Vous avez quitté la Colombie
il y a 27 ans - vous étiez un très jeune homme
- pour des raisons politiques, sous protection diplomatique.
Pourriez-vous aujourd'hui y retourner sans courir de risques
? Y songez-vous parfois, ou la Suisse est-elle devenue pleinement
votre pays?
La Colombie est aujourd'hui en proie
à une guerre civile qui ne dit pas son nom. La classe
politique au pouvoir est profondément liée à
la mafia de la drogue et soutenue par les USA qui livrent
une guerre sans merci et catastrophique contre la population
colombienne. Il est facile d'imaginer que quiconque ramène
une voix discordante ou en contradiction avec le discours
du pouvoir est considéré comme un ennemi. C'est
mon cas, comme celui de tant de colombiens, vivant dans le
pays ou en exil. L'assassinat des intellectuels au pays est
l'un des délices macabres des régimes en place.
Retourner au pays natal? Le pays n'est pas seulement un espace
physique,
c'est aussi un espace social, humain, un espace de rêves
et rêveries partagés, de combats inextricables
et sans fin. Je ne suis sorti que du pays physique pour aller
vers d'autres rêves, d'autres hommes qui élargissent
mon âme, stimulent mon vécu et ma titubante compréhension
du Monde. Dans ce sens la Suisse est devenue aussi mon pays
natal.
Dans une notice autobiographique
parue dans la revue Feuxcroisés et reprise sur
notre site, vous expliquez que vous n'avez pas eu besoin de
demander l'asile en Suisse, tant votre intégration
a été naturelle, évidente même,
et immédiate. Est-il indiscret de vous demander concrètement
comment vous avez pu vous établir dans ce pays généralement
restrictif envers l'immigration extra-européenne? Plus
spécifiquement, comment vous êtes-vous senti
accueilli en Suisse en tant qu'auteur, dans le milieu de la
littérature et de la culture ? Et réciproquement,
quel effet vous a fait le milieu littéraire suisse
au moment de votre arrivée et au fil du temps ?
Quand je suis arrivé en Suisse,
la situation n'était pas aussi tendue qu'aujourd'hui
vis-à-vis des étrangers. (Il faut dire que cette
situation de tension n'est pas une spécificité
Suisse, c'est un phénomène qui touche toute
l'Europe.) Est-ce l'immigration massive qui pose problème,
ou l'absence d'une pensée sur l'autre? La civilisation
occidentale a été et continue d'être une
civilisation centrée sur elle-même, aveugle,
muette et sourde vis-à-vis de ce qui n'est pas elle-même.
Mon cheminement en Suisse est des plus banals. Je ne pas opté
pour l'asile politique, parce que j'étais déjà
hors danger, et j'ai considéré que cette place
là pouvait être octroyée à quelqu'un
d'autre en réel danger de mort. Je me suis inscrit
à l'Université de Fribourg dans la section de
français, langue que je ne parlais pas, et je me suis
marié peu de temps après avec une Suissesse.
En tant qu'auteur j'ai été accueilli correctement,
on a témoigné de l'intérêt et de
la curiosité pour mon travail littéraire tant
en Suisse alémanique qu'en Suisse romande. Jamais je
ne me suis senti rejeté ou mis dans un placard sous
une belle étiquette quelconque. Avec quelques auteurs
se sont tissées de riches amitiés, et mes rapports
avec les institutions suisses de la culture ont toujours toujours
eu pour objet des projets (viables ou non), et non pas mes
origines.
Dans la notice autobiographique
évoquée, vous parlez très joliment de
Fribourg, où vous vivez, et que vous comparez d'une
façon qui m'a étonné et ravi à
Carthagène des Indes: avez-vous envie de nous dire
quelques mots encore de votre ville?
L'environnement physique - dans mon
cas la cité - nous relie à une histoire qui
devient actuelle et vivante à travers les vieilles
pierres, surtout pour un enfant à l'écoute de
légendes, d'anecdotes sur sa ville. Carthagène
des Indes est une ville forteresse construite par les espagnols,
pour abriter et défendre leurs navires, et comme porte
d'entrée au pays de cocagne. Par là sont passés
tous les trésors pillés pendant la "conquête",
des esclaves par milliers; la ville était riche et
dotée des constructions remarquables, qui sont arrivées
jusqu'à nous presque intactes. Parallèlement
l'ancienne Fribourg nous est parvenue dans un état
également remarquable. Ces cités tellement contrastées
quant à leur l'architecture et à leur espace
urbain ont quelque chose qui ne laisse pas d'étonner,
peut être ces silences, ces absences palpables, ces
dimensions hors du temps, quelque chose de secret ou d'endormi
qui recquiert un effort pour décrypter sa langue de
signes et préparer le festin de la rencontre, dans
un temps au-delà d'hier et d'aujourd'hui. C'est une
invitation, ointe de parfums qui ne sont plus familiers, à
comprendre ce qui nous structure et qui s'est produit dans
l'histoire, à créer des liens, à renouveler
la rencontre de sangs qui nous appellent, c'est en somme l'autre
miroir protéique et germinal dans lequel nous pouvons
nous inscrire dans la continuité, nous sauver de notre
individualité envahissante et gangreneuse.
Avez-vous le sentiment d'appartenir davantage à
la scène culturelle suisse ou colombienne? A la francophonie
ou à l'hispanophonie?
Sans l'ombre d'un doute à l'espace
hispanophone. Je n'écris pas en français et
j'ai été
très peu traduit dans cette langue. (Cela ne m'empêche
de me sentir un auteur Suisse de langue castillane, mais cela
reste une élection affective et délicieusement
arbitraire.)
Après deux recueils publiés
en Colombie avant de quitter ce pays, vous avez publié
à Barcelone. On ne dispose malheureusement pas à
ce jour d'une traduction française de vos poèmes
en volume. La situation semble plus favorable en Italie, où
une édition de vos oeuvres complètes était
prévue en édition bilingue italien-espagnol.
Quel regard portez-vous sur la réception de vos poèmes
en Suisse, en Espagne, en Colombie et ailleurs? Où
souhaitez-vous le plus vivement être lu?
On souhaite être lu par quelqu'un
qui soit prêt à l'écoute, c'est tout.
Dans ce sens être lu ici ou ailleurs, dans une langue
ou une autre n'a pas d'importance. La poésie ne change
pas le monde, elle tente de l'enrichir un peu, conforte dans
l'espoir que l'homme est et peut devenir plus que lui-même,
et même malgré lui-même. En ce qui concerne
la publication le problème reste le même pour
les poètes de par le monde : la poésie n'est
pas rentable ! Des invitations à publier m'ont été
adressées, mais il y a toujours une contribution financière
à apporter dont je ne dispose pas actuellement.
C'est grâce à vous
que le Service de Presse Suisse (l'association qui édite
le Culturactif et Feuxcroisés) a connu un autre
Sud-américain de Suisse romande, Américo Ferrari,
poète remarquable, et préfacier de l'un de vos
recueils. Existe-t-il à proprement parler un milieu
littéraire hispanique en Suisse romande?
Pas à ma connaissance. Nous
sommes plusieurs auteurs issus du milieu latino-americain
à nous rencontrer et à partager des lectures,
des conférences, etc., mais sans
un esprit proprement organique.
Votre oeuvre est essentiellement
poétique et en langue espagnole. Certains poètes
immigrés en suisse ont commencé à écrire
en français (Luiz-Manuel ou Marius Popescu par exemple).
Votre français parlé est excellent. Avez-vous
jamais tenté d'écrire en français? Cette
perspective vous tente-t-elle?
Le problème se trouve dans la
poésie elle-même : comment écrire un poème
dans une langue que ne vous a pas bercé ? La langue
poétique est plus que la langue elle-même, elle
est aussi un amas d'intuitions, de rappels cryptés,
de voix immergées dans le temps, de jeux des mots et
de sons remontant à l'enfance, de souvenirs des êtres
qui vous ont construit d'une certaine manière
Sans compter les thèmes abordés, qui d'une façon
ou d'une autre appartient à une époque et à
un espace spécifique. Le Tambour de G.Grass ne pouvait
pas être écrit par un
auteur panaméen, par exemple.
La Suisse découvre peu à
peu les richesses des littératures d'immigration, qui
bénéficient d'un début de reconnaissance
- il y a quelques années on a ainsi commencé
à parler d'une "cinquième littérature
de Suisse". Quel regard portez-vous sur cette tendance
récente?
Cinquième suisse sonne comme
cinquième colonne dans le meilleur des cas, et cinquième
catégorie, dans le pire. C'est un raccourci maladroit
de journaliste en mal de mots ou de pensées. Quand
je rencontre des gens lors de lectures, ou que ce soit, je
n'entends jamais personne parler de la cinquième suisse;
ils parlent simplement des ouvres littéraires. Les
gens sont plus intelligents que les journalistes, ils ont
l'intuition que toute littérature appartient à
l'humanité toute entière, et basta.
Il faut dire que dernièrement, un intérêt
croissant est perceptible pour
tout ce que se produit en Suisse en matière de culture.
Vous avez traduit en espagnol avec
Norberto Gimelfarb des poètes romands (une anthologie
a notamment paru en 1995 à Barcelone). Pouvez-vous
nous parler de cette démarche, de ce qui vous y a conduit,
et de ce que vous avez compris, appris, observé à
travers elle ?
La découverte de tant de poésie
écrite en Suisse fut une véritable surprise.
Dans l'univers hispanophone, elle est parfaitement inconnue,
et nous avons voulu apporter un peu d'information, c'est tout.
Une autre anthologie est nécessaire, plus riche, plus
méthodique. La qualité, la variété,
et la complexité des auteurs suisses l'impose.
Votre regard sur la littérature
hispano-américaine s'est-il modifié-t-il à
travers votre expérience de la littérature suisse,
ou de la Suisse en général?
Cette question mérite à
elle seule un livre complet pour la développer. Je
ne crois pas que quiconque se confronte à une littérature
suisse en particulier, ou se confronte à une littérature
autre que la sienne. C'est enrichissant et réconfortant
de sentir l'autre, cela vous envahit de liberté, de
tendresses et de solidarités inédites, inconnues
jusqu'à alors.
Quels sont vos projets littéraires
du moment?
C'est simple: trouver comment financer
le prochain livre, et il y en a plusieurs dans les tiroirs.
Tout un programme.
Propos recueillis par Francesco
Biamonte
Page créée le 19.10.06
Dernière mise à jour le 19.10.06
|