Véronique Bourlon
directrice du Festival du premier roman de Chambéry

A Chambéry, au mois de mai, se déroule chaque année le Festival du premier roman (http://www.festivalpremierroman.com). Forte de 22 années d'expérience et de recherche, cette manifestation présente plus d'une spécificité remarquable. La plus importante à nos yeux : c'est le public qui se constitue en comité de programmation, avec quelque 3000 lecteurs structurés en comités qui défrichent le champ du premier roman francophone et constituent ainsi le programme. Un autre point à fait vibrer notre corde sensible : une orientation vers l'échange littéraire, avec l'inscription dans le programme d'auteurs venus de langues et de pays voisins. La directrice de la manifestation, Véronique Bourlon, rencontrée au Salon du livre de Genève dans le cadre d'un échange franco-suisse entre organisateurs de manifestations littéraires – une initiative émanant de l'ARALD (Agence Rhône-Alpes pour le Livre et la Diffusion), rejointe par la Ville de Genève, Pro Helvetia et Culturactif.ch –, avait alors appelé de ses vœux un rapprochement avec la Suisse : elle aurait vu avec plaisir des comités de lecture y prendre forme. Il nous a semblé impératif de relayer sa proposition, et de présenter le Festival du premier roman sur nos pages.

 

Entretien avec Véronique Bourlon (par Francesco Biamonte)

Culturactif.ch : Le Festival du premier roman de Chambéry est né il y a plus de 20 ans. Comment a-t-il vu le jour, et quelles ont été les principaux axes de son développement?

Véronique Bourlon : Au tout début, un professeur de lycée, Jacques Charmatz, se demandait comment fire lire ses élèves. Il a pensé à commencer par de la littérature contemporaine et les amener aux classiques ensuite. En poursuivant sa réflexion, il a eu l'idée d'aborder des romans d'auteurs inconnus : le prof et les élèves se trouvaient au même niveau, et se plongeaient ensemble dans l'acte de lecture pur. Ensuite, Jacques Charmatz a fait correspondre ses élèves avec les auteurs des livres choisis, et l'idée est venue d'inviter un auteur ou deux en classe, ce qu'il a fait. Il est ensuite allé trouver Jean-Paul Oddos, alors directeur de la bibliothèque de Chambéry. De cette rencontre est née l'idée d'élargir la formule avec un petit festival au printemps. On trouve ainsi dès l'origine du festival l'idée qui y a toujours prévalu depuis : les lecteurs choisissent les invités. La première mission de notre association est la promotion de la lecture : le festival n'est pas l'objectif en soi. L'objectif n'est pas de créer un événement, mais de faire lire, des enfants d'abord, et tout le monde ensuite.

Le sujet même du festival suppose plusieurs défis. Pour commencer, il faut découvrir les premiers romans... Comment repérez-vous les premiers livres dans le torrent de parutions romanesques, que l'on dit chaque année plus pléthorique? 

On fait une veille littéraire tout au long de l'année. Principalement grâce à Livre Hebdo , magazine professionnel français. On repère ainsi dans toutes les sorties les premiers romans qui paraissent, dans les grandes comme les petites maisons d'édition. Mais nous avons aussi beaucoup de maisons d'édition qui nous connaissent bien et qui nous informent de leurs parutions de premiers romans. Enfin, nous avons des relais en Belgique, avec la Bibliothèque publique de Mouscron pour les premiers romans belges. Il nous manque un relais en Suisse !!!... Et bien sûr, nos lecteurs, qui parfois, nous préviennent de sorties. Voilà, avec tout ça, on compile les infos et on demande à chaque maison d'édition de nous envoyer deux services de presse de chaque titre.
Les années précédentes, nous avons ainsi repéré environ 250 premiers romans francophones (mais à très grande majorité français et belges). Cette année, "crise oblige", les éditeurs réduisent leurs parutions, et nous prévoyons une parution d'environ 150 premiers romans. Nette diminution par rapport aux années précédentes, et peut-être un mal pour un bien. A suivre.

Parvenez-vous à identifier également de petits éditeurs, ou des maisons d'édition sises en périphérie de l'espace francophone, ou dans d'autres pays? Avez-vous le sentiment, à l'arrivée, de dégager une vue d'ensemble, sinon exhaustive, des premiers romans francophones?

Je pense que nous arrivons à obtenir la quasi totalité de la parution des premiers romans français, belges... Il nous manque le Canada (gros morçeau) même si quelques maisons d'édition pensent à nous informer. Quant à l'Afrique francophone... la plupart des romans francophones d'auteurs maghrébins ou africains sont publiés en France. Idem pour l'Europe de l'Est. Au bout du compte, oui, je pense que nous avons une bonne vue d'ensemble des premiers romans francophones hors Canada.

Un premier roman, en général, est publié par un auteur encore inconnu. Or la majorité des festivals comptent sur quelques célébrités pour attirer le public – et lui faire ensuite découvrir de nouveaux noms. Quel public attirez-vous, et comment l'attirez-vous?

Nous travaillons effectivement "à l'envers" des autres festivals. Nous n'attirons pas des festivaliers ex-nihilo, mais nous travaillons tout au long de l'année avec des lecteurs, avides de découvrir de nouveaux talents, de nouvelles plumes. Et ce sont ces lecteurs, qui tout au long de l'année, auront lu des premiers romans, qui deviennent festivaliers en mai, pendant le Festival à Chambéry. Peut-être, un jour, aurons-nous une notoriété suffisante pour attirer des amateurs de littérature qui viendraient pour découvrir des nouveaux auteurs, mais nous n'en sommes pas encore là, après 22 ans de bons et loyaux services !
Pour "attirer" de nouveaux lecteurs, nous proposons un système très original et unique en France : ce sont les lecteurs, qui, au terme de quelques mois de lecture de premiers romans, votent pour ceux qu'ils ont préférés, et établissent un palmarès, qui servira de base pour l'invitation définitive de 14 auteurs de premier roman francophones. C'est donc une véritable aventure littéraire et humaine qui est proposée à chaque lecteur : devenir "découvreur de nouveaux talents" et participer par son vote à la "programmation d'un festival" !
Ainsi, les auteurs de premier roman invités au Festival, certes inconnus, sont véritablement attendus par des lecteurs-festivaliers ! Pas besoin alors d'avoir des têtes d'affiche pour faire venir du public. Mais pour cela, c'est un véritable parcours littéraire, de sélection, de mise en lectures, de débats, etc., qui est organisé toute l'année, avec en point d'orgue le Festival.

On lit sur votre site que vos comités de lecture rassemblent quelque 3000 lecteurs, ce qui est vraiment impressionnant. Comment ces comités se constituent-ils, comment fonctionnent-ils?

Sur ces 3000 lecteurs on compte environ 60 % de lecteurs adultes, et 40 % de jeunes lecteurs (collégiens et lycéens).
Ils lisent à 90 % en français des premiers romans francophones, et pour le reste ils lisent en langue originale : italien, espagnol et allemand, pour dénicher de nouveaux talents littéraires italiens, espagnols et allemands. Le volet européen est très important pour nous.
Tous ces lecteurs sont regroupés dans des comités de lecture, ou lieux de lecture. La différence majeure entre comité et lieu de lecture est que pour les comités (le plus souvent dans le bassin chambérien), l'association du Festival du premier roman de Chambéry prête les livres (de la présélection) à ces comités. Nous fonctionnons alors comme une petite bibliothèque de prêt, puisque nous faisons l'acquisition d'environ 8 à 10 exemplaires de chaque titre mis en lecture. Et nous organisons la rotation des livres entre chaque comité.
Quant aux lieux de lecture (le plus souvent dans des bibliothèques, hors bassin chambérien: en Rhône-Alpes, en Belgique, en Italie...), ils se débrouillent pour acquérir les livres mis en lecture et sont autonomes dans l'organisation de la rotation des livres entre lecteurs.
Chaque comité et/ou lieu de lecture "adulte" se réunit toutes les 2 à 3 semaines pour échanger sur leurs lectures, débattre, et bien sûr rendre et emprunter d'autres premiers romans. Entre septembre et mars, nous organisons trois Forums de lecteurs sur Chambéry, pour des débats "live".
Cette année, à la rentrée en septembre, nous allons mettre en ligne un Forum de discussions sur notre site Internet, pour permettre à tout lecteur, en particulier éloigné de Chambéry, de pouvoir échanger sur les livres et les lectures. Ces forums accueilleront des discussions en français et en italien.
En fin de saison de lecture (de septembre à mars), les comités et lieux se réunissent pour voter et élire les livres qu'ils préfèrent, et participer au palmarès final. Nous retenons les 14 premiers romans de ce palmarès, et en invitons les auteurs au Festival en mai. Ensuite, d'avril à mai, les lecteurs continuent de lire les premiers romans retenus pour le Festival qu'ils n'auraient pas lu avant, afin de se préparer au mieux pour les rencontres lors du Festival !
Dans les établissemens scolaires, même principe. Les comités "jeunes" sont animés par un prof de français (ou d'italien, ou d'espagnol, ou d'allemand pour ceux qui lisent en langue d'origine) et au terme de la saison de lectures, la classe débat pour se déterminer pour le vote.
Comment se constituent ces groupes ? Pour le moment : par bouche-à-oreille. Nous avons des lecteurs très fidèles, pour certains qui participent au Festival depuis sa création, et chaque année, nous avons de nouvelles demandes ! A la rentrée, nous allons certainement faire un appel à la création de nouveaux lieux de lecture en Rhône-Alpes, avec l'aide de l'Arald (Agence Rhône-Alpes pour le Livre et la Diffusion). Et sinon, nous avons des demandes de lecteurs indépendants, qui veulent participer à l'aventure mais qui ne sont pas dans un groupe. Ces lecteurs lisent des premiers romans, et votent comme les autres (mais le décompte de leurs votes est pris en compte dans une moindre mesure dans le décompte final des votes). Nous privilégeons effectivement les groupes de lecture, car nous pensons que les échanges, débats pour les livres sont tout aussi importants que les lectures en soi.

Nous avons récemment invité dans cette même rubrique le Prix Robert-Walser, attribué à un premier roman; les responsables de ce prix soulignent, avec une fierté légitime, que tous leurs lauréats sont effectivement devenus des écrivains: ils ont continué à publier, à construire une oeuvre. Combien d'auteurs de premiers romans dépassent-ils cette première étape, combien deviennent-ils, à terme, des écrivains?

D'après des études menées par des "professionnels" – sociologues, spécialistes de l'écrit, …– on estime que 50 % environ des auteurs de premier roman continuent dans la même voie, et publient un deuxième roman. Pour les autres 50 %, on estime que la moitié d'entre eux continue à écrire mais change de genre. Par ex, ils vont écrire pour la littérature jeunesse, le "pratique", etc. L'autre moitié n'arrive pas à publier un autre livre, soit parce que ces auteurs ont épuisé ce qu'ils avaient à dire, soit parce qu'ils rencontrent trop de difficulté pour poursuivre...
Depuis sa création il y a 22 ans, plus de 400 auteurs sont passés par le Festival de Chambéry. Sans faire une étude très poussée, je pense qu'environ 70 % des auteurs qui sont venus à Chambéry ont continué à écrire, avec des parcours plus ou moins denses et reconnus. Et à l'inverse, je pense qu'environ 80 % des auteurs francophones, aujourd'hui reconnus sont passés par Chambéry. Et nous en sommes très fiers, d'autant, encore une fois, que ce sont les lecteurs qui ont choisi ! Des lecteurs non professionnels...

Le premier roman passe pour être très souvent marqué par une dimension autobiographique plus forte que la production ultérieure de son auteur. Le "premier roman" est-il à sa façon un genre littéraire?

Je ne parlerai pas de dimension autobiographique, car, à écouter ces auteurs, on s'aperçoit que leur premier livre est souvent imprégné d'éléments autobiographiques, mais que la fiction, l'imaginaire est encore plus fort. Oui, il y a souvent beaucoup de "soi" dans un premier roman, mais la majorité des écrivains en herbe ne raconte pas directement leur histoire, ou un épisode de leur histoire. Ils s'en inspirent, sont traversés par des histoires familiales, professionnelles qu'ils transcendent, pour les meilleurs.
Enfin, non, pour ma part, ce n'est pas un genre littéraire en soi. Ce sont des romans, encore perfectibles, des premiers pas dans un genre qu'est le roman. Et aujourd'hui, on s'aperçoit que le genre "roman" éclate. Un roman, par exemple, doit-il absolument raconter une histoire ? Pas sûr. On lit aujourd'hui des fictions, des non-fictions, des auto-fictions, des récits... L'histoire n'est pas toujours au centre. Parfois, c'est la langue, un langage... Peut-être est-on plus près de l'oralité parfois ? En tout cas, les premiers romans appartiennent à tout cela à la fois.

En avril dernier, au Salon du livre de Genève, lors d'une rencontre entre organisateurs de manifestations littéraires, vous avez manifesté votre désir, si la chose pouvait se faire, de créer des comités de lecture en Suisse. Avez-vous déjà sondé d'autres pays – vous avez parlé de la Belgique...?

Je maintiens ! Oui, nous aimerions créer des lieux de lecture en Suisse, pour étendre notre aventure à un espace francophone plus large. Pour le moment, nous manquons de temps pour "démarcher" et établir des liens avec des lieux potentiels, mais cela ne manquera pas d'arriver un jour ou l'autre.
Nous avons 1 lieu de lecture à Mouscron en Belgique, et 8 comités jeunes à Mouscron et dans les environs. Idem, nous espérons poursuivre en ouvrant d'autres lieux de lecture en Belgique.
Je crois que, pour le moment, nous nous arrêterons là... A moins que nous recevions des demandes spontanées du Canada et de l'Afrique francophone, auquel cas nous serions ravis d'accueillir des lecteurs de ces pays dans notre aventure. Mais, nous avons de petits moyens humains... alors, nous y allons "pas à pas".

Certaines années, des livres non-francophones entrent dans la sélection du festival. Que cherchez-vous à travers ces présences, italophones et hispanophones notamment?

Pas certaines années: tous les ans depuis quelques années.
Pour l'Italie, nous invitons un à deux auteurs italiens depuis 15 ans environ (Chambéry et l'Italie... même histoire, même culture...), et pour l'Espagne, nous invitons un auteur depuis environ 8 ans.
Nous nous ouvrons, à la rentrée, à l'Allemagne, et inviterons un auteur de langue allemande au prochain Festival en mai 2010.
Comme dans notre organisation "francophone", ce sont des lecteurs qui lisent en langue d'origine (italien, espagnol, allemand) tout au long de l'année, de septembre à mars, qui défrichent, qui débattent et enfin qui votent pour leurs préférés. Et comme pour les auteurs francophones, nous invitons le premier ou les deux premiers du palmarès final.
L'axe européen est essentiel pour nous. Car nous ne pouvons plus penser la littérature à l'aune de nos frontières. La littérature n'est pas propre à un pays, les courants se mélangent, se transportent et il est important de nous ouvrir à d'autres langues, d'autres cultures. D'où l'idée de lire en langue d'origine, et non pas de nous intéresser à des premiers romans européens déjà traduits en français. Ce sont toujours nos lecteurs qui défrichent. Au contraire, maintenant, nous avons des éditeurs français qui viennent à Chambéry pour découvrir quels auteurs européens ont été invités... Pour un futur traducteur, savoir que ces auteurs ont été lus, appréciés et choisis par des centaines de lecteurs français, est déjà un bon moyen de sentir si cela peut être intéressant de se lancer dans une traduction.

De votre observatoire, comment jugez-vous l'évolution du roman francophone d'une part, et du lectorat d'autre part?

Ouh la ! D'abord nous ne sommes pas un observatoire. On est une expérience, une aventure. On est dans le vécu et pas dans l'observation.

Mais voyez-vous des tendances se dessiner malgré tout ? Vous parliez d'éclatement du genre tout à l'heure. On parle souvent dans la critique ces dernières années de retour de la narration. Et qu'en est-il des littératures de genre, du noir, de la science-fiction, etc. ?

Nous sommes actuellement en pleine lecture pour la saison prochaine. Et nous nous demandons souvent si tel livre est un roman ; quand il n'y a plus d'histoire, par exemple. Le lectorat populaire reste attaché à cette notion, qui n'est peut-être plus actuelle. Le retour de la narration ? Oui et non ; on valorise à nouveau le plaisir de l'histoire ; quiconque sait raconter une histoire est dit « conteur », ( terme qui aurait correspondu à « ringard » il y a quelques années) ; mais beaucoup de premiers romans aujourd'hui s'attachent à un travail sur la langue plus que sur l'histoire. Raconter une bonne histoire et bien la raconter demande peut-être plus de maturité, plus de temps. Certains grands romanciers, une fois qu'ils ont acquis leur style, peuvent se lancer dans une histoire. Un griot commence à bien raconter à 50 ans. Les bonnes histoires bien racontées sont très rares dans les premiers romans. C'est très difficile.
Nous avons des critères pour admettre ou non des livres à concourir : il faut que le livre ait une diffusion au moins nationale, paraisse à compte d'éditeur. Du point de vue du contenu, nos statuts excluent la littérature pour la jeunesse, ou encore les « récits » ; or l'évolution du genre a dépassé ces clivages. Nous sommes également chahutés par les éditeurs, qui nous envoient leur littérature blanche, mais aussi leurs premiers romans noirs parfois ; du coup, nous commençons à intégrer cette littérature à la frontière du polar, de la fantasy. Le clivage avec la science-fiction est en revanche encore très fort.
Quant au lectorat, nous ne sentons pas de recul, au contraire, nous avons de plus de plus de lecteurs chaque année. Mais n'est-ce pas une vision biaisée du lectorat que nous avons ? Car nous proposons quelque chose qui va bien au delà de la seule lecture... nous ne leur proposons pas seulement de lire mais de participer. Il y a aussi une émulation entre les lecteurs, un challenge. L'aventure est d'abord littéraire, mais au moment du festival, elle devient humaine. Les jeunes sont bluffés quand ils rencontrent l'auteur d'un livre qu'ils ont lu et choisi, un auteur qui est là grâce à eux. C'est une aventure, et tout le monde le prend comme ça. D'où aussi tous ces lecteurs fidèles : certains sont là depuis le début, depuis 22 ans. Chaque année, chacun se demande comment il va influer sur le festival. Moi-même, je découvre au mois de mars qui sera invité... On finit à l'arrache ! Mais les auteurs sont encore inconnus, alors ils jouent le jeu. Et tous ces gens qui ont lu, discuté, voté, ont une très forte attente au moment du palmarès…

Propos recueillis par Francesco Biamonte