Vincent Barras
Vincent Barras est un personnage peu commun. Historien de la médecine, il nourrit une passion soutenue pour la poésie sonore. Il la pratique comme auteur, comme performer, et la défend depuis des années à Genève à travers l'association Roaratorio : c'est avec le concours de cette structure que le Festival de la Bâtie a programmé de 1985 à 2003 des lectures, et des performances se rattachant à la famille polymorphe de la poésie sonore. Depuis, Roaratorio organise à Genève, au Théâtre du Loup, son propre festival (baptisé lui aussi Roaratorio - un jeu de mots emprunté à John Cage, qui marie le terme " oratorio " au verbe anglais " to roar ", signifiant " rugir "). Vincent Barras a aussi contribué en qualité de traducteur à faire connaître et rayonner des textes importants pour son propre travail et pour les tendances de la poésie actuelle qui lui sont associées: il a notamment proposé des versions françaises Silence de John Cage - un travail remarquable, en association étroite avec l'éditeur et atelier typographique Héros-Limite ; et tout récemment (chez le même éditeur), un petit volume de poèmes d'Eugen Gomringer, inventeur de la poésie concrète: une figure très importante de la poésie allemande au milieu du XXe siècle, qui, soit dit en passant, n'a pas l'honneur de figurer dans le Larousse des noms propres du soussigné. C'est dire que certaines avant-gardes de cette époque sont aujourd'hui encore fidèles (malgré elles peut-être) à l'esprit anti-institutionnel qui les caractérisait en leur temps. C'est dire aussi que le passage des frontières linguistiques et culturelles reste une gageure, à l'heure où la " mondialisation " et les nombreux malentendus liés à ce terme font trompeusement figure de sujet galvaudé. Nous avons rencontré un Vincent Barras d'une étonnante disponibilité, le jour même de l'ouverture du festival Roaratorio, moûture 2005.
Pour commencer, pourriez-vous tenter une définition formelle de la poésie que vous pratiquez?
C'est une poésie qui ne se limite pas à une production textuelle, mais qui au contraire déborde la cadre de la page écrite. Certaines poésies du XXe siècle ont tenté de déborder ce cadre strictement textuel en donnant aux poèmes une forme graphique : c'est la direction de la poésie concrète. D'autres ont choisi d'explorer des formes plus aurales (non pas orales, mais aurales, c'est-à-dire ayant à voir avec l'audition) : c'est la direction de la poésie sonore. La poésie que je pratique fait recours à la voix qui la dit, au corps qui la dit. Le corps est une mine inépuisable de ressources langagières et j'essaie de faire appel à la totalité du corps. Parmi les mots-clefs de cette poésie, il faudrait retenir " sonore ", et " performance " : car il s'agit de donner forme à travers son corps.
Parlons de votre rapport au corps, justement. Vous êtes aussi, professionnellement, historien de la médecine. En écoutant vos uvres, on perçoit au moins un lien manifeste entre cette activité et la poésie sonore : vous utilisez en effet des textes issus de votre discipline scientifique comme matériau brut de votre activité artistique. L'une de vos performances consiste par exemple à lire extrêmement vite, à la limite de l'intelligibilité, et avec une gestuelle spécifique et des bégaiements rajoutés, un texte que vous avez écrit en tant qu'historien sur la décollation et les questions physiologiques mais aussi morales qu'elle fait naître au début du XIXe siècle. Un autre de vos travaux s'appuie sur un texte grec ancien où il est manifestement question d'organes
Oui, c'est le plus ancien texte d'anatomie connu, il fait partie du Corpus hippocraticus. Le matériau sur lequel je travaille comme historien de la médecine, ce sont des textes qui parlent du corps, qui montrent comment il a été compris, expérimenté, testé. C'est un matériau neutre pour ma poésie, de même que la vie champêtre est un matériau neutre pour la poésie bucolique latine, ou que l'amour est un matériau neutre pour les poètes courtois du Moyen-Âge. Prenons le mot " estomac ", qui apparait dans le CD Homard et autres pièces inquiétantes et capitales. Le mot lui-même a une histoire, qui m'intéresse scientifiquement en tant qu'historien. En tant que poète, le but est différent : ça consiste à donner à ce mot son expressivité. Il me semble que mon corps de poète peut lui donner son sens poétique. Il y a un effet de miroir entre le matériau et le corps qui le projette. Il y a bien sûr plusieurs possibilités pour faire de la poésie autour du corps : le " blasons du corps " du XVIe siècle ou la poésie de Bernard Noël en sont des exemples très différents. Mais il existe toute une tradition qui a utilisé le corps du poète comme moyen expressif global. On peut citer Dada ou Antonin Artaud pour prendre des exemples célèbres. Cette lignée historique existe depuis au moins une bonne centaine d'années.
Le chant, et le chant lyrique en particulier, cherchent aussi à mettre tout le corps dans la voix. Etes-vous un chanteur lyrique ?
Je n'aurais pas cette prétention ! Ce serait arrogant et faux. Le chant lyrique pose en outre un problème esthétique : le corps a été oublié dans la pratique et l'histoire de cette tradition. Il y a bien un but semblable entre le chant lyrique et ce que je fais, une parenté entre cette grande tradition et la petite tradition rebelle et marginale dans laquelle je m'inscris ; mais cette dernière me semble avoir une congruence plus grande avec l'époque actuelle, plus de pertinence.
Les compositeurs contemporains se heurtent d'ailleurs à un problème lorsqu'ils mettent en musique de la poésie, car la poésie est devenue de moins en mois aurale. Il y avait encore dans la poésie du XIXe siècle une oreille, qui s'est ensuite perdue dans l'histoire culturelle de la poésie (ce n'est pas là un reproche), et de la poésie lyrique en particulier. Les lectures à voix haute enregistrées par Breton ou Aragon sont pour moi désastreuses. La poésie sonore tente justement de renouer le corps et le texte.
Dans Gad Gad Vazo Gadati, votre deuxième et dernier CD publié - réalisé comme le précédent avec Jacques Demierre- vous avez utilisé comme matériau des racines verbales empruntées aux séries établies par Saussure dans sa tentative de remonter l'histoire des langues. C'est là un matériau essentiellement sonore : on entend une voix prononcer des sons langagiers, des phonèmes, mais on ne reconnaît guère de racine ou de mot. L'intérêt est essentiellement sonore et rythmique. On entend ces sons sans avoir accès à leur sens, au signifié. Sauf vers la fin, à peine : quelques racines sont identifiables, juste le temps d'esquisser un embryon de signifié, avant de redevenir " pur son ". Cette " parole sans signifié " participerait donc de la tentative de renouer le corps et le texte : pour rattacher plus fortement la parole à sa dimension corporelle et physique, vous l'arrachez à l'autre pôle, celui de la signification
C'est bien ça. L'expérimentation, le test, est une des pulsions de cette poésie. Ce test peut se faire sur le papier en cassant les formes classiques (ce que fait Rimbaud avec l'alexandrin classique par exemple). Jacques Demierre et moi avons testé de manière expérimentale, comme dans un laboratoire, le matériau saussurien, qui en cherchant à remonter l'histoire de la langue rappelle aussi les balbutiements de l'enfant, la langue d'avant le sens. Gad Gad Vazo Gadati est ainsi à la frontière du sens. Mais une racine primitive, de par l'histoire de la langue, peut encore évoquer aujourd'hui quelque chose de connu. C'est une démarche délibérément expérimentale, comme on injecterait de l'ADN de mouche à un lapin pour voir ce que ça donne - quitte à ce que le résultat ne soit pas viable. On n'est pas assuré du résultat. Au niveau mondial, ce courant expérimental est très fort depuis un siècle environ.
L'expérimentation ne fait-elle pas partie de la poésie depuis toujours ? Vous citiez Rimbaud
Dante, en choisissant la langue toscane plutôt que les langues littéraires de son temps ne fait-il pas lui aussi un expérience, de même que Chrétien de Troyes invente un genre nouveau et le teste dans plusieurs textes, etc. ?
En effet, il n'y a rien là de fondamentalement nouveau : toute poésie devrait être en ce sens expérimentale. Ce qui est nouveau, c'est que le programme est explicite. L'un des aspects du programme de la poésie expérimentale est d'être anti-académique. Mais cela ne l'empêche nullement de tomber parfois dans l'académisme. L'exemple du lettrisme est très frappant, qui après une première période très passionnante est rapidement devenu complètement académique, et a été débordé sur sa gauche par l'ultra-lettrisme : une tendance représentée, je pense, par trois personnes seulement
"
débordé sur sa gauche ", dites vous : cette formule m'amène à parler du politique. Les avant-gardes dans la lignée desquelles vous vous inscrivez (autour de John Cage par exemple) avaient une dimension politique et sociale forte, de par leur désir et leur pouvoir de subversion (de l'establishment culturel notamment). Cette dimension politique existe-t-elle chez les héritiers actuels de ces mouvements, chez vous par exemple?
Je ne pense pas que ma poésie soit politique. Vous citez Cage : dans les années 1960, Cage a travaillé à une abolition des limites et de cadres sociaux et artistiques, et ces gestes avaient une valence politique évidente, qui n'est plus pertinente aujourd'hui. Il y a encore des personnes qui font ça aujourd'hui, mais c'est de l'épigonisme, de l'académisme.
En venant à votre rencontre tout-à-l'heure au Théâtre du Loup, j'ai entendu pendant quelques minutes une femme répéter sa performance en anglais pour le festival Roaratorio, et son texte évoquait des émeutes de noirs : le thème, sinon la forme, est bel est bien politique, non ?
Cette femme, c'est Beth Anderson, c'est une figure historique, une personnalité qui a fréquenté beaucoup d'avant-gardes américaines depuis les années 1970, et aussi des milieux pop (les traditions du blues, du protest song, du rap). La pièce dont vous avez entendu un passage date des année 1970. En l'entendant aujourd'hui, on entend aussi une profondeur historique qui est intéressante en soi. Ce serait dommage que ces uvres n'existent qu'au moment où elles sont écrites.
Je suis tombé récemment sur une citation de Brian Eno, qui disait qu'un créateur peut avoir l'attitude du pionnier, en allant chercher des territoires inconnus ; ou celle du cultivateur, qui s'installe sur les terrains découverts et essaie d'y faire pousser des choses ; Eno ajoute qu'une carrière peut osciller entre ces deux pôles
Oui, c'est une attitude intéressante ; et le parcours d'Eno en est lui même un bonne illustration. Voilà, peut-être que ça, c'est une sorte de " politique ", pourquoi pas.
Dans votre CD Homard et autres pièces inquiétantes et capitales, une pièce intitulée Homère décompose syllabiquement jusqu'à les rendre inintelligibles les premiers vers de l'Odyssée, puis peu à peu recompose le matériau jusqu'à ce qu'on comprenne les mots, et qu'on devine ou reconnaisse ces premiers vers. J'ai le souvenir d'avoir entendu une uvre allemande des années 1960 sans doute, et je ne sais plus qui en était l'auteur, qui pratiquait une sorte de décomposition sonore du Wanderers Nachtlied de Goethe. Dans ce dernier cas, on sentait bien le désir de déboulonner un poème emblématique de la " grande tradition ". Pourquoi de votre côté avoir choisi Homère ? Aussi pour le déboulonner ?
Non, il ne s'agissait pas pour moi de déboulonner. C'était un travail sur les sources, comme ce que nous avons fait avec Saussure par la suite. Jacques Demierre et moi avons étudié les lettres à Genève, où Saussure a travaillé. Il était donc le professeur du professeur du professeur de notre professeur. C'était donc un regard un peu ironique sur notre propre généalogie. Pour Homère aussi, c'était un regard un peu ironique sur notre arrière-arrière-grand-père mythique. De même, nous avons choisi avec ironie la traduction de Philippe Jaccottet, autre figure de référence locale, dont semble " descendre " toute la poésie romande. Jaccottet dont la poésie est justement très loin de toute auralité, et très peu corporelle. Nous avons appliqué un processus musical sur les syllabes de ces premiers vers de l'Odyssée : nous avons pris des bribes incompréhensibles, qui en se superposant deviennent langage, puis récit. (C'est une technique classique de composition musicale : on met d'abord les cuivres, puis les violons, puis les percussions, puis le tout ensemble.) L'idée me paraît un peu simple aujourd'hui - Homère date d'il y a une quinzaine d'années.
Le courant dont vous faites partie est aujourd'hui relativement peu visible. Quelle est sa vitalité ?
Ces courants ne sont certainement pas majoritaires, mais ils sont très vivants. Pour ce qui est de leur visibilité, ils affrontent le problème de la " publication ". On peut publier un roman, un CD, ou un film, ça marche très bien. Mais nous, qu'est-ce qu'on publie ? On " publie " un corps et une voix sur une scène. La visibilité n'est donc pas à la mesure de la vitalité, parce qu'il n'y a pas de bon support pour une large diffusion de ces formes, pas de bon moyen de les rendre visibles. Certaines pièces peuvent passer plus ou moins bien sur un livre ou CD, mais c'est limité. Donc si le critère retenu est le nombre de consommateurs de poésie sonore, nous sommes en échec. Si c'est la vitalité qui compte, ça va plutôt bien.
Et en fait de diffusion, le problème de la traductibilité, de passage entre les langues se pose différemment que pour la littérature classique
Pour une performance comme celle de Beth Anderson dont nous parlions à l'instant, on peut imaginer que tout le monde a suffisamment fréquenté la chanson anglo-saxonne pour s'y retrouver. Mais plus généralement, l'incompréhensibilité rejoint le balbutiement, le rugissement : elle peut devenir en elle-même matériau poétique.
Pour conclure, je voudrais que vous nous parliez de vos activités de traducteur justement. Dans le cas de John Cage ou d'Eugen Gomringer, dont vous avez publié des textes en français, il s'agit manifestement de contribuer à la connaissance et au rayonnement de l'histoire de votre champ d'activité. Qu'avez-vous traduit d'autre ?
J'ai traduit l'Italien Sanguineti. C'était une expérience importante pour moi, car c'est le premier poète expérimental que j'ai lu attentivement. Son travail joue sur une utopie de langage / utopie de société - la valence politique y est très forte.
Je traduis actuellement Galien [médecin grec du IIè siècle, ndlr] dans le cadre d'un projet du Fonds National de recherche scientifique. Cela me fascine. Galien est un grand logicien, et j'ai le sentiment qu'il y a une dimension sonore dans cette logique - dans les enchaînements logiques, dans les " donc ", les " parce que ", etc.
J'ai traduit aussi Georges Séféris, et pas mal de théorie musicale, notamment Adorno pour les Editions Contrechamps.
Pour Cage : il existait une traduction partielle de Silence. Nous avons voulu en faire une complète, et qui tienne compte de la spécificité de cette uvre : c'est un livre composé, un livre de compositeur (peut-être le seul dans l'histoire), et en le traduisant on s'aperçoit des techniques de composition utilisées. Silence est aussi " composé " au sens typographique, avec l'utilisation de différentes casses et corps de caractères. Or les différents caractères utilisés n'ont pas les mêmes usages et la même histoire aux Etats-Unis et ici. Alain Berset, le typographe et éditeur de Héros-Limite, a aussi " traduit " ces aspects formels et typographiques.
Quant à Gomringer, c'est un poète majeur, l'inventeur de la poésie concrète. Ces textes jouent sur des aspects sonores, graphiques, sémantiques, d'une manière qui m'a amené à utiliser différentes stratégies de traduction. L'une d'elles consiste à simplement donner le lexique en note. La traduction joue sur une perte. C'est un acte plaisant, mais aussi culturellement fascinant.
Propos recueillis par Francesco Biamonte
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