Jean-Pierre Beuret, président de la Loterie Romande

Jean-Pierre Beuret, président de la Loterie Romande, a récemment défendu son organisme dans un livre convaincant et passionné: Le premier mécène romand en péril , dans la collection Le Savoir Suisse. La Loterie Romande, principal soutien financier de la vie culturelle, associative et sportive dans sa région, subit selon l'auteur les attaques de lobbys ou de groupes politiques qui mettent en cause son monopole régional sur les jeux de hasard. Pour Jean-Pierre Beuret, ces groupes cherchent à démanteler la Loterie Romande d'utilité publique, soit au bénéfice d'intérêts privés, soit pour assouvir le désir d'hégémonie de la Confédération en matière de jeux d'argent.

Le livre, qui paraît à l'occasion du 70è anniversaire de la Loterie, aurait pu être selon Jean-Pierre Beuret un éloge de l'institution, mais les circonstances l'ont transformé en plaidoyer. Pendant ces décennies dont le bilan lui apparaît comme exceptionnel, la Loterie a géré le marché juteux et délicat du jeu de hasard de manière particulièrement transparente, efficace et responsable. Ses bénéfices — qui atteignent actuellement quelque 180 millions de francs suisses par année — ont été intégralement reversés à des causes d'utilité publique, notamment dans le domaine de la culture, avec une souplesse que maint organisme public peut lui envier, et dans une culture d'entreprise très particulière, qui explique sa grande popularité aussi bien dans les milieux directement concernés par son aide qu'auprès du grand public.

Bien que le Culturactif soit en position délicate, dans la mesure où notre association est soutenue à la fois par la Loterie Romande — mais quelle association culturelle en Suisse romande ne l'est-elle pas ? — et par l'Etat à travers l'Office Fédéral de la Culture, nous avons souhaité ouvrir ses pages à Jean-Pierre Beuret, qui répond ici à nos questions.

 

Entretien avec Jean-Pierre Beuret par Francesco Biamonte

Jean-Pierre Beuret, à qui s'adresse ce livre ? Au grand public ou plutôt aux professionnels et aux politiques ?

Je l'ai écrit de manière généraliste. Puis l'éditeur a tenu à le faire entrer dans la collection « Le Savoir Suisse », considérant qu'il s'agissait d'une matière essentielle et trop peu débattue. Il trouve ainsi une diffusion relativement large. J'ai reçu suite à sa sortie de nombreux témoignages du monde associatif. J'espère aussi avoir fourni là une référence pour les débats à venir.

Les jeux de loterie et les paris sont soumis en Suisse à une loi qui ne leur permet d'exister que si l'intégralité de leur bénéfice est redistribuée à des œuvres d'utilité publique — ce que fait justement la Loterie Romande. Sa spécificité est de s'être dotée de ses propres organes de répartition des bénéfices, dont elle garde par conséquent le contrôle…

Je tire toujours mon chapeau aux cinq gouvernements cantonaux qui ont créé la Loterie Romande en 1937. Ils ont eu la sagesse de ne pas créer une Loterie intercantonale (comme l'ont fait les cantons alémaniques en créant l'Interkantonale Landeslotterie, devenue Swisslos), mais une société organisée à l'image d'une entreprise, réglée par des règles strictes de transparence et de répartition des bénéfices, et dotée, justement, d'organes cantonaux de répartition : c'était là une idée parfaitement inédite. Dans les pays voisins, le monopole des jeux de hasard est détenu directement par l'Etat, et son bénéfice tombe directement dans ses caisses. Le cas romand est une exception heureuse, qui fonctionne.

Quel est l'intérêt de cette formule romande si particulière, qui sépare très strictement les financements de projets distribués par la Loterie de ceux distribués par l'Etat ? Ne serait-il pas plus démocratique de placer la répartition de tous ces fonds d'utilité publique directement sous la responsabilité des élus ? C'est d'ailleurs le cas en Suisse alémanique, ou les cantons sont habilités à distribuer les fonds de loterie…

Selon la loi suisse, les fonds de loterie ne peuvent servir à financer des obligations légales de l'Etat. En clair, l'Etat n'est pas habilité à organiser des jeux d'argent pour équilibrer ses comptes. Les cantons alémaniques distinguent donc bien clairement les fonds de loterie des caisses de l'Etat, mais ce sont effectivement les autorités cantonales qui répartissent l'argent des loteries. En un sens, cela permet aux responsables cantonaux d'avoir une bonne vue d'ensemble. Cela dit, une bonne communication s'est instaurée entre la Loterie Romande et les Etats cantonaux ; et du point de vue éthique, le système romand est le plus proche de l'esprit de la loi. La grande différence toutefois, c'est que les organes de répartition de la Loterie Romande restent libres devant chaque dossier. Au niveau de l'Etat, chaque octroi de subvention fait l'objet de procédures contraignantes. Il en ressort une machine relativement lourde en regard de l'aide effective distribuée ; et certains projets ne peuvent simplement pas être soutenus par l'Etat, mais peuvent l'être par la Loterie Romande. Je cite dans le livre l'exemple de deux mamans qui ont mis sur pied une garderie pour répondre à un besoin pressant dans leur région. Un financement de l'Etat aurait été impensable pour ce cas particulier, tandis que la Loterie a pu contribuer à la mise sur pied de cette garderie, avec un résultat très positif. On pourrait citer d'autres exemples de ce genre, par exemple dans la recherche médicale : je cite dans le livre le cas d'une recherche sur les cyberthèses : les organes de répartition ont cru à ce projet, alors qu'il n'avait pas les faveurs de l'ensemble du milieu médical et des autorités ; or ce projet a abouti à un succès.

Est-ce à dire que la diversité des organismes permet de soutenir une diversité de projets ?

Tout à fait, avec ce que cela comporte d'intérêt social, et d'augmentation des chances de chaque projet. L'esprit est de permettre une complémentarité entre les Cantons et la Loterie. Cette dernière a plus de souplesse, ses dons ne dépendent pas de procédures aussi contraignantes que celles des Etats, et sont distribués en fonction de la sagesse et de l'expérience des membres de l'organe de répartition. C'est une culture d'entreprise tout à fait originale.

Plus largement, on assiste au niveau suisse à des attaques au système de subventionnement de la culture, qui dénoncent un trop grand nombre d'organismes : on l'a vu l'année dernière, quand certains milieux ont dénoncé « l'usine à gaz » du financement de la culture, on le voit cette année avec le récent document de l'UDC sur le financement de la culture, qui exige (sic !) la suppression de Pro Helvetia et l'absorption de ses compétences par l'administration fédérale. Défendez-vous là aussi la complémentarité des institutions subventionnantes ?

Il m'est difficile de répondre valablement, n'étant pas spécialiste. Il est vrai que dans le système suisse, avec les trois niveaux (communal, cantonal, fédéral), toute aide publique dépend de dispositions parfois compliquées pour relativement peu d'effet. Dans le cas de Pro Helvetia, on a effectivement le sentiment étonnant qu'ils disposent en fin de compte de peu de moyens… Dans le cas du cinéma, selon un chiffre récent — qui demande à être vérifié — quelque 40% de l'aide émane des loteries.

Mais ces appareils lourds ne sont-ils pas justement là pour assurer le caractère démocratique de l'attribution d'aides financières ?

Hum… Une fois en place, les fonctionnaires adeptes du propre en ordre souhaitent que tout soit verticalisé, unifié, tout doit transiter par le même tuyau — avec à l'arrivée un accroissement de leur propre pouvoir. Et ils n'aiment pas les systèmes qu'ils ne maîtrisent pas, à plus forte raison si la politique concurrente est plus efficace que la leur.

Concrètement, qui décide de l'attribution des dons ? Selon quelles règles sont nommés les responsables de la répartition de la Loterie Romande ?

Dès sa naissance en 1937 et jusqu'au début des années 1990, les organes de répartition se renouvelaient par cooptation, et veillaient à réunir des compétences larges. Les gouvernements cantonaux ont alors ressenti de plus en plus fortement le besoin de réguler la composition de ces délégations et d'en assurer la haute surveillance, ce qui était parfaitement légitime et d'autant plus compréhensible que le bénéfice à répartir avait passé en quelques années de 40 millions de francs à plus de 100 millions. Actuellement, les organes de répartition continuent à proposer des personnes pour se renouveler, mais les cantons ont la compétence d'en ratifier la composition. En outre, la surveillance de la Loterie, l'exploitation et la répartition de ses bénéfices sont trois instances clairement séparée, et l'on ne peut siéger que dans l'une de ces trois instances. Dans certains cantons, la durée des mandats est limitée.

Le financement de la culture, de plus en plus, passe par des projets ponctuels. Les bailleurs de fonds aiment de moins en moins s'engager durablement, ce qui peut se comprendre, mais pose un problème pour des projets conçus sur le long terme, et dont la durée fait parfois la valeur. Comment voyez-vous cet aspect ?

La Loterie ne peut distribuer que son bénéfice de l'année précédente. Ce qui n'exclut pas des financements de longue durée, mais elle ne saurait les promettre : nous ne savons pas de quoi sera fait l'avenir, nous ne savons même pas si nous existerons encore dans 5 à 10 ans. Mais d'un autre côté cette contrainte donne aussi beaucoup de latitude aux organes de répartition : elle oblige les organisations qui demandent de l'aide à renouveler leurs demandes, ce qui permet de mieux suivre les projets. Sur quoi un financement de longue durée n'est nullement exclu par principe.

Justement, votre livre s'élève contre des manœuvres que vous considérez comme des tentatives de démantèlement de la Loterie Romande, en dépit de son succès. Dans votre démonstration, l'affaire des casinos joue un rôle crucial. Vous contestez notamment le fait qu'une large part des bénéfices des casinos finit dans des poches privées, même si une autre part est reversée à l'AVS. Seriez-vous satisfait si l'intégralité des bénéfices des casinos revenait à l'AVS ?

Dans l'affaire des maisons de jeu, la part de bénéfice reversée à l'AVS a été l'argument de bonne conscience pour justifier la réouverture des casinos. Mais en réalité, ce fut la conséquence de 20 années de lobbying actif de la part du milieu des casinos. Et ce que versent les casinos finance en fait une partie de la contribution due par la Confédération à l'AVS — d'où l'intérêt de l'administration fédérale, qui voit ainsi sa contribution allégée… Qui plus est, ces sommes seraient déterminantes pour la vie associative, culturelle et sportive, mais ne pèsent pas lourd à l'échelle de l'AVS. En sous-main, le prétexte de l'AVS a donc couvert le projet de démantèlement du monopole des loteries cantonales, à l'avantage de privés. Il y a bel et bien une tentative d'éradiquer le principe selon lequel les activités liées au jeu de hasard doivent obligatoirement et exclusivement être pratiquées dans des buts d'utilité publique — un principe qui n'avait jamais été contesté en 70 ans, parce que les loteries cantonales ont toujours donné satisfaction.

Actuellement, les casinos en Suisse romande sont détenus par deux sociétés qui prennent garde de ne pas se nuire. Il s'agit de fait d'une nouvelle situation de monopole. On apparaît ringard aujourd'hui quand on défend le monopole d'Etat, et je n'en suis pas un défenseur par principe, mais dans le cas des jeux de hasard, je ne vois pas d'autre solution. Privatiser les intérêts du jeu, c'est non seulement perdre le bénéfice social qu'il peut rapporter, mais aussi confier une activité délicate à des acteurs qui n'auront que le souci de s'enrichir : pour augmenter leurs profits, ces privés auront tout intérêt à échauffer le plus possible le jeu, sans se soucier des conséquences pour les joueurs et la société. Un organisme d'utilité publique, qui ne couvre avec les gains que ses frais de fonctionnement, est bien mieux placé pour développer une activité de jeu responsable.

Une autre spécificité de la Loterie Romande est de soutenir parfois des projets dans le cadre d'une seule loterie cantonale, mais de prendre parfois aussi des décisions communes, afin de faire soutenir par toutes les loteries cantonales de Suisse romande des projets d'envergure concernant toute la région. Considérez-vous la Loterie Romande comme un modèle de fédéralisme ?

Absolument ! Tous les organes cantonaux de répartition ont leurs particularités. Il n'y a pas d'organe central, mais seulement une conférence intercantonale des responsables de la répartition, habilités à faire des propositions à leurs homologues. Cette conférence est un lieu de concertation. Elle n'a aucun pouvoir contraignant, mais elle assume sa mission. Il existe une solidarité, une considération mutuelle, et chacun sait qu'en acceptant de participer à un projet émanant d'un autre canton, il augmente ses propres chances de voir les autres cantons soutenir les siens.

Une telle conférence intercantonale n'existe pas en Suisse alémanique. Pourquoi ?

Les gouvernements cantonaux s'en occupent eux-mêmes. Ils ont historiquement opté pour une loterie intercantonale dont les fonds sont distribués par les cantons. Ils auront encore quelques adaptations à effectuer pour répondre aux règles concordataires d'organisation des loteries en Suisse. Il faut reconnaître que leur philosophie est différente. Les fonds de Loterie distribués par le Canton de Berne vont en majorité à la conservation des monuments historiques…

Votre livre souligne aussi la popularité de la Loterie Romande, très appréciée par la population d'après les sondages (95% d'avis favorables). Dans les milieux culturels, les critiques à l'égard de la Loterie sont rarissimes. Quelle est la recette de cette quasi-unanimité ?

Unanimité serait trop dire, les organes de répartition refusent tout de même de nombreux dossiers. Mais cette approbation vient peut-être de la simplification des procédures, de la transparence et de la proximité.

On a le sentiment en vous lisant que le débat sur la loterie ne présente pas de clivage gauche-droite. Ainsi vous êtes parfois soutenus par des socialistes qui apprécient les réalisations d'utilité publique de la Loterie Romande, mais certains milieux caritatifs, altermondialistes ou écologistes traditionnellement liés à la gauche souhaiteraient pouvoir organiser des jeux de hasard pour financer leurs propres activités et contestent pour cette raison le monopole actuel. Ils rejoignent donc dans ce débat des milieux libéraux pour qui tout monopole d'Etat est haïssable, et des milieux conservateurs et religieux qui s'opposent pour des raisons morales à toute activité liée au jeu… Vous laissez aussi entendre à demi-mot que le départ de Ruth Metzler et l'arrivée au pouvoir de Christoph Blocher a été favorable à votre cause…

En effet il n'y a pas de clivage gauche-droite dans ce débat. Il y a plutôt des personnalités qui croient éthiquement et humainement à la philosophie de la Loterie Romande. L'UDC n'est pas spécialement fédéraliste, mais Christoph Blocher a abordé ce dossier sans préjugés, il a simplement été honnête dans un domaine où Ruth Metzler s'est montrée d'une arrogance et d'une agressivité inouïes.

Quant aux organisations caritatives, écologistes et altermondialistes, certaines nous ont effectivement contestés dans les années 1990. Mais la Loterie Romande finance beaucoup de leurs projets, de sorte qu'elles bénéficient de notre efficience et de notre expérience dans le domaine du jeu de hasard. Qui plus est, il est dangereux de mettre en question le statut d'exclusivité de la Loterie : en multipliant les organisateurs de jeux de hasard, on ne récoltera pas plus d'argent, à moins d'échauffer le jeu. Un organisateur unique, s'il gère bien son affaire, bénéficie d'intéressantes économies d'échelle ; et il a de toute façon besoin de créativité pour réagir à l'offre frontalière et à la vive émergence des jeux de hasard sur Internet — ce que montrent l'évolution des jeux proposés par la Loterie, toujours à l'avant-garde, ainsi que ses bénéfices en croissance constante. Les associations qui nous contestent ne seraient guère mieux servies si elles devaient gérer elles-mêmes leurs activités de loterie.

Du côté socialiste, enfin, nous devons parfois affronter ce moralisme à la Neirynck ( pourtant affilié au PDC, ndlr ) qui prétend que les pauvres gens se ruinent au jeu pour financer les activités culturelles destinées à une élite. De fait, les institutions culturelles sont souvent dirigées par des personnes proches de la gauche ; mais du point de vue idéologique, de nombreux socialistes privilégieraient la voie étatique. Il n'est pas toujours facile de chercher des appuis ; ils tiennent essentiellement à quelques belles personnalités.

Propos recueillis par Francesco Biamonte

 

Jean-Pierre Beuret / Le premier mécène romand en péril

La pression est vive, aujourd'hui, pour casser les statuts d'exclusivité des loteries d'utilité publique et abandonner le secteur des jeux d'argent à des opérateurs commerciaux. Cette tendance s'est dévoilée en 2001 quand le Conseil fédéral a adopté sans discuter une décision préparée par l'administration chargée d'appliquer la nouvelle loi sur les casinos. Par son choix des concessionnaires, il a opté pour la privatisation des maisons de jeu et de leurs bénéfices. Il a écarté la solution vouant l'intégralité des profits au mécénat, proposée par les cantons romands. L'auteur, président de la Loterie Romande, révèle le contexte et les conséquences de ce refus.

Un problème politique majeur est posé. Depuis 70 ans la Loterie Romande, sous le contrôle des cantons, s'est développée jusqu'à devenir un pilier de la vie artistique, sociale, sportive et le premier mécène de sa région. Mais jeux et lotos attirent des prédateurs qui s'efforcent d'éponger le marché suisse par Internet, menaçant de détruire un système solidement lié à l'intérêt public. Il est urgent d'en prendre conscience.