Balade
Où, de passage à Bagnes, l'on rend un hommage
posthume à Pasquali, avant de suivre Pajak, Nietzsche
et Pavese dans Turin et de redire le nom de Marie en Toscane.
Ami lecteur, ne m'en veuille pas si,
avant de franchir le Grand-Saint-Bernard en compagnie de Frédéric
Pajak et de Fabienne Guillermin, je te fais faire un petit
crochet par Lourtier dans le haut val de Bagnes, quelques
kilomètres au-dessus du Châble. C'est là
qu'est né Adrien Pasquali,
il y a une quarantaine d'années.
J'ai entendu dire qu'il était
né au pied du village dans une baraque accrochée
à la pente, construite pour loger les ouvriers du barrage
de Mauvoisin. Avec la seule aide de son intelligence et de
sa volonté, Pasquali s'est fait lettreux, puis lettré,
puis écrivain. Il y a quelques mois (qui semblent une
éternité!) il publiait chez Zoé un texte
étrange, «Le Pain de silence».
Pour qui a eu l'occasion de pratiquer
le chant d'église, la prière répétitive,
le livre de Pasquali résonne comme les modulations
résignées et monotones des vêpres ou des
complies, mais le narrateur, à la place d'intercéder
auprès de la mère de Dieu, essaie de se défaire
de la sienne: «...et je m'acquittais de toutes les tâches
ménagères et sociales, mon père étant
présent sans être là, ailleurs, dans le
monde impitoyable des adultes avec leurs prévenances
amères, "sans doute n'as-tu jamais été
un enfant", corps souffrant à la place du corps
aimant, devoirs imposés à la place de la découverte
du monde, des choses et des mots, et si plus tard elle en
est venue à pouvoir me dire sans prononcer une seule
syllabe, un seul mot, même très court, quel miracle
cela aurait été, quelle bénédiction
pour contrer la malédiction du silence, si plus tard
"sans doute n'as-tu jamais été un enfant",
tout en conservant sa tête penchée légèrement
dans ma direction, le menton tombant vers l'avant, appuyé
un peu sur l'épaule, et ne me faisant pas face, me
dévisageant de trois quart sans me regarder, comme
naguère nous baissions notre nez, nous avions au moins
ce point commun, dans notre assiette, pleine ou vide, vide
ou pleine, pour ne pas contrarier, contrevenir au silence...»
(p. 19).
La plume pasqualienne court ainsi pendant
122 pages, sans interruption, sans un point, soutenue par
le seul rythme de la complainte existentielle qui, une fois
la distance prise, se transforme en une stridence désespérée,
déchirant hurlement à la mort.
Quelques jours après la parution
de son livre, Adrien Pasquali s'est pendu. C'était
fin mars 1999, une éternité déjà.
N'oublions pas Adrien Pasquali. Il n'est plus là pour
défendre son uvre, mais s'il est un livre récemment
publié dont on peut être certain qu'il renverra
aux générations futures une image vraie de notre
triste condition, c'est bien ce «Pain de silence»,
écho lointain du «Mars» de Fritz Zorn.
Frédéric
Pajak, dessinateur et écrivain lausannois, qui
nous invite franchir le Grand-Saint- Bernard pour aller errer
sous le ciel de Turin en compagnie de Friedrich Nietzsche
et de Cesare Pavese est du même monde que Pasquali.
Mêmes angoisses à fleur de peau, même sensibilité
exacerbée, même fréquentation de la mort.
Son dernier livre, «L'immense
solitude» (PUF) commence d'ailleurs par un dessin en
noir et blanc d'une violence saisissante: un amas de carrosseries
tordues où perce une Citroën DS, avec comme légende:
«Mon père est mort, tué dans un accident
de voiture. Il avait trente-cinq ans. J'en avais neuf.»
(p.13)
Dès les pages suivantes, le
propos de Pajak se précise: Nietzsche avait cinq ans
à la mort de son père (p.16) et Pavese six à
la mort du sien. Puis encore: Nietzsche est devenu fou à
Turin à 44 ans et Pavese s'y est suicidé à
42 ans. Pajak quant à lui avait autour de 40 ans quand
il commença ce livre.
Ces quelques indications désordonnées
permettent de cerner (si tant est qu'il soit cernable!) le
propos de Pajak. A partir de Nietzsche et de Pavese, il rôde
autour de la mort, du suicide, du malheur, du génie,
de la solitude, de Turin... Il tente une analyse (mais le
mot ne convient pas: une enquête? une investigation
philosophico-littéraire?) de faits que C.G. Jung aurait
donnés comme reliés par une synchronicité
acausale et atemporelle.
En écrivant ces lignes, je me
rends compte qu'il est très difficile de parler du
livre de Pajak tant il est à la fois un (entre dessins
et textes, tout s'articule et s'enchaîne à la
perfection) et éclaté (Turin qu'on a peut-être
pas fraîchement dans l'il, Nietzsche le controversé,
Pavese, grand écrivain, certes, mais déjà
oublié, Pajak lui-même, etc.).
Reste le fait que ce livre procure
un grand bonheur de lecture, que l'on finit par aimer les
pifs infinis des personnage et qu'au fur et à mesure
que l'on progresse on se rend compte que c'est un bon siècle
d'aventures de l'esprit humain que Pajak, sa plume et son
crayon nous mettent sous le nez.
Vers la fin de son bel essai, Frédéric
Pajak confronte une peinture de Jackson Pollock (mort à
44 ans dans un accident de voiture...) et un manuscrit de
Nietzsche. La comparaison est frappante. Est-elle pour autant
convaincante? Je n'en suis pas sûr tant ce genre d'exercice
est en fin de compte gratuit.
Ainsi, Fabienne
Guillermin est encore plus hardie que Pajak: elle ne
craint de sauter ni les siècles, ni les océans,
ni les cultures. La découverte, dans un couvent toscan,
de peintures de Fra Angelico la porte à l'extase: «Fra
Angelico, c'était sûr, avait dû peindre
ces motifs avec son propre sang. Dans ces lieux arrachés
à la lumière, dans l'espace clos des cellules,
dans ces îlots de résistance et de ferveur, entre
les grilles et derrière le bois lourd, d'autres peintures
me tourmentaient et ébranlaient ma construction de
l'histoire. Comme ces marbres peints, faits de coulures et
de taches qui ressemblent étrangement aux "drippings"
de Jackson Pollock, réalisés cinq siècles
plus tard, avec toute la force du corps et du geste. Sûrement
que Fra Angelico n'avait pas vu ce qu'il peignait avec les
yeux de son temps, avec ce recul du virtuose.» (p.19)
Avec ce premier livre «Redire
son nom» (Ed. de l'Aire), Fabienne Guillermin réussit
un fort joli coup. Elle a du style, de la classe, de la tenue.
Son récit, à la construction complexe, est bien
mené et le lecteur prend un vrai plaisir à suivre
la vie et les états d'âme d'un quatuor formé
fortuitement dans les collines de Toscane. Il y a une femme,
Marie, réfugiée victime d'une guerre pas très
lointaine, un couple de faux paysans venus du nord du pays
et la narratrice qui est elle
carrément citadine. Il y a les conversations et l'incommunicabilité.
Autant l'univers de Pajak est éclaté,
autant celui de Guillermin est resserré, au point qu'il
pourrait tenir dans une de ces cheminées où
l'âtre, flanqué de deux banquettes, invite sans
cesse à refaire le monde et l'histoire des hommes.
C'est dans la Toscane de cette jeune
Genevoise que j'interromps ma balade, même s'il y aurait
encore d'autres livres à signaler, dont un superbe
recueil de nouvelles baroques, «Le salon ovale»,
de Corinna Bille réédité chez Empreintes.
Une impression dominante me reste de
cette longue promenade: à de rares exceptions près,
nos écrivains sont désespérés,
leurs uvres sont tristes. Je sais que la tristesse n'est
pas une catégorie littéraire, mais à
l'aube du troisième millénaire, cela ne peut
que nous questionner. Comme si le «Soft Goulag»
dont Yves Velan dénonçait l'apparition il y
a un quart de siècle nous avait peu à peu phagocytés,
réduisant notre richesse matérielle à
une immense misère morale
GERARD DELALOYE
«Le Pain de silence», d'Adrien
Pasquali, Editions Zoé, Genève, 122 pages.
«L'immense solitude, avec Friedrich Nietzsche et Cesare
pavese, orphelins sous le ciel de Turin», de Frédéric
Pajak, PUF, Paris, 332 Pages et 280 dessins.
«Redire son nom», de Fabienne Guillermin, Editions
de l'Aire, Vevey, 117 pages.
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Page créée le 11.05.00
Dernière mise à jour le 20.06.02
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