Nicolas Bouvier

"Comme une eau, le monde vous traverse et pour un temps vous prête ses couleurs. Puis se retire, et vous place devant ce vide qu'on porte en soi, devant cette espèce d'insuffisance centrale de l'âme qu'il nous faut bien apprendre à côtoyer, à combattre et qui, paradoxalement, est notre moteur le plus sûr"

Nicolas Bouvier
L'Usage du monde

Pierre Starobinski: rencontrer Nicolas...

Rencontrer Nicolas Bouvier à travers son écriture, ses photographies, ses enregistrements, sa poésie, ses regards, c'est être confronté à une fantastique présence au monde, une sensibilité à l'autre hors du commun, une relation au temps où la minute peut valoir l'heure, où nos repères sont feuilles au vent. Son regard limpide vous traverse, saisit toujours l'essentiel et vous fait comprendre, par l'attention qu'il vous porte, que vous êtes au centre de tout ce qui l'occupe: la rencontre.

Nicolas Bouvier a accepté sans hésiter de payer le juste prix que réclame une liberté inconditionnelle - liberté de mouvement et de déplacement sur la surface du globe autant que liberté d'esprit. Le "comme-il-faut" l'agace, le particulier l'attire. Sa vie, il l'a menée en apprentissage continu, curieux de tout. Et si la route s'est parfois montrée éprouvante, eh bien tant mieux; à mesure qu'elle "délite le corps", elle construit l'Homme.

Il laisse une œuvre bouleversante dans laquelle le mot juste est si subtilement rencontré qu'il en devient une évidence. La musique de la langue et un sens de l'humour à toute épreuve donnent une légèreté à l'ensemble qui permet d'aller un peu plus loin, justement là où il est si difficile de se rendre avec les mots.

C'est la perception sensuelle du monde qui l'a lancé sur les routes. L'état nomade, il le découvre pour la première fois à dix-sept ans dans le grand Nord. Le silence et l'espace de la toundra l'enchantent, comme l'enchantera la musique tzigane. La force de ces chants, I'harmonie qu'il découvre dans cette musique nourrie d'errance seront l'un des motifs puissants d'un voyage qui l'entraînera toujours plus loin sur la route de "L'Usage du monde".

Quand la faim et la morsure des entrailles lui rappellent son corps, il ne fuit pas dans la facilité d'un retour à une vie douillette, au contraire, il part encore plus loin à la recherche d'une limite insaisissable, humant les fumets qui font la vie. En route, il rebondira d'une rencontre à l'autre, du bleu profond de l'Anatolie au bleu léger de la Perse. Ces rendez-vous orchestrés par le hasard lui sont essentiels. Sans prétention analytique, sans volonté explicative, I'exposition "Le vent des routes" permet d'écouter les sons enregistrés le long du grand voyage de "L'Usage du monde", donne à voir les photographies prises entre Belgrade et le nord du Japon - les tirages noir blanc sont presque tous de Nicolas Bouvier - présente extraits de textes, carnets de route et poèmes, propose quelques odeurs et couleurs de l'Asie, autant de clefs pour percevoir, pour mieux ressentir l'œuvre de Nicolas Bouvier. Ici nos sens nous aident, dans la mesure de leurs limites, à recréer une petite partie du monde que Nicolas Bouvier nous raconte. Guidé par son regard et par ses textes, "Le vent des routes" invite à partager l'émotion d'un voyage qui jamais ne pourra être répété.

Pierre Starobinski

 

Un poème de Nicolas Bouvier

La dernière douane

Depuis que le silence
n'est plus le père de la musique
depuis que la parole a fini d'avouer
qu'elle ne nous conduit qu'au silence
les gouttières pleurent
il fait noir et il pleut

Dans l'oubli des noms et des souvenirs
il reste quelque chose à dire
entre cette pluie et Celle qu'on attend
entre le sarcasme et le testament
entre les trois coups de l'horloge
et les deux battements de sang

Mais par où commencer
depuis que le midi du pré
refuse de dire pourquoi
nous ne comprenons la simplicité
que quand le coeur se brise

Nicolas Bouvier

Genève, avril 1983
"Le dehors et le dedans"
© Editions Zoé

 

Bibliographie

  • L’usage du monde, Paris, Payot, (1963) 1995 ; trad. allem. par Trude Fein,
    Die Erfahrung der Welt, Zürich et Cologne, Benziger, 1980 ; trad. angl.
    The Way of the world, Edinburgh, Olygon, 1992
    Japon, Lausanne, éd. Rencontres, 1967

  • Chronique japonaise, Paris, Petite bibliothèque Payot, (1975) 1993

  • Vingt-cinq ans ensemble. Histoire de la télévision suisse romande, Lausanne, Ed. SSR, 1979

  • Le Poisson-scorpion, Paris, Folio Gallimard, (1981) 1996 ;
    trad. ital. par Beppe Sebaste, Il pesce-scorpione, Lugano, G. Casagrande, 1991;
    trad. angl. par Robyn Marsack, The scorpion-fisch, New-York, Carcanet, 1987 ;
    trad. allem. par Barbara Erni, Der Skorpionsfisch, Zürich, Ammann, 1989

  • Le Dehors et le dedans, poèmes, Genève, Zoé, (1982) 1998 (4ème édition revue et augmentée de 6 nouveaux poèmes)

  • Les Boissonnas, une dynastie de photographes, Lausanne, Payot, 1983

  • Journal d’Aran et d’autres lieux. Feuilles de route, Paris, Payot et Rivages, (1990) 1995

  • L’Art populaire en Suisse, Disentis, Desertina Verlag, 1991 ;
    trad. allem. par Barbara Erni, Volkkunst, Disentis, Desertina Verlag, 1991

  • Routes et déroutes. Entretiens avec Irène Lichtenstein-Fall, Genève, Métropolis, 1992

  • Le Hibou et la baleine, Genève, Zoé, 1993

  • Les chemins du Halla-San, Genève, Zoé (MiniZoé), 1994

  • L’échappée belle : éloge de quelques pérégrins, Genève, Metropolis, 1996

  • Comment va l’écriture ce matin ?, Genève, Slatkine, 1996

  • Le vent des routes, Hommages à Nicolas Bouvier, Genève, Zoé, 1998

  • Entre errance et éternité, regards sur les montagnes du monde, Genève Zoé, 1998

  • Le dehors et le dedans, Genève Zoé, 1998 (édition revue et augmentée de six nouveaux poème)