Ça
vient d'Amérique! Dans la bouche de ceux pour
qui l'écriture ne peut procéder que d'une source
d'inspiration divine, cette sentence équivaut, sinon
à une condamnation, du moins à un rejet des
ateliers d'écriture hors de la scène littéraire.
Dans cette optique, ceux qui les fréquentent ne seraient
pas de "vrais écrivains". Comprenez: l'écriture
n'est pas pour eux.
Il y a, bien sûr, malentendu,
qu'il s'agit d'élucider.
En réalité, les ateliers
d'écriture helvétiques viennent, non pas d'outre-Atlantique,
mais de mai 68. Nés du souffle libertaire, ils proposaient
de sortir l'usage de l'écriture des cénacles
élitistes et de la rendre
accessible à tous. L'écrit, affirme la
sociologue Valérie Amaudruz Solano, est devenu "le
code d'expression de la civilisation occidentale". Par
la production d'un texte, l'individu non seulement consolide
sa propre identité, il acquiert aussi une visibilité
sociale et obtient en retour une confirmation de sa place
dans le monde; en un mot, il tient la clef du code.
Parmi les pionniers des ateliers d'écriture
en Suisse, il faut citer l'écrivain Werner Wüthrich,
auteur dramatique bernois, qui a vécu longtemps à
Vienne et revendique une filiation à la fois ouvrière
et brechtienne. Ses premiers ateliers ont été
créés à la fin des années 70 dans
le cadre de la Volkshochschule
à Berne et de la Centrale
suisse d'éducation ouvrière. En Suisse
romande la soussignée créait un premier atelier
en 1980, sous l'égide de l'Université
populaire de Lausanne.
Comme le mouvement de mai 68 dont ils
sont nés, ces ateliers s'orientaient selon deux axes.
D'une part, ouverts à tous sans pré-requis,
offerts souvent dans le cadre d'institutions de formation,
ils prolongeaient dès l'origine, les objectifs de l'éducation
populaire, tout en ouvrant l'ère de la formation des
adultes. D'autre part, centrés sur la production de
et par l'individu, ils ne pouvaient que mobiliser fortement
la pulsion autobiographique. Par la suite, certains ateliers
ont pris l'option de favoriser surtout le développement
personnel, l'écriture devenant un support à
la recherche psychologique. L'exploitation de l'effet-miroir
de l'écriture ne conduit pas pour autant, comme on
l'a parfois prétendu, à une pratique de "psychothérapie
sauvage"; il s'agit encore et toujours d'une démarche
visant à augmenter le pouvoir de chacun sur son propre
destin.
L'aspect
littéraire du travail en atelier s'est développé
en référence, il est vrai, à la longue
tradition américaine du creative
writing - c'est-à-dire de l'enseignement de
l'écriture en tant que branche légitime du cursus
scolaire et universitaire - mais aussi sous l'impulsion d'animateurs-écrivains
soucieux de renforcer la lisibilité des textes produits,
et leur pouvoir de communication. Il n'a jamais été
question cependant de faire de l'art pour l'art; le travail
en atelier cherchera toujours à susciter ce que Joseph
Conrad appelle la "conviction subtile mais invincible
d'une solidarité qui tisse ensemble d'innombrables
curs solitaires;
qui lie l'humanité toute
entière les morts aux vivants, et les vivants
à ceux encore à naître."
On ne saurait mieux définir
les buts de l'atelier d'écriture.
Motivations qui animent les participants
En s'inscrivant une première
fois, les participants aux ateliers n'ont pas toujours conscience
de l'étendue de l'offre ni des outils qu'ils vont,
s'ils persévèrent, acquérir en direction
d'une meilleure capacité de communication et de création.
Néanmoins, ils savent, la plupart du temps, dire ce
qu'ils espèrent y trouver. On peut citer notamment
trois motivations entendues fréquemment.
S'exprimer,
ou la rage de l'expression,
pour reprendre les termes de Francis Ponge. Certains participants
évoqueront clairement leur quête d'un moyen d'expression,
notamment ceux qui, l'âge venant, voient passer le temps
sans avoir réalisé l'un ou l'autre de leurs
rêves de jeunesse. Le moyen d'expression, quel qu'il
soit peinture, musique, expression corporelle, écriture
, offre un support à cette quête à
la fois identitaire et de contact. Cependant, le statut de
l'écriture, parmi les arts, est particulier puisque
chacun possède déjà quelques outils de
base: grammaire, vocabulaire, notions textuelles glanées
au cours des lectures (il n'est pas question ici des ateliers
destinés spécifiquement à remédier
à l'illétrisme). On peut s'imaginer écrivant!
Autre particularité, l'écriture,
davantage que la musique ou la peinture, raconte l'histoire
de chacun. L'auto-reconnaissance est donc inéluctable.
On pourrait voir dans ce besoin d'expression
une exacerbation de l'individualisme si caractéristique
du siècle que l'on vient de quitter. C'est en tout
cas une des dérives possibles. L'animateur-écrivain
devra donc, tôt ou tard, interroger: s'exprimer, oui,
mais pour quoi faire? Certes, écrire permet de mieux
savoir "qui on est" (beaucoup avouent d'ailleurs
utiliser le journal intime dans ce but); mais la participation
à un atelier implique bien autre chose: on va, ici,
se montrer aux autres et, ce faisant, être reconnu,
écouté, entendu. Il s'agit d'en avertir les
participants d'emblée; ceux que l'expérience
pourrait effrayer auront ainsi tout loisir de chercher un
autre moyen d'expression offrant davantage de distance.
Se perfectionner.
Si le but premier de l'atelier d'écriture doit être
de faciliter l'expression écrite de chacun, dans un
climat exempt de jugements de valeur, il est néanmoins
évident que la plupart des participants vont bientôt
exprimer le désir de progresser, c'est-à-dire
d'améliorer l'efficacité de leur écriture,
qu'il s'agisse de leur écriture personnelle ou de celle
qu'ils sont contraints d'utiliser dans la vie professionnelle.
L'art de l'animateur-écrivain,
dès lors, consiste à permettre une réflexion
formatrice à propos des textes sans soulever les vieux
démons du temps de l'école: peur de la critique,
rivalité avec autrui, sentiments d'impuissance
.
Ensemble, participants et formateur tenteront d'identifier,
dans l'écrit présenté, "ce qui marche",
tout en signalant en douceur ce qui "passe" moins
bien. Ainsi, peu à peu, chaque groupe fera l'apprentissage
de la réflexion sur l'écrit, développant
à la longue un espace de confrontation, voire de contradiction,
qui laissera l'auteur maître de ses choix.
Transmettre.
Beaucoup de participants désirent, par l'écriture,
transmettre une expérience, une histoire, une vision
de l'existence. Leurs destinataires sont très divers
mais il convient de signaler tout particulièrement
l'essor actuel, bienvenu, de la transmission familiale, conséquent
sans doute au vieillissement de la population mais lié
aussi à un intérêt accru pour les thèmes
de la filiation et de l'appartenance.
La question de la transmission pose
aussi celle, difficile, de la publication. Certains formateurs
estiment que si le talent se révèle en atelier,
il doit être encouragé dans son cheminement naturel,
si possible jusqu'à la reconnaissance officielle qu'offrent
la maison d'édition, la scène théâtrale,
l'émission de radio, le magazine... D'autres considèrent
que l'atelier est un lieu d'écoute, d'échange
et de perfectionnement, éventuellement un tremplin
pour se dire ailleurs, mais ne doit pas être parasité
par des préoccupations de reconnaissance extérieure.
Toutefois, comme le dit Valérie Amaudruz Solano, quelle
que soit l'option du formateur, "la publication n'apaise
pas le besoin de se dire."
Peut-on parler d'un lien entre les
ateliers d'écriture et la "scène littéraire"
?
Peut-on parler d'un lien entre les
ateliers d'écriture et la "scène littéraire"?
Si par ce terme, on entend les lieux où se propage
une vision élitiste de l'artiste ravagé et solitaire,
ployant sous le poids des géants qui l'ont précédé,
il ne faudra pas y chercher les participants de l'atelier
d'écriture. Ceux-ci, à l'instar de Conrad, aspirent
à la solidarité, tout en sachant que la création
littéraire a toujours été, et sera toujours,
le fruit d'un être seul.
Si, en revanche, on entend par "scène
littéraire" toute activité qui, de près
ou de loin, touche à la création de textes et
à l'encouragement de la lecture, alors les ateliers
d'écriture, par le nombre de personnes qu'ils mobilisent
et la ferveur pour la lecture qu'ils suscitent, font incontestablement
partie cette scène. Ils y occupent une place certes
modeste mais proche de tous ceux, nombreux, qui cherchent
dans l'écrit des raisons, et l'art, de vivre.
Mary Anna Barbey
Ce texte
a paru dans Script Pro Helvetia et la littérature,
Pro Helvetia, 2001.
L'auteur tient à remercier
M. Werner Wüthrich, Dozent an der GTG à Granges
et Mme Valérie Amaudruz Solano, sociologue à
Genève, pour leur précieuse collaboration à
la réalisation de ce texte.
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