Un Étang sous la glace
En sortant de l'école, l'après-midi,
j'avais pris l'habitude de m'asseoir sur le banc au bord de
l'étang pour travailler et rêvasser.
Pour être seule. Ici, c'était paisible, presque
trop. L'eau ne bougeait pas, les quelques nénuphars
étaient comme morts, pas un frémissement, rien.
Il n'y avait que les affreux poissons qui s'approchaient de
temps en temps, la bouche grande ouverte. Ils croyaient que
j'allais leur donner à manger, mais ils se trompaient.
Ils auraient dû savoir pourtant que je ne leur jetais
jamais une miette de pain. J'avais beau leur faire des grimaces,
leur crier des méchancetés, ils restaient là,
ils attendaient. Maman m'avait dit " ne te baigne jamais
dans cet étang, le fond est plein de vase, tu t'enliserais,
tu ne pourrais plus te dégager ", mais moi je
pensais que le danger venait plutôt des poissons qui
m'auraient bouffée avec un drôle de plaisir.
Cet après-midi-Ià, tout au début de notre
séjour, j'étais sur le banc, un livre posé
sur mes genoux, quand j'ai vu quelqu'un qui venait sur le
sentier: Mamidèle, appuyée sur sa canne. Elle
allait être contente, le portail était ouvert,
d'habitude il était fermé à clé
et elle n'avait pas la force de faire tourner cette grosse
clé rouillée, elle avait beau essayer, s'acharner
.ArIette m'avait recommandé de ne jamais oublier de
fermer le portail à double tour quand je quittais l'étang,
elle craignait que Mamidèle s'approche trop de l'eau,
glisse et se noie.
Moi, à treize ans, je m'étonnais un peu de cette
sollicitude, alors que personne, apparemment, n'hésitait
à infliger à Mamidèle ce qu'elle redoutait
le plus, l'installation dans une maison pour personnes âgées
où elle se sentirait abandonnée.
Mamidèle s'est assise à
côté de moi, bien plus petite que moi, je voyais
à la hauteur de mon épaule sa tête qu'elle
branlait presque continuellement, avec les cheveux gris tirés
en un maigre chignon à moitié défait.
Je me souviens de son angoisse et, presque mot pour mot, de
notre conversation :
- Ma pauvre chérie, quand je pense... Quand je pense
à ce jour où ta maman t'a déposée
chez moi, un petit paquet tout blanc, tu n'avais presque pas
la force de pleurer .
J'ai essayé de lui expliquer
qu'elle se trompait, que ce n' était pas moi mais maman
que grand-mère Hélène avait déposée
chez elle, et puis que c'était une très vieille
histoire, qu'elle ne devait plus y penser.
- Ta pauvre maman, tu es sûre ? Jenny ?
- Oui, voilà, Jenny, et elle va bien, tu ne dois pas
te faire de souci pour elle.
- Alors, toi ?
Elle avait caché son visage dans ses mains.
- Alors, toi, tu serais...
- La fille de Jenny, oui, la petite-fille de celle qui n'est
pas revenue.
- Elle est morte, ma pauvre petite Hélène. Elle
était si jolie, si gentille. Qu'est-ce qui lui est
arrivé, je ne me souviens plus, ça s' est passé
il y a si longtemps.
- C'est pour ça qu'il faut arrêter de te tourmenter.
Elle s'est tue un long moment. J'essayais de me concentrer
sur ma conjugaison latine. Les poissons faisaient des clapotis
devant nous, le plus gros repoussait les autres, ils croyaient
encore qu'on allait leur jeter du pain, ces goulus.
- Mais alors, excuse-moi... elle hésitait, n'osait
pas... alors, qui est Thérèse ?
Je commençais à avoir envie de pleurer.
- Mais tu sais bien, Thérèse c'est ta fille,
ton autre fille, la soeur jumelle de celle qui est morte...
- Mais où est-elle ? Il y a si longtemps qu'elle a
disparu...
- Elle n' a pas disparu, elle est en vacances, elle va revenir
bientôt.
- Tu es sûre ?
Elle a dit encore d'une très petite voix, une voix
de souris " c'est difficile, tellement difficile de se
souvenir ". Après un moment de silence - j'entendais
sa respiration tout près de moi, irrégulière
- elle s' est redressée :
- Thérèse! Mais oui, bien sûr, ma fille
Thérèse, c'est elle qui veut me mettre à
l'hospice !
Je pensais très fort à ma chambre, là-bas,
de l'autre côté de la ville, à mon balcon
d'où l'on voyait le jet d'eau, la rade et la cathédrale.
Ce que j'aurais voulu y être !
- Pas à l'hospice, dans une maison de retraite, ce
n'est pas la même chose quand même !
Elle ne m' écoutait pas, elle pleurait, le visage dans
ses vieilles mains toutes déformées :
- Toute seule à l'hospice, mais c'est affreux. Pourquoi
ils me font ça ?
Attilio venait de franchir le portail, il s' est installé
sur le banc à côté de moi :
- Pourquoi elle pleure, la nonna ?
Attilio avait vingt-cinq ans. Il était beau et rieur.
Nous nous connaissions peu. Les après-midi où
nous venions, maman et moi, tenir compagnie à tante
Thérèse, il restait en général
dans sa chambre, ou bien il était ailleurs, quelque
part en ville. Si on se rencontrait par hasard, on n'avait
rien à se dire. Mais aujourd'hui, j'étais contente
qu'il soit là, jeune, avec de belles mains lisses,
et ce petit air de se marrer qui agaçait ArIette. Elle
avait hâte qu'il trouve un appartement et qu'il quitte
la villa. Quelquefois, elle l'appelait l'incrusté ou
le pique-assiette. Moi, je pensais qu'elle était vexée
parce qu'il ne faisait pas attention à elle.
- Je suis content que tu sois ici, a dit Attilio, ça
met un peu de gaieté dans cette maison, tu aimes la
musique ?
- Ben, je sais pas, ça dépend quelle musique.
- Le jazz, tu aimes le jazz ?
J'ai fait oui de la tête au hasard, je n'osais pas lui
dire qu'il y avait une chanson que j'adorais, Parlez-moi d'amour,
chantée par Lucienne Boyer, à la maison je l'écoutais
souvent cinq ou six fois de suite.
- Je te jouerai quelques morceaux, tu verras, je suis sûr
que tu aimeras.
Je lui ai demandé pourquoi il me tutoyait, alors qu'on
ne se connaissait presque pas.
Il a ri. Ses dents étaient très blanches, larges
:
- Mais tu es encore une petite fille, et puis vouvoyer c'est
difficile en français. Si tu veux, tu peux aussi me
dire tu.
J'allais lui répondre que non, que je ne le tutoierais
sûrement pas, du moins pas si vite, mais Mamidèle
m'a tirée par le bras :
-Qui est ce monsieur ? Je ne l'ai jamais vu.
Alors, nous nous sommes regardés, Attilio et moi: nous
avons compris que nous partagions le même chagrin, la
même compassion.
Yvette Z'Graggen
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Page créée le 15.01.03
Dernière mise à jour le
15.01.03
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