Exposition Nicolas Bouvier : Le vent des routes
Du 19 mai au 23 août 1998
Musée d'ethnographie
annexe de Conches - Genève
Ouvert de 10h à17h - fermé le lundi
Dehors: 80 photographies sélectionnées par Nicolas Bouvier
Dedans :carnets de voyages, extraits de textes, photographies, dessins de Thierry Vernet
Un hommage à Nicolas Bouvier, imaginé par Pierre Starobinski
rêveur pragmatique à l'amitié fidèle
Interview de Pierre Starobinski réalisé par l'Hebdo
Le dedans s'ouvre sur ce credo inscrit dans un cercle, à la manière d'un sceau: «La poésie est là pour corriger les erreurs de Dieu.» Comme une élévation de l'âme, les vers et les photos de Nicolas Bouvier courent sur les murs de l'escalier qui monte vers les combles, et donnent peut-être la clé de l'exposition: «N'apporte rien de plus fragile que la fragilité à laquelle tout conduit.»
Suivant un ordre chronologique, le visiteur refait par le texte et par l'image les voyages de l'écrivain-photographe qui partit de Carouge pour sillonner la planète et nous entraîner dans son rêve. Algérie, Laponie, Yougoslavie, Macédoine... Couverte de sable rouge, parfumée au gingembre, ouverte sur le bleu de l'horizon, la salle iranienne conduit à la salle japonaise, qui crisse de gravier zen et sent l'écume de mer, qui abrite des carnets de voyage et de vieilles cartes évoquant la genèse des pérégrinations, la «contemplation silencieuse des atlas, à plat ventre sur le tapis».
Le dehors contient quatre séries de photos monumentales. Plantés dans le parc, épousant les courbes de l'Arve qui ondoie en contrebas, embrassant l'ombre de la forêt, ces très grands formats, soulignés de poésie, traduisent les regards que Nicolas Bouvier portait sur les montagnes du monde.
Cette exposition sensible, intelligente, a été conçue par Pierre Starobinski. Fils du critique littéraire et essayiste Jean Starobinski, le commissaire du «Le vent des routes» est un créateur pragmatique dont l'enthousiasme réfléchi force l'admiration. Quand il était responsable de l'Office du tourisme de Leysin, il a contribué à accélérer la mutation de la station vaudoise, en y introduisant le snowboard et le hip-hop. L'an dernier, il a fait fleurir tout Lausanne dans le cadre foisonnant de Jardins 97.Comme Bouvier, Pierre Starobinski, 39 ans, a pris la route, deux ans sur les pistes des deux Amériques, quatre ans dans le berceau méditerranéen pour éprouver son corps sur les cimes des Alpes: «La montagne ouvre non seulement un horizon immédiat et infini, mais encore le microcosme: ce qu'il faut regarder de près pour tenir sa prise. Dans ces tableaux minéraux il y a des uvres abstraites absolument incroyables, dans la couleur, le grain.»
Staro a poussé la passion de la montagne jusqu'à entreprendre une formation de guide. Sinon il fait de la photo. Il écrit un peu, mais comme son père «pèse assez lourd», il n'a pas envie de donner à lire. Il préfère organiser des manifestations: «C'est l'expression d'une perception du monde. On invite les artistes à créer, on coordonne de manière que l'ensemble soit perçu comme une uvre. C'est une histoire de relations humaines. »
Pierre connaît Nicolas depuis l'enfance. Quand il avait dix ans, lors d'une promenade en montagne, le poète lui a montré un aigle. Il lui a désigné un totem, il lui a ouvert les yeux. Il a ouvert pour lui le vaste monde. L'exposition «Le vent des routes» témoigne d'une reconnaissance plus forte que la mort.
Quel est le point de départ de l'exposition «Le vent des routes»?
Il y a d'abord le travail de Leysin, les quatre expositions de photos que nous avons faites de 1993 à 1996. On voulait éditer un catalogue qui réunisse les plus belles images. En y réfléchissant, j'ai eu l'impression qu'il valait la peine de présenter les thématiques choisies dans le cadre d'une rétrospective. En même temps, j'ai eu envie de célébrer le poète, l'écrivain, le voyageur, l'iconographe. Il a fallu choisir des textes correspondant à l'esprit de Nicolas et donnant à percevoir qui il était. Forcément, ces choix sont partiels. Et j'aurais aimé pouvoir mener ces sélections de textes avec lui jusqu'au bout.
«Le vent des routes», c'est aussi un recueil d'hommages.
Je voulais qu'on remette ces textes comme un cadeau à l'écrivain vivant. Il se trouve que ça devient des hommages à un homme disparu. Ces textes expliqueront mieux que moi ce qui est donné à voir. A savoir, le petit résumé de l'uvre d'un grand homme. J'espère que ça donne l'envie de creuser, d'aller plus loin. Que les clés qu'on essaye de donner soient des invitations à partir, à voyager dans l'uvre de Nicolas.
Dès l'instant où l'on fait des choix, il y a une part d'arbitraire...
Bien sûr. J'accepte les critiques qu'on peut m'adresser. Il faudrait deux musées pour aborder tous les thèmes essentiels de Nicolas Bouvier: la musique, le corps, le temps, l'espace... Il faudrait présenter les cousins, Michaux, Segalen, Cendrars, découvrir d'autres voyageurs comme Pestelli ou Ella Maillart. Et la poésie de Holan ou de Nerval. Ou encore Montaigne qui était tellement important pour lui. Il citait sans arrêt plein de poètes que nous n'avons pas pu inviter, faute de place. Je voulais présenter plutôt les voyages. Ainsi, on ne découvre rien sur l'île d'Aran. Le magazine «Géo» avait envoyé Nicolas faire un reportage sur le whisky. Il a attendu quelques années avant de voir arriver l'article qui parlait du vent... C'est ça le personnage... Il ne concédait rien. Il était intègre. Il allait jusqu'au bout de la route, jusqu'au bout de lui-même, et c'est ce qui en fait un très grand poète.
Peut-on dissocier l'homme du poète?
Non. Nicolas était poète, écrivain, voyageur, iconographe. . . J'ai été séduit par le personnage et par l'uvre. Et plus j'étais séduit, plus je mesurais la grandeur et la complexité de l'uvre et du personnage. C'est immense. On dit toujours Nicolas Bouvier épicurien et père des voyageurs.. . Ce n'est pas vrai. Nicolas, c'était une encyclopédie vivante. Un grand savant, un homme doté d'une culture phénoménale.
Par modestie, Pierre Starobinski s'efface derrière Nicolas Bouvier. Il faut toutefois saluer en vous l'homme qui déplace les montagnes, qui fleurit Lausanne. Qu'est ce qui vous motive?
Jardins 97 est une histoire de paysage urbain et de qualité de vie. Nicolas parlait aussi ce langage. Ce n'est pas par hasard qu'il était l'invité du dernier cycle de conférences de Jardins 97. Ce qui me motive, c'est l'apprentissage. Etre curieux et découvrir. Aborder des sujets avec un il neuf et rencontrer les spécialistes. Je fonctionne par coups de cur. J'ai très envie de travailler sur la conscience du corps. Il y a un fonds iconographique que Nicolas Bouvier a commencé à élaborer quand il travaillait à une histoire de la médecine avec mon père. J'aimerais découvrir cette histoire de l'image du corps.
Votre père est un homme de lettres célèbre. Par ailleurs vous êtes fou de montagne. Ces extrêmes que sont la littérature et l'espace se retrouvent dans toutes vos réalisations. Sans faire de la psychanalyse de bazar, comment vous situez-vous entre ces deux pôles?
Je ne sais pas. Je n'ai jamais fait de psychanalyse. J'ai eu la chance de grandir dans un paysage familial, composé de gens comme Nicolas Bouvier, Michel Butor, Yves Bonnefoy, Denis de Rougemont. . . Apprenti paysan, j'allais faucher le champ de Denis de Rougemont pour pouvoir discuter un moment avec lui. La culture m'a été injectée par le cordon ombilical. Je l'ai reçue comme ça, je n'ai aucun mérite. La montagne, l'espace sont toujours des passions. Je n'essaie pas de définir qui m'a apporté quoi.
Vous connaissez Bouvier depuis l'enfance...
Oui, mais c'est sans importance. L'essentiel de cette exposition n'est pas la relation privilégiée que j'ai eue avec Nicolas parce qu'il était l'élève de mon père. Les visiteurs s'en balancent. L'intérêt, c'est ce que nous avons construit ensemble.
L'an dernier, lors du feu d'artifice de l'inauguration de Jardins 97, Pierre Starobinski avait l'air pleinement heureux. Arriverez-vous à être heureux au vernissage du «Le vent des routes»?
Je commence à être heureux quand je vois vivre le livre qu'on a édité. Je crois que c'est un bel hommage. C'est juste un peu dommage que les gens aient reconnu Nicolas trop tard. Il disait: «J'ai écrit comme un escargot, les gens m 'ont découvert comme des escargots, je connais le succès comme un escargot.» Eh bien l'escargot aura été juste un tout petit peu trop lent pour que Nicolas puisse recevoir notre message d'amitié et de reconnaissance.
Propos recueillis par Antoine Duplan
L'Hebdo
20 mai 1998
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