Bernhard Altermatt
Bernhard Altermatt, né en 1977, a accompli des études en histoire et en sciences politiques à L'Université de Fribourg, avec des séjours à Berne et Bruxelles. Il prépare actuellement une thèse de doctorat sur les politiques du multilinguisme en Suisse, En Belgique et en Roumanie. En 2003, il avait publié auprès de l'Université de Fribourg un travail de recherche pointu, La politique du bilinguisme dans le canton de Fribourg/Freiburg (1945-2000), présenté au bas de cette page.
Engagés comme nous le sommes dans l'échange culturel et la circulation des textes et des idées par-delà les frontières linguistiques, nous avons voulu sortir du cadre littéraire pour interroger Bernhard Altermatt sur son livre, et plus généralement sur le plurilinguisme et le pluriculturalisme de la Suisse.
Entretien avec Bernhard Altermatt, par Francesco Biamonte
Votre livre La Politique du bilinguisme dans le canton de Fribourg/Freiburg (1945-2000) a d'abord été présenté dans le contexte académique sous le titre "D'un bilinguisme discriminant à un bilinguisme positif". Pouvez-vous commenter ces termes?
Le titre original de mon étude part de l'idée-clé de la "réalité du bilinguisme" (réalité historique, contemporaine, sociale, communautaire, politique etc.). Les jugements portées sur cette réalité bilingue et mes conclusions répondent aux questions: comment Fribourg et, partant, la Suisse, la Belgique vivent-ils ce multilinguisme ? Comment la manière de gérer cette réalité change-t-elle au cours de l'histoire ?
De la tentative de répondre à ces questions a découlé la vision du passage d'une situation "discriminante" (envers les minorités linguistiques) à une situation "positive", où le bilinguisme et le pluralisme culturel sont pris en compte plus équitablement et de manière plus bénéfique. Il est important de souligner que ce manque d'égard pour les minorités était une réalité indéniable il y a 50 ans seulement. Il faut également mettre en évidence, et c'est peut-être un message plus important encore, que l'évolution vers le respect actuel de la diversité linguistique n'a pris qu'un demi-siècle. On peut donc faire beaucoup en peu de temps, avec de la bonne volonté et des actions conséquentes.
Ce premier titre suggère-t-il un a priori de votre part, une conviction quant à la valeur du bilinguisme précédant cette étude?
Il est évident que l'identification du bilinguisme fribourgeois comme une réalité implique une forte sympathie pour cette réalité. L'acceptation d'une réalité (qu'elle soit positive ou négative) est souvent le premier pas vers une meilleure compréhension et une gestion plus lucide d'une situation particulière. En décrivant le pluralisme linguistique comme réalité évoluante, j'essaye effectivement de contribuer à un débat serein sur la "question des langues". Ceci est d'autant plus vrai que mon étude a été conduite avec toute la rigueur scientifique de l'historiographie moderne. Cette objectivité méthodologique ne peut et ne doit, par contre, jamais effacer complètement les convictions personnelles du chercheur-historien ou l'éthique qui sous-tend son point de vue.
Une rencontre prolongée avec des habitants de la ville meurtrie de Sarajevo, mes études universitaires sur la diversité culturelle de l'Europe, et la vie quotidienne en tant qu'habitant d'une ville et d'un pays multilingues m'ont appris une chose: le pluralisme culturel et linguistique est d'une richesse inestimable, mais également d'une fragilité prodigieuse. La multiculturalité et le plurilinguisme d'une société sont des trésors précieux qu'il faut protéger avec la plus grande détermination contre les menaces du discours ethnocentriste et contre l'influence de la pensée monoculturelle, respectivement monolingue. Ces derniers ne correspondent tout simplement pas à la réalité telle qu'elle se présente.
Dans votre avant-propos, vous citez un voyage marquant à Sarajevo: le contact avec un univers traumatisé par un conflit terrible vous a manifestement confirmé dans votre désir de valoriser les solutions politiques constructives pour la coexistence de communautés différentes. Tout en vous comprenant très bien, on peut se demander dans quelle mesure le rapprochement est pertinent: le problème linguistique n'a pas été décisif dans le cas de l'ex-yougoslavie (où alors comme facteur unificateur de courte durée historique, dans la mesure où la langue commune a facilité la construction d'un Etat pluri-ethnique (mais monolingue). Pouvez-vous préciser votre sentiment sur la question yougoslave, ce qu'elle a signifié pour vous en rapport avec votre intérêt pour le multiculturalisme suisse?
Je reviens ici à ce que je viens de dire: s'il est vrai qu'une société et une collectivité peuvent arriver trè¨s rapidement à une situation de respect du plurilinguisme, elles peuvent sombrer tout aussi vite dans la haine et les conflits intercommunautaires. Il est de notre devoir de citoyens et d'habitants de ce monde de veiller à la première et de prévenir la seconde variante, dans tous les débats publics sur les questions qui touchent le domaine du plurilinguisme. Il y a donc une position morale très claire et une conviction éthique profonde qui sous-tendent mon activité de chercheur.
Le rapprochement de la situation helvétique avec la Bosnie-Herzégovine porte effectivement cette préoccupation à un niveau plus haut, en passant de la "simple" thématique linguistique à celle, plus vaste, de la culture et de la multiculturalité. Il est universellement admis que les langues sont porteuses de culture, tout comme le sont les religions. En Yougoslavie ce furent la transition difficile d'un régime communiste vers la démocratie libérale, les différences économiques entre régions, l'enchevêtrement multiculturel, la diversité religieuse, l'idéologie monoéthnique et l'action d'extrémistes politiques qui ont déclenché une des plus grandes tragédies européennes du siècle passé.
Bien que la différence linguistique n'était pas à la base des conflits, les langues ont immédiatement été instrumentalisées par les élites "nationalistes" des Etats-successeurs de la Yougoslavie dans leur effort de se différencier et de se distinguer des voisins. A l'époque de la soi-disant mondialisation, ceci mena à l'absurdité - à première vue - de la création de nouveaux idiomes (le serbe, le croate, le macédonien, le bosniaque) à partir d'une langue unique (l'ancien serbo-croate). Cette dernière comportait des variantes à coloration locale avant la guerre et elle était écrite dans plusieurs alphabètes (latin et cyrillique), mais les distinctions, lexicales par exemple, ont véritablement pris leur essor après la constitution des états respectifs seulement.
Bien moins tragique, mais néanmoins tendu, l'exemple de la Belgique apparaît parfois en filigrane dans votre livre, et il est au centre de vos recherches actuelles. Vue de loin, la Belgique semble avoir renoncé dans une large mesure à favoriser l'échange entre communautés linguistiques. Que dit le cas belge à la Suisse?
La vision prédominante est souvent que la Suisse est la Belgique n'ont que peu en commun en tant que pays plurilingues. Le cas belge est souvent cité (même au Plat-Pays) comme échec de la politique du plurilinguisme, comme exemple à ne pas suivre, et comme anti-thèse à la Confédération helvétique. Cette dernière est perçue généralement (y compris en Suisse) comme un modèle de succès, en bref, le petit paradis du plurilinguisme et du respects des minorités culturelles. Bien sûr, cette vision est flatteuse et, combinée à l'image du "Sonderfall" (" le cas unique ", ou " l'exception ") helvétique, elle se prête très bien aux discours patriotiques - dont la mise en uvre concrète se fait attendre. Mais cet encensement suisse ne correspond pas plus à la réalité que l'auto-flagellation belge.
En effet, les deux pays pratiquent des modèles de la coexistence plurilingue qui se ressemblent beaucoup : en Suisse comme en Belgique contemporaine, la structure fédérale de l'Etat permet la gestion pacifique de la diversité linguistique et culturelle. Augmenté de mécanismes de représentation proportionnelle au niveau national, le fédéralisme donne une autonomie considérable aux entités constitutives des deux pays : les cantons en Suisse, les communautés et régions en Belgique. Le revers de la médaille est dans les deux cas une situation de désintérêt relatif et d'ignorance mutuelle entre groupes et régions linguistiques.
Les politiques linguistiques suisse et belge concordent également dans la très mauvaise protection des minorités locales le long des "frontières" linguistiques. Paradoxalement, le respect des minorités autochtones est très peu développé dans les zones mixtes aux limites des grandes aires linguistiques qui composent les deux pays - malgré le fait que c'est essentiellement là que les minorités historiques sont établies ! Cette réalité déplorable ressort très nettement de l'analyse du cas fribourgeois et de l'étude de la situation en Belgique.
Cette défaillance est d'autant plus regrettable que ces régions de contact représentent en quelque sorte les foyers du plurilinguisme des deux pays. Des agglomérations comme Fribourg-Freiburg, Bruxelles-Brussel, Biel-Bienne et Murten-Morat, ainsi que les districts/provinces qu'elles dominent, sont de véritables laboratoires du bilinguisme. Il s'agit là de régions où la pratique de la coexistence et de la communication bilingues ont une tradition historique pluriséculaire. Pour les décrire, j'aime bien évoquer la métaphore des "Rösti-Brücken" ("ponts des Rösti") qui romp avec l'image généralement véhiculée du " Rösti-Graben ", c'est-à-dire des fossés, clivages et autres barrières.
Votre livre, tout en conservant l'austérité d'un travail académique, raconte bel et bien une success-story: Fribourg semble d'après votre travail avoir réussi dans une large mesure à mettre en place une politique des langues efficace, insistant sur le bilinguisme historique et structurel de la région. Vous y voyez de ce fait un exemple inspirant pour la Suisse entière, voire l'Europe. Dans quelle mesure cet exemple fribourgeois est-il applicable de fait aux réalités nationales ou même supra-nationales?
Au risque de freiner l'enthousiasme du lecteur fribourgeois, suisse, belge ou européen, j'aimerais souligner qu'aucun cas particulier de collectivité ou de société plurilingue ne peut indiquer une voie à suivre telle quelle dans d'autre circonstances géographiques, politiques, historiques - même pas une "success story". Chaque exemple - Fribourg-Freiburg y compris - reste avant tout un cas unique dans l'histoire, dans son contexte politique et géographique propre. Evidemment, cela n'empêche pas la possibilité de s'inspirer des réponses trouvées à tel endroit, pour apporter des solutions à des problèmes rencontrés à tel autre endroit. Une adaptation aux particularités du lieu et à la situation spécifique est alors capitale, même si elle ne peut jamais garantir le succès. Cette réalité s'explique très facilement avec les approches différentes de la Suisse ou de la Belgique qui correspondent à leur histoire respective et à leurs besoins spécifiques.
A partir de là, vous allez me demander où réside l'intérêt de l'étude et de la comparaison scientifiques de différentes "politiques linguistiques"
Je vous répondrai que cette analyse et cette mise en perspective permettent de cerner les particularités de chaque approche, d'expliquer son histoire et son fonctionnement. Ensuite, elles nous donnent l'occasion de relativiser nos propres difficultés, d'échanger des points de vue, et de comprendre nos propres problèmes ainsi que ceux des autres. Finalement, et malgré l'impossible transposition de solutions préfabriquées, elles permettent d'apprendre des fautes et des succès des autres. Dans ce sens, les expériences de la Belgique, de la Suisse ou des cantons plurilingues peuvent effectivement servir d'inspiration les unes aux autres et à d'autres régions en Europe ou dans le monde.
Vous avez choisi d'étudier en historien et en sociologue une documentation ayant trait essentiellement aux administrations communales et cantonale. Ce choix vous permet d'étayer solidement votre recherche. Mais ne faudrait-il pas considérer davantage, et même avant tout, l'intercompréhension réelle et l'intensité des échanges culturels ou personnels (je pense par exemple aux mariages mixtes, à la vie associative et sportive (évoquée en passant dans votre conclusion), voire économiques (rapports entre entreprises germanophones et francophones, existence ou non d'entreprises bilingues au niveau de la direction ou du personnel, etc...), pour se donner uen idée de la situationm réelle des populations?
Il est évident que les domaines familial, culturel, associatif, économique et autres permettent une approche fascinante du bilinguisme. Nombreuses sont par ailleurs les recherches menées dans le domaine sociolinguistique, par exemple sur les mariages mixtes et sur le bilinguisme scolaire. En ce qui concerne la Suisse, je renvoie le lecteur aux travaux de Georges Lüdi (Bâle) et de Claudine Brohy (Fribourg). Mes propres analyses sont, par contre, caractérisées par une attention particulière portée aux institutions. Je privilégie effectivement l'histoire politique, l'évolution du droit des minorités, les changements intervenus dans l'organisation scolaire et dans les structures des collectivités publiques. Il s'agit là, en quelque sorte, du cadre dans lequel les personnes, les familles, les associations, les entreprises évoluent. A travers l'Etat, nos sociétés modernes mettent en place des mécanismes et des règles qui régissent notre comportement individuel et collectif - y compris par rapport au domaine de la diversité culturelle et linguistique. Ces conditions-cadres ont pour conséquence que le fait d'être minoritaire ne signifie pas la même chose selon l'endroit où l'on se trouve : Fribourg, Genève, Berne, la Suisse, la Belgique, la Bosnie, l'Allemagne, les Etats-Unis d'Amérique, l'Irak, Israël, la Palestine, etc.
A propos d'économie encore, vous mentionnez l'absence presque totale d'études portant sur les liens entre bilinguisme et potentiel économique. N'est-ce pas surprenant, dans un monde où l'on tend à tout mesurer à l'aune de l'économie?
Il est effectivement surprenant que les liaisons entre le domaine économique et le plurilinguisme soient si peu étudiées. Je le regrette d'autant plus que je connais très bien les slogans publicitaires, entre autre sur "Fribourg - le meilleur pont sur l'Europe des langues et des cultures". Toute la Suisse, de nombreux autres pays et l'Europe entière se "vendent" avec l'argument de la diversité culturelle et linguistique. Ainsi, L'Union Européenne vient de décider d'attribuer des millions à un projet de préservation de l'héritage culturel collectif de notre continent, une sorte de banque de données géante, qui contiendra des milliers d'écrits dans toutes les langues européennes afin de les rendre accessibles à un public mondial et à des générations futures.
A mon avis, les raisons pour le manque - a priori surprenant - d'études qui prennent en compte l'aspect économique du plurilinguisme sont à chercher d'abord dans le monde de l'économie lui-même : celui-ci s'intéresse avant tout et principalement à l'argent et aux bénéfices immédiats. Si le bilinguisme représente un gain financier dans une certaine activité économique, l'entreprise qui en profite sera contente - pas pour la valeur que le bilinguisme représente en-soi, mais plutôt pour la plus-value économique qu'il génère. Si le bilinguisme ou l'absence (!) de bilinguisme nuit aux affaires ou au développement, l'acteur économique concerné le regrettera et ira chercher ailleurs, mais il ne favorisera et soutiendra pas lui-même le bilinguisme.
Toujours selon mon point de vue personnel, la deuxième raison est à chercher dans l'attitude des autorités, respectivement dans leur inaction générale par rapport au plurilinguisme. Fribourg et la Suisse sont des exemples très pertinents à cet égard : tout le monde est d'accord pour dire que le pluralisme linguistique est une bonne chose et qu'il faut agir pour le mettre en valeur. Cependant, rares sont les politiciens qui ont le courage de passer des simples paroles à l'action concrète. Au contraire, le bilinguisme est souvent perçu comme un sujet tellement délicat que l'on préfère ne pas se brûler les pattes avec. Malheureusement, beaucoup de politiciens recherchent plutôt la réélection (qui doit leur permettre de continuer à faire du bien) que le bien public lui-même.
A Fribourg, quelqu'un qui avait le courage d'agir pour le bien dans la question du bilinguisme fut le directeur de l'instruction publique et ancien recteur de l'Université de Fribourg-Freiburg, Augustin Macheret. Son projet de réforme scolaire prévoyait l'introduction progressive de l'immersion linguistique partielle dans toutes les écoles publiques du canton : 10 à 15 pourcent de la matière auraient ainsi pu être enseignés dans la "langue partenaire" (le français dans les écoles germanophones, l'allemand dans les classes francophones). Combattu par les enseignants francophones et par un comité d'anciens poids lourds du monde pédagogique fribourgeois romand, la réforme fut coulée en votation populaire à raison de 500 voix au niveau cantonal en 2000. Durant la campagne référendaire houleuse et dégoûtante, les arguments utilisés faisaient avant tout partie du registre ethnolinguistique, anti-alémanique, francocentriste et anti-progressiste véhiculé par une association extrémiste (la Communauté romande du pays de Fribourg, CRPF).
Une troisième raison pour le manque d'expertise en matière économique-linguistique est bien sûr le manque d'intérêt que odnt le monde scientifique a longtemps témoigné à l'égard de ce genre de questions. Un des premiers chercheurs suisses qui s'est intéressé au plurilinguisme du point de vue économique est François Grin (Genève), dont la liste de publications s'est considérablement allongée depuis quelques années. En outre, le Fonds national suisse de la recherche scientifique (FNS) vient de lancer un appel à projets dans le cadre d'un nouveau programme national de recherche (PNR) portant sur le pluralisme et les compétences linguistiques en Suisse. Au total, sept millions de francs suisses seront investis durant les trois prochaines années pour augmenter nos connaissances sur cet élément constitutif de notre identité (et réalité) nationale.
Une loi fédérale sur les langues est actuellement en consultation. Très attendue, elle pourrait donner à la Confédération un outil légal de soutien au pluralisme linguistique, jusqu'à présent géré de manière empirique, et essentiellement délégué au niveau local. Quels sont vos espoirs et éventuellement vos craintes quant à cette loi?
Très sincèrement, je n'attends pas énormément de la loi fédérale sur les langues qui est projetée depuis un moment et a été "schubladisée" (mise en veilleuse) dernièrement. Ceci tout simplement, parce que la structure décentralisée de notre pays ne s'apprête guère à des interventions étatiques du pouvoir fédéral dans les domaines linguistique et culturel. Les vrais enjeux de la diversité linguistique en Suisse se situent au sein des quatre cantons plurilingues que sont Fribourg-Freiburg, Bern-Berne et Valais-Wallis (en Suisse occidentale bilingue, français-allemand) et Graubünden-Grischun-Grigioni (canton trilingue en Suisse orientale, allemand-rhétoroman-italien).
Si une loi fédérale sur les langues devait effectivement être votée un jour, c'est par rapport à l'aide à ces cantons plurilingues qu'il y aura une véritable possibilité d'innovation. L'organisation d'une administration cantonale, d'hôpitaux et d'un système scolaire bilingues provoque des coûts supplémentaires non négligeables. Ces derniers seraient facilement amoindris moyennant un système d'"aide au bilinguisme" (selon le modèle de l'aide aux régions montagnardes). Il est clair que tous les cantons plurilingues remplissent des fonctions de "ponts" inestimables entre les communautés linguistiques du pays et contribuent ainsi à la cohésion nationale.
Autrement, je vois quelques possibilités très limitées de soutien fédéral aux échanges scolaires, à l'édition et à la traduction d'uvres littéraires et à la formation linguistique des employés (aussi bien dans le secteur public que privé). Il s'agit là de domaines essentiellement réservés aux échelons inférieurs de la Confédération helvétique, c'est-à-dire aux cantons et aux communes : l'enseignement, l'éducation, la culture. D'où l'utilité très limitée d'une loi fédérale sur les langues.
Il faut néanmoins souligner qu'une prise en compte sérieuse du plurilinguisme par l'Etat fédéral serait très positive dans le sens de la symbolique qu'elle représente. Il n'y a qu'à rappeler la proclamation du rhéto-roman comme langue nationale en 1938 face aux menaces ethno-nationalistes et mono-culturelles italienne et allemande. Ce fut un moment fort de l'histoire des langues en Suisse qui est cité aujourd'hui encore pour décrire le "modèle" helvétique de la coexistence et de la reconnaissance de plusieurs communautés culturelles.
Soixante ans plus tard, le moment est venu de refaire une telle profession de foi en faveur du plurilinguisme helvétique. Une telle action et attitude serait d'autant plus adéquate face à l'intégration européenne. Effectivement, l'Union européenne avec ces 25 membres et le Conseil de l'Europe (dont fait partie la Suisse) sont des organisations internationales plurilingues qui s'affirment volontiers comme telles. En plus, il y a en Europe et dans le monde toute une série de pays multilingues qui ont consacré cet élément de leur identité nationale durant le dernier demi-siècle : la Belgique n'en est qu'un exemple parmi d'autres, moins connus, comme le démontrent les cas de du Luxembourg ou de l'Espagne. Il serait bienséant et naturel pour la Suisse de s'affirmer plus conséquemment dans le domaine du plurilinguisme.
Votre livre porte un message globalement positif, et montre que l'appréciation favorable du bilinguisme progresse dans de nombreux cantons suisses (vous évoquez ainsi des projets bilingues au niveau de l'enseignement primaire dans les cantons du Valais, Jura, Genève, Neuchâtel, Grisons, Bâle, Lucerne, Zurich, Saint-Gall). L'attention médiatique se focalise pourtant surtout actuellement sur les cantons alémaniques susceptibles de faire reculer sévèrement le français dans leur système éducatif (Zurich, Thurgovie, Schaffhouse, Lucerne et Zoug). La Suisse se divise-t-elle actuellement entre cantons attachés au plurilinguisme national et cantons préférant une lingua franca - l'anglais - réputée fonctionnelle et économiquement plus efficace (à tort ou à raison) au détriment des spécificités culturelles suisses et de la cohésion nationale? Quel rôle l'Etat fédéral devrait-il jouer a votre sens dans ce débat?
Par rapport à la question de la deuxième langue enseignée à l'école, il y aujourd'hui une bi-polarisation en Suisse : d'un côté nous trouvons la Suisse occidentale (les cantons romands, bilingues et alémaniques), le Tessin et les Grisons qui privilégient l'enseignement d'une deuxième langue nationale avant celui de l'anglais ; de l'autre côté nous avons la Suisse centrale et orientale qui, emmenée par une décision zurichoise, veut donner la priorité à l'anglais. Du point de vue de la population on peut bel et bien parler d'une division en deux du pays sur cette question, les deux camps réunissant environ la moitié de la population helvétique.
Politiquement, cette scission est le résultat d'une décision de privilégier l'anglais prise à la fin des années 1990 par l'Instruction publique zurichoise, et d'un compromis trouvé au sein de la Conférence des directeurs de l'instruction publique consistant à laisser les cantons choisir librement la seconde langue enseignée à partir de la troisième année de l'école primaire, pourvu qu'une deuxième langue nationale soit enseignée dès la cinquième année. Structurellement, on constate que tous les cantons "latins", minoritaires en Suisse, ainsi que les cantons alémaniques proches de la frontière linguistique germano-francophone optent pour l'enseignement prioritaire de la langue partenaire, la langue du voisin. Historiquement, ce sont également les cantons qui ont la plus longue tradition d'enseignement des autres langues nationales durant la scolarité obligatoire. Cette dernière peut remonter jusqu'au XIXème siècle, alors que les cantons qui privilégient l'anglais ont parfois introduit l'enseignement des langues il y a 15 ans seulement. Si l'on retourne encore plus loin dans l'histoire suisse, on voit que les cantons qui préfèrent enseigner d'abord les langues nationales appartiennent à ce qu'on appelle la "Confédération burgonde". Ce terme désigne les régions romandes et alémaniques du pays qui firent jadis partie du Royaume de Bourgogne et qui continuent à partager un large nombre de coutumes populaires et traditions folkloriques. Dans ce sens, les différents choix en matière de politique linguistique scolaire sont des traces d'une frontière culturelle très ancienne qui dépasse la limite des langues.
Le choix de l'anglais comme première langue "étrangère" enseignée à l'école a souvent été légitimé par des arguments économiques et pédagogiques, alors que l'expérience suisse et internationale montre très clairement qu'il s'agit là d'une erreur capitale à ne pas commettre : premièrement, la nécessité économique fait que tous les élèves doivent pouvoir utiliser l'anglais et au moins une langue supplémentaire au bout de la scolarité, peu importe l'ordre dans laquelle ils les apprennent ; deuxièmement, la maîtrise d'une deuxième langue nationale reste économiquement plus attractive et utile en Suisse, notamment à l'époque où chacun connaît l'anglais en sus; troisièmement, l'allemand est assez proche de la langue anglaise pour permettre un apprentissage relativement tardif de cette dernière, alors que les autres langues nationales (le français et l'italien) nécessitent un plus grand effort de la part des enseignants et élèves alémaniques; quatrièmement, il est prouvé que la motivation pour apprendre une autre langue diminue drastiquement chez les élèves ayant déjà appris l'anglais, qui leur sert de passe-partout ; cinquièmement, il s'agit d'une question de priorité politique dans un pays plurilingue que de privilégier la communication dans les langues nationales - tout autre signal doit être considéré comme un affront.
A mon avis, on peut sans autre présumer que les cantons alémaniques de Suisse centrale et orientale qui préfèrent l'enseignement de l'anglais en tant que première langue étrangère à l'école se verront tôt ou tard dépourvu des avantages que comporte le plurilinguisme helvétique : non seulement, leur intégration (linguistique) dans le pays sera plus précaire, mais leur ressortissants auront également des compétences linguistiques très nettement en dessous du niveau de leurs voisins occidentaux qui, eux, maîtriseront une deuxième langue nationale et, en plus, l'anglais. Paradoxalement, il s'agit donc en fin de compte d'un désavantage concurrentiel que les cantons privilégiant l'anglais auront acquis avec leur politique scolaire soi-disant "economy-friendly". Qui plus est, le facteur concurrentiel ne jouera pas seulement en leur défaveur au sein de la Confédération, mais encore au niveau européen où les décideurs politiques on depuis longtemps fixé leurs objectifs en matière d'enseignement des langues : la politique adoptée est celle de l'apprentissage de la langue maternelle (L1), plus une deuxième langue (L2, si possible celle du voisin), plus l'anglais (L3).
Cela dit, les dommages incontestables dus aux mauvais choix pédagogiques et politiques en Suisse "zurichoise" ne sont peut-être pas aussi catastrophiques qu'on le dit parfois en Suisse romande. Tout d'abord, il faut à nouveau souligner que plus de la moitié de la Suisse (y compris de la Suisse alémanique) continue à donner la priorité aux langues nationales. Ensuite, on peut également partir de l'idée, quelque peu douloureuse pour Zurich et la Suisse orientale/centrale, que le marché et la demande éducative vont résoudre le problème tôt ou tard. Une véritable catastrophe serait par contre une combinaison de la priorité donnée à l'anglais avec l'abandon de l'enseignement d'une seconde langue nationale à l'école primaire. D'autant plus que le compromis politique entre les cantons, qui permet justement la préséance de l'anglais sur une seconde langue, impliquait l'introduction d'une autre langue nationale en cinquième année primaire.
A mon avis, les menaces de referendum aujourd'hui brandies dans certains cantons légitimeraient une réaction claire et nette de la Confédération. Cette réaction, qu'elle soit législative, constitutive, financière ou autre, ne peut qu'aller dans le sens d'une priorité absolue donnée aux langues nationales dans l'enseignement scolaire. Une telle intervention fédérale serait, par contre, une vraie preuve du dysfonctionnement du fédéralisme helvétique et de la coordination entre les cantons.
Propos recueillis par Francesco Biamonte
Bernhard Altermatt
La politique du bilinguisme dans le canton de Fribourg/Freiburg (1945-2000)
Au milieu du XXe siècle, Fribourg/Freiburg, bilingue depuis sa fondation en 1157, vit de manière très inégalitaire son bilinguisme historique. Depuis les bouleversements politiques de la fin du XVIIIe et du début du XIXe siècle, la communauté germanophone souffre d'une discrimination et d'une impuissance qui alimentent un réflexe minoritaire. Ce n'est qu'après la Seconde Guerre mondiale que les premiers représentants de la minorité alémanique et de la majorité romande prennent conscience du bilinguisme historique et de la faible prise en compte de cet élément constitutif de l'identité cantonale.
S'en suivent cinquante ans de réformes linguistiques constantes, pas toujours faciles, parfois innovatrices, généralement peu spectaculaires, mais malgré tout efficaces. Tout d'abord, les rapports entre majorité et minorité linguistique sont placés sous le signe d'une plus grande égalité. Dans certains domaines, notamment au niveau scolaire, cette évolution entraîne paradoxalement une distanciation des deux communautés. Dans le dernier quart du XXe siècle, une deuxième série de réformes linguistiques cherche à renverser cette tendance en renforçant les échanges entre les groupes linguistiques et en encourageant explicitement le bilinguisme.
Dans ce livre, l'auteur décrit de manière détaillée le processus qui conduit Fribourg, jusqu'à l'aube du XXIe siècle, d'une situation linguistique marquée par la discrimination vers un respect actif du bilinguisme historique. Se basant sur une multitude de sources primaires et officielles, il explore l'évolution de la "politique du bilinguisme" mise en uvre par les autorités cantonales (gouvernement, parlement, administration, tribunaux). Les changements intervenus dans le domaine de l'éducation, essentiels par rapport à la culture linguistique d'une région, sont mis en évidence tout au long de l'ouvrage. Bernhard Altermatt clôt son étude en examinant de près les questions actuelles de la politique fribourgeoise des langues: la territorialité des langues et l'enseignement par immersion. Il analyse les forces et les faiblesses d'un système politico-linguistique capable de maintenir la "paix des langues" tout en n'assurant guère la protection formelle des minorités autochtones. Il démontre que des résidus d'ethnocentrisme subsistent, démythifie la "germanisation", et analyse l'attitude de plus en plus favorable au bilinguisme historique manifestée par de nombreux Fribourgeois, francophones et germanophones.
Bernhard Altermatt, La politique du bilinguisme dans le canton de Fribourg/Freiburg (1945-2000),
Université de Fribourg (Suisse), 2003.
A consulter : http://www.unifr.ch/histcont/astp/astp11.htm
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