Deux grandes dames de la littérature
alémanique, Helen Meier et Laure Wyss, viennent de
publier à quelques semaines d'intervalle un recueil
de textes brefs, variés et percutants sur le même
sujet délicat, celui du vieillissement et de la mort.
L'une, Laure Wyss, est née à Bienne en 1913,
mais n'a publié son premier livre qu'en 1978; l'autre,
Helen Meier, est née à Mels (SG) en 1929 et
son premier recueil de nouvelles date de 1984... Avant de
se consacrer pleinement à l'écriture, toutes
deux ont fait don à la communauté de leur énergie
et de leur caractère bien trempé au sein d'une
profession exigeante. Tandis que Helen Meier enseignait à
des enfants retardés, Laure Wyss pratiquait avec ardeur
le journalisme engagé. Chacune à sa manière,
elles se sont battues durant des années pour les défavorisés.
Ce printemps, deux recueils de petits textes incisifs sont
venus côtoyer sur les tables des libraires les innombrables
ouvrages traitant de l'enfance, de la jeunesse ou des années
"actives" de l'être humain. Deux femmes âgées
y abordent l'étape qu'elles traversent. Un fait rare?
Non, mais une réelle aubaine, car le troisième
âge, quand on en parle dans ce pays, c'est généralement
pour se plaindre du fardeau qu'il représente pour la
société et ceci dans un langage assez peu littéraire...
Laure Wyss
Dans Schuhwerk im Kopf,
Laure Wyss a réuni divers textes écrits pour
la radio, pour un hebdomadaire ou une anthologie. Ils ne sont
donc plus tout à fait nouveaux pour tout le monde,
et pourtant, présentés ainsi, ils offrent un
bon aperçu des différents types d'écriture
qu'a pratiqués Laure Wyss jusqu'ici, ainsi que de sa
vision de la vieillesse.
Les neuf premiers textes ne dépassent guère
les trois pages et s'adressent directement à un interlocuteur
dans une langue franche et sans détours. Les premières
lignes du recueil suffisent d'ailleurs à annoncer clairement
la couleur de la vingtaine de pages qui suivront :
"Je suis vieille à présent. [
] Je
suis aussi vieille que je veux bien l'être, et à
présent, il se trouve que je veux être vieille."
Vieille, peut-être, mais faut-il qu'on la classe toujours
dans la catégorie des inutiles qu'il s'agit désormais
de supporter financièrement et de supporter tout court?!
Et tout ce qu'elle fait désormais doit-il toujours
être mesuré à cette aune-là?! Agacée,
Laure Wyss sait encore se faire provocatrice et envoyer quelques
pointes bien senties à qui de droit... L'image, par
exemple, qui lui vient à l'esprit lorsqu'elle songe
à cette fameuse catégorie? Une horde de lemmings
qui, lors de grandes migrations, se jette dans la mer depuis
une falaise à la suite de son meneur: "L'autodestruction
grande classe" s'exclame-t-elle!
Abordant des sujets attendus comme les EMS, les professions
du social et leur cortège d'employés jargonnants,
ou encore les contraintes qu'impose un corps vieillissant,
Laure Wyss parvient pourtant à éviter les pièges
tendus par le thème choisi: pas d'auto-apitoiement
ni de caricature superficielle, et pas de conseils non plus
sur la façon de bien vieillir. Non, ce que l'on retient
de ces petites colonnes journalistiques, et plus encore des
trois textes plus longs qui les suivent, c'est une volonté
indestructible de continuer à agir sur sa propre vie
et de vivre chacune des étapes de cette vie dans toute
sa richesse. La vieillesse, dans Schuhwerk
im Kopf, c'est prendre le temps de mourir, comme la
mère de Borges, parce qu'il s'agit d'une étape
importante. C'est l'occasion offerte à tout être
humain de découvrir enfin ce qui le constitue et d'en
faire encore quelque chose. Et c'est encore la résistance
silencieuse, pareille à celle du Bartleby de Melville...
Borges, Melville ou Ciceron, Laure Wyss s'est trouvé
des alliés de taille pour l'aider à conférer
un sens à ces années. Et pourtant, comme elle
le décrit dans le poignant récit autobiographique
qui clôt son recueil, la vieillesse peut-être
aussi l'expérience de la solitude absolue et traumatisante
vécue dans une situation de détresse, l'expérience
de la non-assistance des autres humains alors que l'on dépend
d'eux désormais. Et puis c'est, inévitablement,
la séparation vécue au quotidien, les êtres
chers qui s'éteignent autour de vous et le vide qu'ils
laissent derrière eux.
C'est donc loin des vaines théories ou des conseils
rébarbatifs, en toute simplicité et dans un
style forgé par un demi-siècle d'écriture
journalistique, que Laure Wyss partage avec ses lecteurs une
expérience unique par définition, afin de leur
faire entrevoir la réalité qui se cache derrière
des étiquettes rassurantes, certes, mais simplificatrices.
Helen Meier
Liebe Stimme de Helen
Meier, c'est évidemment une écriture très
différente, bien que l'on y retrouve la lucidité
et le franc-parler qui réjouissent tant chez Laure
Wyss. Ce qui surprend davantage, c'est que c'est aussi une
écriture différente à l'intérieur
même de l'uvre de Helen Meier. On connaissait
le flot puissant et tourbillonnant de ses récits, leurs
détours enjoués et leur violence parfois, et
voilà que dans ce recueil, Helen Meier nous sert un
lot d'histoires brèves, voire très brèves,
contenues et maîtrisées pour la plupart d'entre
elles (les plus réussies, sans aucun doute) et ménageant
leurs effets avec un savoir-faire digne des meilleurs romans
policiers
Le sujet central du recueil, lui, n'est pas nouveau pour
l'auteur. Depuis 1989 et son roman Lebenleben,
l'histoire d'une famille rapportée par une narratrice
vieillissante, l'amour et la mort marchent côte à
côte chez Helen Meier et ne se quittent plus guère.
Dans Liebe Stimme, un troisième
élément vient toutefois se greffer sur le fameux
couple rouge et noir: le spectre de la séparation.
Provisoire parfois, souvent définitive, elle hante
tout le recueil et lui confère une aura de mélancolie
qui peut surprendre ceux des lecteurs de Helen Meier qui l'aiment
surtout pour sa férocité.
Mais que l'on se rassure. Dans ce recueil, l'inventivité
et la verve de l'auteur ne sont pas en reste. On s'y procure
le manuel du parfait empoisonneur pour se défaire des
êtres encombrants, les morts mangent à table
et se voient recouverts de quelques bandelettes supplémentaires
chaque fois qu'ils menacent de s'affaisser ou que leur puanteur
se fait insupportable, et les vieilles solitaires, quel que
soit leur âge, osent après toutes ces années
s'offrir une amourette sans lendemain, monter sur une scène
de théâtre ou quitter enfin leur misérable
petit appartement pour une résidence qui les ruinera
définitivement
C'est précisément ce qui fait l'intérêt
principal de ce recueil: ces moments clé dans l'existence
d'un être où les circonstances extérieures
et l'état intérieur font qu'il décide
soudain de jeter par-dessus bord principes et raison et ne
laisse parler que son être profond.
Si les textes de Helen Meier semblent plus littéraires
et plus inventifs que ceux de Laure Wyss, ils ne sont peut-être
pas aussi éloignés de ceux de
Schuhwerk im Kopf qu'on pourrait le penser de prime
abord. La résistance, l'émancipation, la lutte
pour l'autonomie traversent les deux ouvrages et proposent
une vision de la vie et de ses étapes qui découle
certainement pour une bonne part du parcours somme toute assez
proche de ces deux auteurs assignées au repos.
PATRICIA ZURCHER
Helen Meier, Liebe Stimme, Ammann Verlag,
Zurich, 2000
Laure Wyss, Schuhwerk im Kopf, Limmat Verlag, Zurich, 2000
Page créée le 11.05.00
Dernière mise à jour le 20.06.02
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