Alain Berset, parlez-nous de votre
intérêt pour les sons, la lecture de texte à
voix haute ou plus généralement pour l'audio
- d'où cela vous vient-il ?
Le point de départ a été
la radio, que j'ai toujours beaucoup écoutée.
Il y a une magie du direct, on peut entendre un tas de choses
et subitement quelqu'un vous parle comme s'il s'adressait
à vous personnellement. Il y a aussi un effet lié
à la solitude, je ne sais pas trop comment l'expliquer,
tout comme dans la lecture, d'ailleurs. Et puis les documents
d'archive, le montage, les très longues émissions
qui déroulent un univers dans lequel vous pénétrez...
En outre, lorsque vous entendez quelqu'un parler, vous pouvez
tout saisir de l'état dans lequel il se trouve, immédiatement.
La manière dont on pose sa voix, dans certaines circonstances
ou à certains moments de la journée, est en
quelque sorte toujours indicative. Mais indépendamment
de cet intérêt personnel pour la voix, il faut
rappeler que la parole littéraire a une histoire bien
plus ancienne que l'écriture. La parole est une "onde",
dit Novarina. La poésie, avant d'être inscrite
sur la page, a été dite, chantée. Longtemps,
la lecture n'a pas été intérieure et
silencieuse, mais devait s'apparenter au chant.
D'ailleurs les textes eux-mêmes, avant de trouver leur
espace dans des livres, avant d'être imprimés,
étaient écrits sur de longs rouleaux de parchemin
ou de papyrus : un forme qui livre le texte d'un seul souffle,
d'en seul tenant, sans le pli et la coupure de la page ; une
forme donc qui marque sa parenté avec l'oralité.
Et l'écriture en boustrophédon, où la
ligne court de manière continue d'un bord à
l'autre du support de l'écriture, de gauche à
droite puis de droite à gauche, complètement
linéaire donc, est aussi un témoignage de ce
rapport au texte, continu, d'un seul tenant. D'où le
goût pour l'archive, le direct, et pour des documents
sonores d'un seul tenant, sans montage, ou avec le moins de
montage possible
. Je n'ai ni le désir ni la capacité
de faire des montages, de faire des " émissions
radio en CD ".
Estimez-vous que le montage nuit
à l'authenticité ?
Il y a des génies du montage,
comme Yann Paranthoën, avec l'Atelier de Création
Radiophonique, mais je ne peux pas me substituer à
des gens comme ça. Le montage chez Paranthoën
s'apparente à la composition, il fait uvre. Je
me verrais éditer des choses comme ça si ça
se donnait.
Quels sont vos critères pour
choisir telle ou telle voix ? Dans quelles directions aimeriez-vous
aller ?
Ce qui m'intéresse dans l'enregistrement
d'une voix, dans le document sonore, c'est lorsqu'il y a uvre,
création. Que la voix est davantage qu'un éclairage
porté sur le texte. C'est le cas pour de nombreux auteurs.
En cela j'aime beaucoup le mot " timbre ", il vient
d'un mot qui signifie tambourin ou tambour. " Tympan
" n'est pas très loin étymologiquement.
Au Moyen-âge le mot s'appliquait à une cloche
immobile que l'on frappait avec un marteau. Par métonymie,
il désigne la qualité d'un son, son grain. Le
mot est aussi employé en héraldique, il prend
le sens particulier de " marque imprimée ",
proche de la vignette, certifiant quelque chose. Mais timbrer
signifie d'abord jouer du tambour ! Et quelqu'un que l'on
dit timbré, serait quelqu'un qui déraille un
peu. C'est important, cette idée de dérive
C'est à ce moment-là que l'artiste invente,
qu'il crée un monde, d'autres figures.
|
En éditant des " voix ", je
souhaiterais toucher à tous les états
de la langue, à son mystère et à
son incroyable richesse. Je serais aussi heureux
d'aller voir du côté des patois,
des accents, des dialectes.
Il faut noter que je dépends pour beaucoup
des partenaires, en particulier de la Radio Suisse
Romande, qui détient une très riche
documentation. Ils m'ont permis que le Cingria
se fasse ; mais ils ont aussi leurs propres productions.
Pour le reste on ne sait jamais vraiment qui l'on
peut atteindre, j'espérerais atteindre
quelqu'un d'inconnu, quelqu'un qui ne serait ni
lecteur, ni cultivé, qui ne s'y attend
pas ! C'est une utopie...
|
|
Justement, en ouvrant les feux avec
Cingria et Novarina, vous semblez plutôt vous adresser
d'emblée à un public pointu - ce qui entre parfaitement
dans la ligne générale de Héros-Limite,
volontiers porté vers les avant-gardes du XXème
siècle et leurs héritiers actuels. Pensez-vous
que la place du livre audio dans le monde francophone soit
d'abord à chercher de ce côté là
- par opposition par exemple au monde germanophone, traditionnellement
rompu à la lecture à voix haute, et qui voit
conséquemment se développer une offre incomparablement
plus large en livre audio que la francophonie ?
Ces différences entre monde
germanophone et francophone viennent aussi de la structure
de la langue. L'allemand est quand même bien plus rythmé,
plus propice à la lecture à haute voix (avec
l'art du Hörspiel que l'on sait, sans équivalent
en français). Cela dit, il y a toujours eu une petite
production marginale aussi en français, Seghers l'avait
fait avec des 45 tours. Les moyens techniques actuels rendent
peut-être le développement de ces expériences
plus aisés, le CD et le MP3 sont plus faciles à
manipuler que le microsillon, mais cela prend un peu de temps
pour que ces propositions entre dans les murs. Pour
le moment on ne s'attend pas à trouver des disques
chez un libraire et des livres chez un disquaire. Mais ça
commence.
Cela dit, en ce qui concerne le choix de ces deux auteurs
pour ouvrir la collection, je me suis retrouvé malgré
moi, quasi fatalement dans la ligne déjà tracée
par les Editions Héros-Limite. Pour un projet concrétisé,
trois n'arrivent pas à terme. A vrai dire, j'aurais
aimé ouvrir la collection vers un public plus large
mais les projets qui auraient pu s'adresser à un autre
public n'ont pas pu se faire.
Mais le principal pour moi
dans cette collection est le lien entre voix et
texte, et de ce point de vue, la collection démarre
bien. En outre Novarina est un grand lecteur de
Cingria, et il y a ainsi un ancien et un contemporain
|
|
|
Vous aviez déjà lancé
un projet de revue sonore, " Madam Revue Sonore ",
qui n'a connu à ma connaissance qu'un démarrage
Le groupe qui la faisait s'est dispersé,
on parle de la reprendre. Le projet de " Timbres "
existait déjà quand " Madam Revue Sonore
" est sortie. L'idée était de publier de
la poésie sonore " pure " avec la revue,
et quelque chose de plus ouvert avec " Timbres ".
" Timbres " se voue-t-elle
exclusivement à la lecture par l'auteur ?
Oui, c'est une des données de
la collection.
Lecture par l'auteur, lecture par
le comédien
comment les voyez vous l'une par
rapport à l'autre ?
Je trouve qu'elles se complètent
bien. Il est relativement rare qu'un auteur lise bien, il
n'est pas nécessairement le meilleur lecteur de son
texte. Il y a aussi des documents disponibles à la
radio qui s'avèrent impubliables, de très grands
auteurs chez qui la lecture ne donne rien. Mais il existe
aussi des " défauts " oratoires passionnants,
des difficultés dans l'oralité qui créent
un phrasé, une scansion. Et s'il y a un souffle comme
chez Cingria, Novarina, et bien d'autres, vous apprenez quelque
chose en les écoutant, leur lecture dévoile
le processus d'écriture, le cheminement de la pensée.
Parmi les auteurs ayant laissé
des documents sonores impressionnants, il y a aussi Gherasim
Luca, qui a donné le nom à votre maison d'édition
Gherasim Luca, était un grand
lecteur de ses textes, c'est un prodige de l'entendre, il
est sur le fil du rasoir des mots. La particularité
de Gherasim Luca est aussi d'écrire en français
alors que sa langue maternelle est le roumain. Il écrit
dans un bégaiement " qui n'est pas celui d'une
parole, mais celui du langage lui-même " disait
Gilles Deleuze. Un bégaiement lumineux, décapant,
qui le fait passer du son au sens et du sens à l'essence.
Ce balbutiement est le moteur de sa pensée. Le seul
enregistrement qui soit sorti de son vivant est une lecture
de " Passionnément " un petit 45 tours transparent
publié par la Galerie genevoise de Claude Givaudan.
Votre prochain projet pour "
Timbres " ?
Plusieurs projets sont en cours, mais
une des prochaines parutions sera vraisemblablement Gustave
Roud ; il a une manière magnifique de parler de son
écriture, et de la musicalité de la poésie.
Dans un entretien qui date de 1968, il rappelle que la poésie
qui s'écrit et jouait avec le plan de la page, perd
ce rapport à la musique des mots.
Propos recueillis par Brigitte
Steudler et Francesco Biamonte
Page créée le 14.11.06
Dernière mise à jour le 23.11.06
|