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L'avenir de l'enseignement des langues en Suisse

 


Pour un nouveau passeport suisse !

Le principe paraissait clair jusqu'à la fin du XXe siècle : lors de leur scolarité obligatoire, tous les élèves suisses devaient entamer l'apprentissage d'une deuxième langue nationale avant de suivre des cours d'anglais. Ce principe concordait d'ailleurs avec les recommandations du Conseil de l'Europe sur l'apprentissage des langues voisines. Son application donnait aux Suisses un avantage considérable sur la plupart des citoyens des pays à une seule langue nationale : en quittant l'école, ces derniers n'avaient, en général, appris que deux langues, leur langue nationale et l'anglais; tandis que les jeunes Suisses avaient acquis les bases pour comprendre, parler et écrire au minimum trois langues.

Or, c'est au moment-même où les autres pays européens font de grands efforts pour rejoindre le niveau suisse qu'une majorité de cantons alémaniques affaiblit le trilinguisme en introduisant l'anglais dit "précoce" dès la troisième primaire. Certes, les responsables politiques rappellent qu'ils défendront un enseignement de qualité de la deuxième langue nationale à partir de la cinquième année scolaire. mais en observant de près le débat, on se rend compte qu'il ne sera guère facile de tenir ces belles promesses.

Il suffit pour s'en convaincre de considérer les prises de position publiques des défenseurs de l'anglais précoce qui, contrairement aux responsables politiques, ne se sentent pas tenus de respecter la cohésion nationale. C'est ainsi que des écoles privées bernoises (donc situées dans un canton qui maintient la priorité de la deuxième langue nationale) annoncent clairement la couleur sur un site internet en titrant : Parler avec le monde ou avec les Welsches ? Dans l'article, on peut lire par exemple : "Pourquoi le français et non pas l'anglais ? Actuellement l'anglais est la première langue mondiale. Une grande partie de la population mondiale apprend l'anglais. Si on ne sait pas l'espagnol en allant en Espagne, on y parle l'anglais. L'anglais est la langue de l'informatique. L'informatique, c'est l'avenir. La plupart des sites internet sont en anglais." C'est à cette mentalité qu'ont cédé la majorité des cantons alémaniques, entraînés par M. Ernst Buschor, Directeur du Département de l'instruction publique du Canton de Zurich. Et quoi qu'ils en disent eux-mêmes, leur décision de favoriser l'enseignement précoce de l'anglais va diminuer tant la motivation que l'aptitude des élèves alémaniques à apprendre le français.

C'est également l'avis d'experts étrangers. Le professeur Hans-Jürgen Krumm, de l'université de Vienne, par exemple, explique qu'un enfant qui apprend l'anglais comme première langue étrangère en retire l'impression trompeuse de pouvoir se passer d'autres langues étrangères. Si, en revanche, un enfant se familiarise tôt avec une langue située "à une grand distance typologique de sa langue maternelle", comme c'est le cas du français par rapport à l'allemand, il développe la compétence et la motivation pour apprendre plus facilement d'autres langues plus tard.

Un autre argument des partisans de l'anglais précoce s'appuie sur des comparaisons entre différents Bundesländer allemands, où l'on constate que le niveau des élèves ayant appris l'anglais après le français est le même que de ceux ayant appris l'anglais comme première langue étrangère. M. Buschor prétend donc que les cantons alémaniques ayant opté pour l'anglais précoce pourront arriver au même résultat avec le français, c'est-à-dire qu'à la fin de la scolarité obligatoire leurs élèves atteindront le même niveau que ceux des cantons ayant maintenu l'enseignement précoce d'une deuxième langue nationale.

Pourtant, compte tenu de la renommée de l'anglais comme seule et unique langue mondiale (Weltsprache), on peut légitimement en douter. Avant même de savoir prononcer un seul mot en anglais, les élèves alémaniques fréquentant les cours d'anglais précoce auront intégré deux idées qui détermineront leur biographie langagière : primo. que l'anglais est plus important que le français ou l'italien; et secundo qu'apprendre cette langue passe-partout, c'est plus marrant que de s'efforcer de comprendre et de parler des langues aux sonorités moins familières.

Si l'on fait remarquer à M. Buschor et à ceux qui l'ont suivi que la plus grande "motivation" des élèves et de leurs parents pour l'anglais précoce n'est pas une raison suffisante pour abandonner le Concept général pour l'enseignement de langues adopté par eux-mêmes en 1998, ils invoquent un autre souci, en opposant l'objectif de la cohésion sociale à celui de la cohésion nationale. M. Buschor rappelle le battage des écoles privées pour leurs cours d'anglais, proposés dès le degré primaire, et prétend que leur propagation va "clairement au désavantage des revenus les plus modestes". Il craint donc d'être confronté "à une formation à deux vitesses, à un fossé entre milieux économiquement favorisés et défavorisés."

Il oublie de dire que dans la ville de Zurich, la proportion d'élèves placés en école privée a diminué de 5% entre 1989 et 1999, et que les quelques parents aisés qui parviennent à payer des cours privés d'anglais y envoient leurs enfants dès l'âge de quatre ans. Le fossé qu'il dit vouloir éviter sera donc déjà bel et bien creusé pour les élèves qui aborderont l'anglais en troisièmes primaire de l'école publique. Avec l'introduction de l'anglais à cet âge, les élèves issus de milieux modestes seront donc défavorisés par rapport à ceux qui auront suivi des cours depuis quatre ou cinq ans. Si, en revanche, les cours d'anglais commencent en cinquième, les élèves n'ont plus besoin de cours privés pour avoir bénéficié d'un premier contact avec l'anglais : ils auront tous eu - aussi et surtout ceux issus de couche moins favorisées - un "inbedding" spontané, de par la musique qu'il écoutent.

Mais face à M. Buschor et ses pairs on a beau avancer les arguments les mieux fondés, ceux du bon sens politique suisse (et européen) comme ceux des experts pour la didactique des langues étrangères: ils n'en ont cure, et bousculent le paysage scolaire suisse en s'appuyant simplement sur le plus grand nombre des habitants et sur le poids économique de leurs cantons. Ce faisant, ils laissent en outre les cantons bilingues et/ou traditionnellement proches de la francophonie défendre seuls la priorité de la deuxième langue nationale, et entravent ainsi l'harmonisation nécessaire des systèmes scolaires et la mobilité de la population.

Quand on leur rappelle ces conséquences néfastes de leurs décisions, ces soi-disant progressistes invoquent l'ancestrale autonomie cantonale en matière scolaire, et crient d'effroi devant le spectre du bailli fédéral des écoles. Ils rappellent ainsi une barrière infranchissable de la politique scolaire nationale. Leurs adversaires doivent en effet se résigner au fait qu'en Suisse, dès que l'on essaie d'unifier les cantons en ce qui concerne les voies de formation scolaire, on se heurte tôt ou tard à leur souveraineté. Si Zurich et une majorité de cantons alémaniques refusent de suivre les recommandations fédérales sur l'enseignement précoce d'une langue nationale, personne ne peut les obliger à revenir sur leur décision.

Il y a, certes, la nouvelle loi sur les langues, actuellement en cours d'élaboration. Elle devra tenir compte de l'article 70 de la nouvelle constitution, stipulant que "la Confédération et les Cantons encouragent la compréhension e les échanges entre les communautés linguistiques". Certains politiciens fédéraux espèrent pouvoir utiliser cette loi comme levier pour imposer aux cantons le choix d'une langue nationale pour l'enseignement précoce. Mais c'est précisément sur ce point que le groupe de travail responsable de l'avant-projet de la nouvelle loi n'a pas réussi à trouver un accord.

Il vaut donc mieux renoncer à combattre sur ce front. Mais il y a d'autres moyens de rappeler l'importance des langues nationales dans les écoles et d'en assurer un certain niveau d'enseignement et d'apprentissage. D'autres domaines de la formation montrent que si on ne peut pas imposer les mêmes voies d'acquisition à tous les cantons, on peut leur faire adopter les mêmes objectifs, ainsi que des mesures de contrôle pour assurer qu'ils soient atteints. C'est d'ailleurs justement sur les objectifs de l'enseignement des langues que le groupe de travail précité a réussi à se mettre d'accord. C'est par ce biais-là que l'on pourra se donner les moyens d'assurer le maintien, voir l'amélioration du niveau atteint par les élèves dans la deuxième langue nationale. Pour l'année 2001, déclarée année européenne des langues par le Conseil de l'Europe, ce dernier a lancé le Portfolio européen des langues : un document très précieux, qui permet à chaque adultes dès l'âge de 16 ans de se documenter et de s'auto-évaluer sur ses connaissances linguistiques. Cet instrument mérite d'être distribué très largement aux jeunes Suisses en cours de formation.

Mais pour pouvoir comparer de manière objective l'état des connaissances de la deuxième langue nationale dans les différents cantons, il faudrait introduire également un certificat unique pour tous les jeunes d'une même région linguistique. On pourrait soit adopter, soit prendre pour exemple les certificats déjà existants en France et en Allemagne : pour le français, le DELF et le DALF, Diplôme d'Etudes en Langue Française et Diplôme Approfondi de Langue Française ; pour l'allemand, le ZD, Zertifikat Deutsch qui se fait également à plusieurs niveaux. Les préparations et les examens pour atteindre ces certificats pourraient être promus et surveillés par le nouveau Centre de compétences linguistiques suisse qui sera créé en application du nouvel article constitutionnel et de la nouvelle loi sur les langues. C'est en introduisant ce certificat que l'on pourra vraiment vérifier les promesses de M. Buschor et de ses suiveurs sur le maintien du niveau des connaissances de la deuxième langue nationale dans les cantons favorisant l'anglais précoce. L'introduction de ce certificat aurait donc trois conséquences bénéfiques : elle permettrait de réaffirmer concrètement l'unité de tous les cantons sur la volonté de sauvegarder des connaissances de la deuxième langue nationale; elle laisserait en même temps aux cantons l'entière liberté dans le choix des voies pour assurer cette sauvegarde; enfin, elle leur imposerait un instrument pour mesurer l'efficacité de leur choix.

Bien entendu, l'instauration d'un certificat ne suffit pas à promouvoir l'apprentissage d'une deuxième langue nationale. Il faudra y ajouter les autres mesures prévues dans l'élaboration de la nouvelle loi sur les langues : renforcement de la formation des professeurs de langues à tous les niveaux, renforcement des échanges culturels entre les régions linguistiques. Je dis bien : échange culturel et pas seulement linguistique. Pour le moment, la politique des échanges est trop limitée à l'aspect purement linguistique. Il faut bien voir que pour les jeunes, l'envie d'apprendre la langue de leurs voisins suisses passe aussi par la fréquentation de concerts rock, de spectacles de théâtre, de danse (même si l'on n'y parle pas), de manifestations cinématographiques, etc.

Il faudrait donc des subsides accrus pour favoriser la circulation des créateurs en tout genre entre les régions linguistiques. Il n'est pas normal que des troupes de théâtre romandes reçoivent aujourd'hui plus facilement des subsides pour une tournée, disons, en Pologne, que pour présenter leur travail dans les principales villes de Suisse alémanique. L'engouement des jeunes alémaniques pour l'anglais est dû à une prépondérance de cette langue dans tous les domaines culturels- ce qui dépend de questions d'argent liées au marketing de la culture, et nullement de considérations liées à la qualité artistique. Une politique visant à faciliter les échanges entre les régions linguistiques doit en tenir compte.

Le débat autour de la nouvelle loi sur les langues doit inclure tous ces aspects. L'instauration du nouveau Centre de compétences linguistiques suisse également. Quand à savoir à quelle université ce centre devra être affecté, il me semble que les cantons universitaires ayant opté pour l'anglais précoce se sont retirés de la course avant même qu'elle n'ait commencé. Mais passons outre cette querelle. Si à l'aide de ce nouveau centre nous réussissons à créer le certificat pour la deuxième langue nationale décrit ci-dessus, le Portfolio européen des langues gagnera une signification particulière pour tous les jeunes Suisses. Car il contient, entre autres, le Passeport de langues, dans lequel sont enregistrés les certificats des langues acquis. Les Suisses se distingueraient alors à l'avenir par le fait que leur Passeport de langues contiendrait un certificat pour une langue autre que l'anglais. En avant pour ce nouveau passeport suisse, qui facilitera l'activité des citoyens de ce pays dans le monde entier !

Daniel Rothenbühler

Extrait du Bulletin thématique N°2/ L'avenir de l'enseignement des langues en Suisse /Zukunft des Sprachenunterrichts in der Schweiz/ Forum Helveticum

 

Page créée le 20.06.02
Dernière mise à jour le 20.06.02

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