents vont chercher leur sac sur la pelouse et courent avec les enfants jusqu'aux cabines. La voix du maître-nageur retentit dans un haut-parleur pour dire que l'on doit quitter la piscine.
Au moment où il retourne à l'hôtel, il rencontre ses parents qui se tiennent par la main. Les sangliers sont maintenant dans leur enclos et regardent. Les parents racontent à Frederik leur projet de transformation du bâtiment.
Ils entrent dans le hall où la poussière les empêche presque de respirer. On dirait que les travaux n'en finiront jamais.
Le père et la mère se perdent du regard dans le hall. Frederik s'appuie contre le mur, dans la suite.
Pernilla trouve un miroir opaque dans une chambre. Il dégage de la chaleur. Elle s'y reconnaît dans le reflet sableux. Hans monte dans les combles, le futur appartement des Derendorf, il pense au froid et imagine un poêle en fayence.
Le grand-père attend Hans, Pernilla et Frederik pour le repas.
Ils rentrent en longeant le lac. Ici ils font un détour, là ils ralentissent le pas et s'arrêtent même pour regarder le lac. Les traces laissées par les kayaks se sont maintenant estompées, dans le crépuscule.
Ils trouvent le grand-père en train de bouder ; ils ont plus de deux heures de retard et ne veulent même pas l'admettre.
Les parents viennent s'asseoir près de lui sur le canapé et le calment. Ils en oublient la faim. Frederik est à la cuisine. Ils l'appellent: "Viens avec nous!" Il répond qu'il a déjà vu le film à l'école. Il va dans le jardin jusqu'au tas de composte où des coquilles d'œuf brillent dans l'obscurité. Il mange une pomme sur la berge.
Une fois rentré, Frederik voit que ses parents et son grand-père se sont assoupis devant le téléviseur. Il l'éteint ; au mur, les peintures à l'huile représentant le Lac de Constance luisent derrière ses proches aux bouches arrondies.
Dans sa chambre, Frederik s'allonge sur son lit et s'endort aussi. Au bout d'un moment, il est réveillé par le ressac du lac. Il a envie de se baigner en pleine nuit et descend. Il voit que son grand-père est seul sur le canapé et il imagine ses parents dans leur lit.
Dans le jardin, il pose ses vêtements sur un buisson et avance dans le lac argenté. Très loin passe un hors-bord. Dedans est assis un homme, chemise ouverte, en train de boire du champagne et de brailler. Les bruits ne parviennent pas jusqu'à Frederik.
Tout près, un petit voilier a jeté l'ancre. Frederik s'approche, il entend des voix à l'intérieur. Un skipper éteint la lampe à pétrole et sa fiancée s'enduit les mains de crème. Ils s'allongent et ne se doutent pas que quelqu'un est en train de nager autour de la coque de leur bateau et les entend.
L'eau clapote contre les joues de Frederik. Il fait demi-tour et nage en direction de la maison tranquille. Sur la rive il patauge dans les roseaux et entend des rats. Il se sauve dans le jardin.
A l'intérieur il se sèche. Pour se laver les dents, il s'assied en rêvassant sur le rebord de la baignoire. Le contact de l'émail le réveille et il va dans sa chambre. Il se glisse dans son lit, éteint la lumière et ne sait si ce qu'il fixe est le plafond ou l'obscurité.
Il pense à l'inconnue qui, alors que Frederik était venue rendre visite à son grand-père, sortait dans le jardin à l'aube et se déshabillait pour nager dans le lac. Mais elle ne se mouillait que les pieds et restait debout sur la rive. Frederik était en haut à la fenêtre, pour la première fois il ressentait de la nostalgie.

Le lendemain il descend à la salle à manger où il est ébloui par le lac scintillant. Les peintures au-dessus du canapé sont presque blanches. La poussière luit. Le grand-père, caché sous une couverture, dort encore.
Frederik sort. Il va d'abord se promener jusqu'au port puis continue jusqu'à l'hôtel. " Il va faire froid à l'intérieur ", se dit-il et il entre. Le hall et la réception ont l'air complètement nettoyé.
Lorsqu'il arrive dans le couloir, il voit des débris partout. Une porte est par terre. Il s'approche. A l'endroit où le mur a été démoli, le plafond s'est effondré dans la suite. En équilibre sur les tas de gravats, Frederik entre dans la chambre et découvre ses parents à moitié ensevelis. Il voit la chevelure blonde et pleine de poussière de sa mère et, hésitant, touche les petits cailloux sur son visage.
Il va dans le jardin de l'hôtel et s'arrête dans l'herbe haute. Là aussi il y a des petits morceaux de ciment. Ils voient ses parents allongés dans la façade.
Des passants l'observent à travers la haie. Ils s'approchent et lui demandent: " Vous pouvez nous dire ce qui s'es passé ici? " Comme ils n'obtiennent pas de réponse, ils le touchent. Pendant ce temps, le grand-père apparaît sur la terrasse. De l'autre côté du jardin, Frederik disparait.

A la maison, Frederik se lève sur son lit et enlève la lampe du plafond. Lorsqu'il se recouche, il voudrait que ses yeux restent toujours ouverts. Mais déjà ils se ferment et il a l'impression de rapetisser jusqu'à croire qu'il pourrait être avalé par une bouche.
Il ne sait pas où sont ses membres. Il sent une main dans la cloison, l'autre beaucoup trop haut, les pieds au-delà du lit. Quand il essaie de bouger, ils reviennent brusquement pour former un tas dans sa poitrine.
Il va dans le jardin, fait quelques pas dans le lac, plonge sa tête dans l'eau.
Dans le jardin, il se laisser tomber sur le sol. Les brins d'herbe lui piquent la nuque. Il ne s'en rend pas compte. Car il pense que le lac à côté de lui se transforme en un tas de sable, une fontaine qui se courbe et conduit dans sa tête. Bientôt tout n'est que sable en lui. Ses membres bougent à l'intérieur.

Le grand-père est allongé dans le jardin de l'hôtel. Un pompier l'avait trouvé debout dans l'herbe, très élégant, et lui avait dit : " Ensevelis sous les décombres ", aussitôt sa canne lui a échappé et il s'est effondré.
Grâce aux soins d'un infirmier d'urgence, il reprend connaissance. Il demande : " Où est Frederik? " Quelqu'un lui dit qu'il a vu quelqu'un partir en courant mais il ne sait pas où.
Puis le grand-père s'en va et les autres aussi.
Il n'y a plus que deux personnes de la sécurité dans l'hôtel: un pompier penché hors de la façade et un policier debout sur le perron. Ils se parlent à voix basse.

Le grand-père trouve Frederik dans le jardin. Il le touche du bout des doigts et pleure dans le creux de son oreille. Il l'aide à se relever et le conduit à la maison. Il s'assoient à table.
Au bout d'un moment, le grand-père s'approche, le secoue et dit: " Il faut te réveiller. " Alors Frederik aussi se met à pleurer.
Il va chercher à la cuisine un pain entamé et le pose sur la table pour le couper. De la farine tombe sur ses mains. Il en offre un morceau à son grand-père qui le prend, le morceau reste dans sa main ouverte.
Frederik mange. Une larme tombe sur la tranche de pain, la traverse et atterrit sur le dos de sa main. Il la regarde perdre son éclat.
Il pose sa tête sur la table et dit au grand-père: " Nous n'avons pas le droit de pleurer ".
Puis Frederik se lève, va dans sa chambre, prend la lampe et revient. Il montre la lampe à son grand-père et dit: " Je vais la jeter dans le lac. " Le grand-père lui prend la lampe des mains.

Assis sur le canapé, ils regardent le rideau. Mais Frederik ne tarde pas à aller de nouveau dans le jardin où il s'allonge à plat ventre. Son grand-père le suit. Il se penche au-dessus de lui - son souffle sur la nuque et derrière les oreilles. Frederik tourne son visage vers lui et dit: " Je vais dormir. "
Ensuite le grand-père aussi va dans sa chambre mais il n'ose pas éteindre la lumière. Il reste debout près du lit, en pantoufles.
Le grand-père va dans le couloir. Il s'arrête devant la porte de Frederik et la touche avec ses paumes. Il l'entend respirer et respire avec lui. " Il va entendre et se réveiller ", se dit le grand-père.
Il rentre, ferme la porte derrière lui, s'assied sur le lit.
Ils se lèvent et marchent à travers les pièces. Ils s'entendent dire des mots appuyés. Le grand-père fait un mouvement de la main, Frederik allume une lumière. Ils ne se rendent compte de rien. Ils croient qu'ils sont immobiles dans l'obscurité.
Lorsqu'au petit matin ils boivent une gorgée d'eau dans la cuisine, ils ont l'impression de s'être étonnés de quelque chose.

Les jours suivants aussi, Frederik trouve le sommeil, et le grand-père sort de sa chambre à un moment de la nuit pour s'arrêter devant sa porte en se demandant s'il doit entrer.
Dans la lumière de l'aube, Frederik prend quelque chose sur l'étagère puis le repose. Il s'assied sur une chaise et se sent tellement réveillé que son front lui fait mal.
Une fois, il descend directement. A la télévision, il y a un film sur les animaux. Le grand-père est assis sur le canapé. Il a les yeux fermés. Ses paupières sont translucides, comme poudrées. Frederik le saisit par les épaules et dit: " J'ai oublié ce que je voulais dire. " Et ensuite, pendant toute la journée, ils ne savent pas ce qu'ils pourraient faire.

Le grand-père coupe des fleurs dans le jardin, il en fait un bouquet et part en voiture. Frederik, qui est allongé à côté, dans l'herbe, ne peut s'empêcher de sourire. Il veut se laver dans le lac. Au moment de se mouiller, il a soudain peur de l'eau et se met à pleurer. Il plonge la tête dans le lac pour que ça s'arrête, mais ça continue. Une fois de retour dans le jardin, l'herbe cireuse sous les pieds, il se met à trépigner car il ne peut dire pourquoi il pleure. Et lentement les pleurs s'arrêtent.
Le grand-père revient. D'abord ils se regardent. Puis tous deux regardent le soleil, si bien que leur visage devient tout blanc. Frederik court après le taxi avec lequel le grand-père est arrivé et dit au chauffeur: " Moi aussi je voudrais faire un petit tour. " Il monte. Au bout de quelques minutes, il saisit le chauffeur par les épaules et dit: " Maintenant je vais rentrer à pied. "

" Ça commence à être sale dans la maison ", dit le grand-père.
Frederik va chercher l'aspirateur à la cave. Et le grand-père dit : " Ce n'est pas ce que je voulais dire. Tu n'as pas envie de te rafraichir ? Je t'accompagne. "
Ils vont au bord du lac. Frederik a de l'eau jusqu'aux genoux lorsque le grand-père lui fait un signe. Frederik s'éloigne en nageant puis revient vers la rive. Le grand-père lui donne la serviette.
Ils regardent le lac. Frederik dit: " Quand on nage, on ne pense à rien. " - " J'aimerais bien voir ça ", dit le grand-père en souriant et il file dans la maison chercher son maillot de bain.
Ensemble ils nagent vers le large puis reviennent. Ils se sèchent. Ils ont oublié de se concentrer sur ce qu'ils pensaient.

Quelques jours plus tard, l'hôtel est dynamité. Le grand-père attendait ce moment. Il se lève de son siège de jardin et rentre dans la maison, les mains dans les poches.
" Je me suis investi pour le Château ", dit-il à Frederik, " mais ils se sont tous bouchés les oreilles. On aurait pu en faire un musée de la philatélie. "
Au même moment, les artificiers chargés de la démolition sont debout près de l'enclos à sangliers et considèrent le tas de décombres auquel ils ont réduit l'hôtel. Ils disent aux animaux: " C'est du beau travail, pas vrai! "
Tandis que le nuage de poussière se dissipe, la grand-mère de Frederik venue de Suède passe par Romanshorn.
Le grand-père lui ouvre. Elle commence à lui parler à voix basse en suédois.
Lorsque la famille en Suisse et celle en Suède célébraient conjointement une fête, ils se téléphonaient. L'écouteur passait de main en main. Et le grand-père en Suisse, la grand-mère en Suède gardaient quelques secondes le silence au téléphone.
Maintenant ils gardent le silence, face à face. Puis Frederik remarque que ses grands-parents commencent à communiquer par signes. Il fait un pas vers eux, y ajoute un mouvement de la main. Il embrasse sa grand-mère. Elle le regarde gênée tant ce baiser est rêche.
Frederik veut lui offrir du thé. Mais il reste simplement planté là. Car soudain il ne sent plus son corps et il a l'impression qu'il n'y a plus que des sensations en lui, pas d'os, pas d'organes, pas de sang. Les sensations sont blanches et ressemblent à des fleurs. Il voudrait enlever sa peau pour que les fleurs tombent sur le sol et forment un amas neigeux. Il serait emporté par le vent, du seuil à l'intérieur de la maison. Ou bien il s'engloutirait subrepticement sous la façade et se décomposerait plus vite que tout ce qui a existé.
Avant même que la grand-mère ait pu regarder un peu la maison et le jardin, le grand-père monte avec elle dans un taxi. Il démarre. La poussière des gravillons reste en suspens dans l'air et Frederik regarde les buissons à travers. Il se met à pleurer. Il presse ses doigts sur ses paupières et ses narines. Ça ne s'arrête pas.
Frederik va dans le jardin. Puis il plonge sa tête dans l'eau jusqu'à ce que ça le brûle, jusqu'à ce qu'il ne sente presque plus rien et qu'il se dise que son nez, ses joues et ses oreilles vont tomber.
En entrant dans la maison, il découvre, posée par terre, la lampe de sa chambre, il retourne dans le jardin et la lance dans le lac ; il attend que l'eau la ramène vers la rive puis il la lance à nouveau.
Johannes et Selma reviennent. Ils s'assoient à la table, se fixent et laissent tiédir le thé. Il se lève de sa chaise, elle le regarde faire, prend les tasses, va à la cuisine et jette le thé avant de reposer les tasses sur la table. Alors elle se met à sourire et lui aussi.

Le lendemain matin, tous deux vont chez le boulanger. Ils longent le port où, sur les yachts, des familles empaquetées dans des cirés émergent de leur cahute. Sur le lac, les kayakistes sont déjà là. Ils pagaient dans la brume.
Johannes et Selma grignotent le pain du petit déjeuner. La farine glisse sur le papier.
Ils ont l'idée de mettre une table et des chaises dans le jardin. Là ils prennent leur petit déjeuner. Au début, ils frissonnent un peu mais Johannes va chercher des couvertures de laine. Le sourire de Selma se transforme, sous l'effet du froid et d'une mastication consciencieuse, en une gravité solennelle. Elle commence à apprendre des mots de suédois à Johannes. Elle chante une chanson d'une voix douce. Il chante avec elle.
Lorsqu'il a appris quelques mots et que tous deux sont fatigués, ils font quelques pas dans le jardin. Ils inhalent et rejettent du brouillard. A travers les buissons, le lac scintille.

Traduit par Pierre Deshusses