Balade
Dans ma «Balade à travers les nouveautés
de la littérature romande», je me suis arrêté
sur le dernier livre de Maurice Chappaz. Le poète s'y
montre sans complaisance dans l'effort de mémoire.
Emmené de Genève aux
crêtes du Jura puis à Fribourg par ma balade
dans les dernières parutions littéraires romandes,
je n'ai curieusement trouvé aucune raison de m'arrêter
à Lausanne.
«Ce sera pour une prochaine fois»,
me suis-je dit en prenant, l'âme légère,
la route du Valais, ce Valais de Maurice Chappaz qui se confond
souvent avec celui que j'aime. Même dans l'approche:
comme lui, «je n'ai jamais pu lire le journal entre
Pully et Vevey» tant l'appel de l'eau et de la montagne
y est fort.
Chappaz vit dans ce val de Bagnes que
la force d'attraction de Verbier protège en quelque
sorte des grands flux touristiques. Juste après l'entrée
dans Le Chable, les foules sont aspirées vers la station,
alors qu'il suffit de prendre à droite, par le vieux
pont sur la Dranse, pour entrer dans le vrai pays bagnard.
La première maison après le pont, une maison
forte aux murs conçus pour résister aux avalanches
comme aux jacqueries, est la demeure du poète.
On l'appelle l'Abbaye. Elle doit son
nom aux temps désormais lointains où les abbés
de Saint-Maurice étaient seigneurs du lieu. Chaque
fois que je passe par là, j'ai envie de m'arrêter,
d'aller frapper à la porte et de demander à
Chappaz quelle impression cela lui fait à lui, le poète
peu prophète en son pays, d'habiter une maison abbatiale.
Surtout si l'on prend en compte le fait que la maison mère,
celle de la plaine et de la cluse, celle des chanoines professeurs,
a marqué si fort sa vie quand il y fut collégien.
Saint-Maurice. Le vieux Chappaz plus
qu'octogénaire y fait un retour remarquable en publiant
ce magnifique «Partir à vingt ans» dans
lequel lui, l'ancien des années 30, dialogue avec les
étudiants de la fin des années 90.
Choqué par le récent
rappel de réalités que la bonne conscience d'une
Mob réussie avait refoulées, il empoigne courageusement
ses jeunes années pour tenter moins d'y voir clair
(son il a toujours été vif!) que d'éclairer
les jeunes.
Il s'y montre sans complaisance dans
l'effort de mémoire, tentant de tracer la limite entre
le su et le non su, entre la rumeur et le fait: «J'essaie
de redonner littéralement le tintement. Le son de cette
époque. Les archives vous souffleront notes et chiffres,
je vous transmets une bribe de souffle.» (p.98)
Ce souffle, cette bribe de souffle
ne va pas c'est singulier et très heureux
dans le sens de celui des anciens qui aujourd'hui s'époumonent
dans le sillage du professeur Lambelet à crier que
non, la Suisse n'a rien à se reprocher, que oui, la
Suisse a pratiqué la seule des politiques possibles.
Qu'il s'agisse de l'or nazi, des réfugiés,
de l'antisémitisme, Chappaz affronte bravement, en
homme et en citoyen, un passé qui ne lui a pas toujours
paru aussi lourd à porter.
Ainsi, dans son «Portrait des
Valaisans en légende et en vérité»
publié en 1965, les quelques allusions qu'il fait au
«militaire» relèvent de la gaudriole. «La
mobilisation m'apparaît presque comme une fête
populaire», écrivait (p.59) le Chappaz de l'époque,
apportant ainsi sa pierre à l'immense bunker patriotico-mensonger
que le pays se construisait depuis 1945 - et qu'il ne cessa
de construire qu'au lendemain de l'électro-choc créé
par l'initiative «Pour une Suisse sans armée»
en 1989, en concomitance avec l'implosion de l'URSS.
Et sa jeunesse, comment le Chappaz
de 1965 voyait-il la Mob de sa jeunesse? «Je me souviens
de mes soldats quand j'étais lieutenant. Je m'en souviens
avec fantaisie et avec nostalgie. Nous occupions un poste
à cheval sur les contours d'une route. Nous tenions
la neige, les nuages, le vent d'un important col frontière.
Nous nous prélassions au soleil et nous chassions le
chamois.»
Aujourd'hui, avec un recul supplémentaire
de 35 ans, le ton diffère: «Où ai-je donc
dévisagé le crime? Je fus chef de poste, deux
ou trois semaines au début d'octobre 1943, au col du
Grand-Saint-Bernard. J'ai fait connaissance avec les «ordres
de police», petits papiers envoyés par des bureaux,
instructions non signées, sans aval d'une hiérarchie
militaire précise, variant de
trois jours en trois jours, parfaitement aberrantes: ainsi
l'âge qui permettait d'être admissible à
d'éventuels réfugiés passait de 16 à
15 ans, puis revenait à 16 au plus et de 55 à
60 ans au moins. (...) L'inhumanité m'a paru conjuguée
avec l'illégalité.»
Qu'elle soit d'écrivain ou de
simple pékin, la mémoire est, nous le voyons,
très sélective. Mais sur le commun des mortels,
l'écrivain a l'immense avantage d'avoir semé
des écrits. Et Chappaz n'a pas fait que flirter avec
le régionalisme pernicieux du jeune éditeur
Bertil Galland, inventeur de la formule des «Portrait
des ...».
En effet, au lendemain de la guerre,
il a, entre autres, composé un poème dont la
force justifie à elle seule une vie de poète.
Il s'appelle «Complainte des Chrétiens qui tuèrent
le Christ au Col de Collon».
Réédité
aujourd'hui, ce poème dit ceci: «Soldat dans
l'autre guerre/ Je fus témoin d'un crime/ Comme il
y en eut mille/ Qui ne comptent plus guère/ (...) J'ai
vu dans la jumelle/ L'Homme à l'étoile jaune/
Qui demandait l'aumône/ Sa femme dans son ombre (...)
C'est la loi du refus/ Je vois en habits neufs/ Sans cur
Sarah Jacob/ Qui remontent vers le col...» (p.185 sq.)
C'est une histoire vécue par un ami de Chappaz qui,
en poste au col de Collon, assista au renvoi d'un couple de
Juifs et en porta à jamais la blessure.
GERARD DELALOYE
«Partir à vingt ans»,
de Maurice Chappaz,
préface de Jean Starobinski, Ed. La Joie de Lire, Genève,
220 pages
A consulter aussi, l'exposition en ligne consacrée
à Maurice Chappaz par les Archives littéraires
suisses.
Avec l'aimable autorisation de www.largeur.com
Page créée le 11.05.00
Dernière mise à jour le 20.06.02
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