En 2006, vous célébrez
les vingt années d'existence de votre maison d'édition
connue depuis 1986 sous la raison sociale Bernard Campiche
Éditeur.
Quels réflexions, sentiments ou émotions cet
événement vous inspire-t-il ?
Au moment où j'écris
ces lignes, je viens de vivre la fête du 20e anniversaire,
au Palais de Rumine, à Lausanne, le 27 octobre. Et,
malgré le fait que je m'étais préparé
et que certains m'avaient clairement fait comprendre qu'il
y avait au même moment d'autres anniversaires plus prestigieux
que " le mien ", j'ai été très
touché par la qualité émotionnelle de
cette soirée, que je voulais simple, due notamment
à l'extraordinaire présence de Jacques Probst,
qui m'a offert une lecture bouleversante. Gilbert Salem m'a
lui aussi offert un portrait qui figure dans l'une des vitrines
de l'exposition. Ce qui a beaucoup frappé les très
nombreux spectateurs de cette soirée, c'est le lien
établi avec ceux qui m'entourent et la qualité
visible de ce lien.
Si, à l'image d'un livre,
vous deviez narrer l'histoire de votre maison par chapitres
quels en seraient les titres - ou pour le dire autrement,
quels ont été à vos yeux les moments
les plus importants de ces vingt ans de travail éditorial
?
La première étape, c'est
la collaboration avec la défunte revue littéraire
Écriture, dont j'ai été, dès
1981, l'administrateur, à l'arrêt des Éditions
Galland, aux côtés de Roland de Muralt, puis
avec la Rédaction suivante dont j'ai fait partie. C'est
là que j'ai appris les bases du métier et, surtout,
que j'ai eu la grande chance de travailler auprès d'écrivains
comme Georges Borgeaud, Nicolas Bouvier, Maurice Chappaz,
Anne-Lise Grobéty, Jean-Pierre Monnier ou Alexandre
Voisard. Ce sont d'ailleurs Anne-Lise Grobéty et Jean-Pierre
Monnier qui ont été les premiers à me
faire confiance en tant qu'éditeur. Le livre a de toute
façon toujours été présent dans
mon existence : un grand-père et un père qui
ont publié des livres, le métier de bibliothécaire
(appris après un diplôme de l'École de
commerce) qui m'a notamment enseigné l'approche du
lecteur (ce qui, pour l'édition, n'est pas négligeable).
Je me suis lancé en 1986 et j'exerce professionnellement
ce métier depuis 1989 (en assumant seul pratiquement
tout le travail autour du livre
). Tout cela s'est donc
construit progressivement.
Ces vingt ans forment pour moi une histoire homogène.
On peut néanmoins évoquer quelques " balises
" : la confiance de Jean-Pierre Monnier et d'Anne-Lise
Grobéty, le succès rapide (en 1987 déjà)
de La Parole volée, de Michel Bühler. L'arrivée
inattendue, mais fortement souhaitée de ma part, d'Anne
Cuneo (les plus gros succès, notamment avec Le Trajet
d'une rivière et Le maître de Garamond),
puis l'éclosion d'auteurs, presque tous devenus des
amis, comme par exemple Jacques-Étienne Bovard, Sylviane
Chatelain, Claire Genoux, Elisabeth Horem, Jean-Louis Kuffer,
Asa Lanova ou Jean-François Sonnay. Enfin, le passage
" obligé et pleinement réussi " au
livre de poche, dès 2002, avec une nouvelle ouverture
culturelle importante vers le théâtre
Et
maintenant, place au " beau livre " (une nouvelle
collection : campImages), ce qui élargit mon
champ d'activités et rendra possibles de nombreux projets
passionnants à l'avenir
Et je suis aussi très
heureux d'avoir publié les uvres complètes
de Jean-Pierre Monnier et la Poésie complète
de Jacques Chessex, et maintenant L'Intégrale d'Alexandre
Voisard.
Comme, chez moi, les vies professionnelle et privée
sont étroitement liées, je ne saurais évidemment
passer sous silence le drame familial (mort d'un enfant) qui
aura marqué la deuxième décennie de mes
éditions.
À titre d'éditeur,
nous vous imaginons recevant quantité de manuscrits.
Avez-vous constaté au fil des deux décennies
écoulées une évolution dans le style,
la forme romanesque, ou dans les sujets abordés de
textes que vous avez reçus et choisi de ne pas publier
?
Je reçois en moyenne un manuscrit
par jour
Et je n'en publie guère plus d'un par
année, car je pratique avant tout une politique d'auteur
et j'essaie de réagir très rapidement aux souhaits
de publications de mes auteurs, qui ont par conséquent
la priorité.
La thématique des manuscrits est souvent liée
à une mode. Depuis quelques années, on peut
remarquer une présence accrue des textes de voyage,
probablement à la suite de l'incroyable succès,
hélas post mortem, de Nicolas Bouvier
Auparavant,
il m'a semblé pouvoir constater un afflux de "
romans historiques ", vraisemblablement en raison des
succès de Gisèle Ansorge ou d'Anne Cuneo. Mais
ce qui me frappe le plus dans ces envois, c'est que la plupart
des auteurs semblent tout ignorer de l'éditeur auquel
ils s'adressent
Ainsi, une bonne partie des textes proposés
ne correspond pas à mon catalogue
La " courbe
" des manuscrits est également liée au
succès de la Maison : quand un livre " marche
", il y a beaucoup de manuscrits, quand la Maison traverse
un " désert ", les manuscrits se font plus
rares
Quels critères spécifiques
vous font-ils retenir des manuscrits ? Peut-on, selon vous,
parler d'une " ligne " Campiche, et si oui quelle
est-elle ?
Le miracle, c'est qu'il n'y a justement
pas de " ligne " Campiche, ce que j'ignorais en
débutant dans ce métier, car j'étais,
forcément, soumis à influence. Mais mon goût
de lecteur a rapidement pris le dessus, et je suis donc passionné
par " qui va lire un texte " plutôt qu'à
établir une ligne éditoriale. En revanche, il
va de soi que le soin et l'attention, quasi maniaques, que
j'accorde aux livres que j'édite ont constitué
un formidable réservoir de fidélité,
tant pour les lecteurs que pour les auteurs.
Vous est-il arrivé de refuser
de publier un manuscrit d'un auteur édité par
la suite par un confrère et qui se serait dès
lors taillé un succès honorable ?
Comme tout éditeur, il m'est
arrivé, en toute connaissance de cause, de refuser
un manuscrit en pensant que d'autres seraient mieux à
même de le servir
Cela n'est pas arrivé
souvent et je n'ai jamais regretté cette façon
de faire
De fait, à la lecture des
titres de votre catalogue, il semblerait que la part réservée
aux " découvertes " (hormis les textes récompensés
par le Prix Georges-Nicole qui sont par définition
les premières publications de leur auteur) soit désormais
plus réduite. Pourriez-vous évoquer ici les
motifs de cette évolution ?
Cette question va enfin me permettre
d'infirmer très sérieusement la véracité
d'un tel propos (en 1998, déjà, Monique Laederach
me disait, assez violemment, la même chose
).
Tout d'abord, proportionnellement, je publie autant de premiers
romans, voire plus, que mes confrères helvétiques.
Je ne publie que huit livres par année, et il y a pratiquement
toujours un auteur débutant. Ces dernières années
: Jean-Euphèle Milcé en 2004, Nicolas Verdan
en 2005, Éric Masserey en 2006 et un Prix Georges-Nicole
en 2007
Lorsque l'on évoque l'apport du Prix Georges-Nicole
dans mon travail éditorial, on oublie (mais souvent
on ne le sait pas
) que c'est moi, seul, qui ai relancé
le Prix Georges-Nicole en 1987, dans le cadre d'Écriture,
et que je suis, depuis de nombreuses années, le secrétaire
de la Charte du Prix Georges-Nicole. De plus, je ne prends
plus en compte les manuscrits des premiers romans qui me sont
adressés une année avant chaque Prix, conseillant
aux auteurs de postuler pour le Prix. Ainsi, pratiquement
tous les derniers lauréats ont adressé leur
manuscrit au Jury sur mon conseil, ignorant, jusqu'ici, l'existence
du Prix. Le Prix Georges-Nicole ne tombe pas tout rôti
dans mon escarcelle : j'en suis l'un des principaux animateurs
Il y a eu une interruption de onze ans dans l'existence du
Prix, et aucun éditeur ne s'était alors manifesté
pour le relancer .
Cela dit, il conviendrait également de signaler l'important
travail que j'ai réalisé avec des auteurs qui
ont, pour une raison ou pour une autre, quitté leur
précédent éditeur. Cela a souvent été
l'occasion d'un renouveau exceptionnel pour eux. Qu'il me
suffise simplement de citer Anne Cuneo (qui n'écrivait
plus
), Jean-Louis Kuffer ou Jean-François Sonnay
Au fil de ces années, il
vous est arrivé à plusieurs reprises de publier
des traductions d'auteurs tels Barbara Groher (1991), Hansjörg
Schertenleib (en 1993), Walter Vogt (en 1994, 1995, 1998),
Laure Wyss (en 2001) ou encore Daniel Mayer (en 2002), soit
huit uvres traduites en vingt ans. Quelles motivations
ou raisons pourraient faire augmenter ou au contraire réduire
la part des traductions dans votre catalogue ?
Il manque à cette énumération
deux textes qui m'ont beaucoup touché : Le Grand-Père,
de Dante Andrea Franzetti, et Suisse sans armée.
Un palabre, de Max Frisch.
Effectivement, j'avais pensé, au départ, publier
régulièrement des traductions. Je me suis rapidement
rendu compte que, avec ma manière de travailler, ce
type de publications posait des problèmes
Aussi
me suis-je résolu à ne plus éditer que
des traductions réalisées par des auteurs que
je publie régulièrement. Ainsi le magnifique
travail de François Conod sur Walter Vogt, les belles
traductions de Sylviane Roche (Daniel Mayer) ou d'Anne Cuneo
(Laure Wyss)
À cela s'ajoutent le respect que j'éprouve depuis
longtemps pour certains confrères spécialisés
dans les traductions
et la difficulté toujours
croissante d'obtenir des droits de traduction (on attend que
les Parisiens disent non avant de contacter les Romands
).
La place de la traduction restera donc probablement secondaire
dans mon travail éditorial.
Dans un mouvement inverse, bon
nombre de titres que vous avez publiés (vingt au moins
sont signalés sur le catalogue de vos éditions
sur le site internet consacré à vos éditions)
ont été traduits en langue allemande pour la
plupart. Quelle réception ces différents titres
ont-ils reçu en Suisse alémanique voire en Allemagne
?
Je n'ai pas les chiffres en tête,
mais c'est certainement plus de cinquante titres qui ont été
traduits en vingt ans, ce qui, sur cent nonante livres parus,
est considérable. C'est effectivement une part non
négligeable de mon travail que de nouer et d'entretenir
des contacts avec des éditeurs étrangers. Mais
ce travail s'est sérieusement ralenti en raison des
restrictions intervenues dans les aides publiques et des réorientations
des priorités. Néanmoins, je parviens encore
à faire publier deux ou trois titres à l'étranger
chaque année. C'est aussi le résultat d'un service
de presse très volumineux, puisque j'offre près
de trois cents exemplaires de chaque titre
J'ai aussi
engagé, par exemple, une collaboratrice italienne pour
prendre en charge la recherche d'éditeurs intéressés
La réception est en général favorable,
et il n'est pas rare que d'autres titres du même auteur
suivent. On peut constater aussi qu'un livre qui " marche
" dans une langue ne " marchera " pas forcément
dans une autre
Exception notable : Anne Cuneo dont pratiquement
tous les titres ont été publiés dans
des collections de poche allemandes à plus de vingt-cinq
mille exemplaires
Cela étant, le dernier de
vos livres à avoir été traduit est celui
de Jean-François Sonnay, Les Contes du tapis Béchir,
et cette traduction réalisée en albanais date
de 2002, alors que la dernière traduction en langue
allemande remonte à 2000 : il s'agit de L'Italienne
avec pour auteures Sylviane Roche et Marie-Rose De Donno.
Pensez-vous que l'on puisse lire dans cette constatation un
intérêt de moins en moins grand pour la littérature
romande dans les autres régions de la Suisse et du
monde non francophone ? Comment l'expliquez-vous ?
Mon site n'est plus à jour -
il le sera dans les jours qui viennent. Mais il y a eu de
nombreux titres traduits ou en cours de traduction depuis
2002, entre autres Le Temps des Cerises, de Sylviane
Roche, en espagnol et en italien, Les Passantes, de
Sylviane Roche, en grec, Demi-sang suisse, de Jacques-Étienne
Bovard, en allemand, Le maître de Garamond et
Hôtel des curs brisés, d'Anne Cuneo,
en allemand, Fables des orées et des rues, d'Alexandre
Voisard, en irlandais, Une main sur votre épaule,
de Sylviane Chatelain, en albanais
Cela dit, il y a
un ralentissement dans les projets de traduction, en partie
imputable à un apport plus restreint des subsides par
Pro Helvetia, à la disparition de plusieurs éditeurs
alémaniques (et à la reprise d'autres maisons
d'édition par des éditeurs allemands), de même
qu'à une sélection beaucoup plus " pointue
" de la Collection ch. Je ne m'explique pas, par exemple,
pourquoi le beau roman de Thierry Luterbacher, Un cerisier
dans l'escalier, a été refusé par
la Collection ch. Le livre a obtenu trois prix littéraires,
l'auteur est bilingue et l'éditrice se lançait
courageusement
Depuis 1997, les textes que vous
publiez bénéficient d'une diffusion en France
(en Belgique ? au Canada ?) assurée par Vilo. Quel
écho les auteurs très majoritairement romands
que vous publiez rencontrent-ils dans le reste de la francophonie
? Cela a-t-il changé ou orienté votre travail
d'éditeur dans un sens ou dans un autre ?
En mars 2004, la Bibliothèque
nationale de France a organisé des ateliers autour
de l'édition littéraire dans la Francophonie.
Un atelier était consacré à la Suisse
française, avec, notamment la participation annoncée
de Jean-Pierre Monnier (pourtant, hélas, mort en 1997
).
Un commentaire précisait, sur le site internet de la
BN, que " Aujourd'hui l'édition francophone
romande reste le fait surtout de quatre éditeurs rivaux
: L'Âge d'Homme, les Éditions de l'Aire, les
Éditions Zoé et Bernard Campiche, petites maisons
souples, plus adaptables, qui font presque toutes de la distribution,
et souvent orientées vers un public rural, sachant
que les grands écrivains et souvent les débutants
de la littérature romande sont publiés à
Paris. " Lorsque vous lisez des propos aussi stupides
sur un site officiel français, vous ne vous étonnez
plus du silence assourdissant qui prévaut à
l'égard des parutions romandes dans les jurys littéraires,
les médias et les librairies. Les Français,
dans le fond, nous plaignent d'avoir la malchance de ne pas
être parisiens ! Dans ce contexte, je ne puis qu'être
heureux d'avoir trouvé un diffuseur qui accepte de
jouer le jeu et qui me défende de son mieux. Grâce
à une bourse bienvenue de la Fondation Pro Helvetia,
j'ai pu engager durant plus d'une année une attachée
de presse à Paris. Avec elle, nous avons " quadrillé
" les médias, n'hésitant pas à payer
des voyages en Suisse (trains et hôtels de première
classe !), pour un piètre résultat. L'étiquette
provinciale nous colle littéralement à la peau
: si nous publions à l'extérieur du VIe arrondissement
de Paris, c'est forcément que c'est moins bien
J'ai d'ailleurs toujours pensé que, comme Adrien Pasquali
le disait au sujet des uvres complètes de Catherine
Colomb, si on mettait sur nos pages de titre la mention "
Traduit de l'allemand ", nos livres seraient lus et commentés
à Paris !
Il faut aussi dire que nous ne sommes pas particulièrement
aidés par les " officiels " qui choisiront
en priorité un auteur édité à
Paris pour représenter la Suisse. Il n'est que de voir,
par exemple, les sélections pour Les Belles Étrangères
ou pour le dernier Salon du Livre de Paris (francophonie invitée
d'honneur)
Tous les éditeurs littéraires
savent aussi la différence révoltante qui prévaut
dans la réception médiatique, en Suisse comme
en France, d'un premier roman édité en Suisse
ou " chez Gallimard, excusez du peu " !
Cela dit, je constate avec bonheur, et c'est dû en partie
à mon site internet, que ma " cote " est
en pleine ascension à l'étranger (mais on part
du plancher !). De plus en plus de demandes me parviennent.
Je me rends aussi compte que la décentralisation joue
un rôle et qu'un intérêt soutenu se manifeste
dans les régions limitrophes à la Suisse (Rhône-Alpes,
Franche-Comté, Jura, Doubs
). Et il y a aussi
l'immense chance de vivre en Suisse romande, et non à
Limoges ou à Belfort
Ces confrères-là
rencontrent encore plus de difficultés que moi dans
la reconnaissance de leur travail à Paris et ne sont
pas reconnus chez eux ! Enfin, j'ai pu, en vingt ans, saisir
l'importance du suivi éditorial que nous pouvons apporter
aux auteurs, par rapport à de grandes maisons qui ne
leur consacrent que quelques minutes. Je raconte souvent l'histoire
de Marcel Arland disant à Georges Borgeaud, qui venait
de publier Le Préau chez Gallimard : "
Vous êtes dans l'hôtel particulier, mais vous
n'avez qu'une chambre de bonne ! " Pensez par exemple,
entre autres, aux uvres d'Étienne Barilier, de
Maurice Chappaz, de Georges Haldas, de Jean-Marc Lovay ou
d'Yvette Z'Graggen : sans le soutien quasi inconditionnel
de leur éditeur suisse, ces auteurs n'auraient guère
eu l'occasion de publier leur travail
Notons aussi avec amusement que tous les prix littéraires
visant la Francophonie sont systématiquement attribués
à un auteur publié à Paris ! Le palmarès
du Prix des Cinq Continents est éloquent à cet
égard : tous les lauréats désignés
à ce jour ont été publiés à
Paris
Celui de l'éphémère "
Ruban de la francophonie ", lancé à l'époque
par Espace 2, n'avait pas fait mieux
Vous avez créé en
2002 une collection de livres de poche joliment appelée
camPoche à laquelle vous avez adjoint depuis
2004 une série Théâtre en camPoche.
Rencontrent-elles toutes deux le succès escompté
? Modifient-elles le type et la composition du public auquel
vous vous adressez depuis vingt ans ? Dans l'affirmative,
à quel contexte (contraintes économiques ? nécessité
d'atteindre peut-être un public plus jeune ?) cet élargissement
serait-il dû ?
La naissance de la collection camPoche,
en même temps que la parution du roman d'Anne Cuneo,
Le maître de Garamond, m'a en quelque sorte sauvé
! Je n'avais, à la mort de ma fille, plus aucune envie
de travailler, plus aucun goût à rien. Le fait
de devoir créer une nouvelle ligne éditoriale
et la confiance sans faille de mes auteurs dans ces temps
douloureux ont fait que j'ai été stimulé
par cet enjeu.
Durant longtemps, j'ai refusé de créer une collection
de poche. Mais, en plus de dix ans, aucun confrère
ne m'a demandé des droits sur un livre de mon catalogue
C'est à ma demande réitérée qu'un
de mes ouvrages a finalement paru en poche, et l'éditeur
m'a remis un forfait de CHF 1'500.-. Un deuxième a
suivi : une simple photocopie de mon édition et j'ai
reçu le livre par la poste sans avoir donné
mon autorisation ni signé un contrat
Là
j'ai touché CHF 1'000.-. Pour le troisième,
on m'a proposé un forfait de CHF 500.- (à noter
que le même éditeur me demandera, peu après,
CHF 3'500.- pour les droits poche d'un livre de son catalogue
!). À ce moment-là, j'ai donc décidé
de créer ma propre collection, dont Jacques-Étienne
Bovard a trouvé le titre : camPoche ! Cela m'a
permis de rééditer des titres importants épuisés
et, surtout, de pouvoir remettre en vente (en " offices-nouveautés
") ces ouvrages. Puis le poche est devenu un complément
indispensable de mon travail habituel, me permettant notamment
de publier du théâtre (en partenariat avec la
Société Suisse des Auteurs) et, dans un avenir
proche, des ouvrages plus documentaires et des inédits.
De plus, je suis déjà à la moitié
(quatre volumes parus) de L'Intégrale d'Alexandre Voisard,
un projet ancien qui peut se réaliser dans un cadre
de qualité, car tous " mes " poches sont
remis en pages (il ne s'agit pas de photocopies
), recorrigés
et dotés d'un dossier critique et d'une séduisante
couverture. Avec près de trente titres parus depuis
l'automne 2002, on peut d'ores et déjà dire
que cette collection a trouvé son public et qu'elle
constitue un apport non négligeable au fonctionnement
de ma Maison, notamment auprès des écoles, ce
que je n'avais absolument pas envisagé au départ
Le fait que la Fondation Pro Helvetia ait décidé
de donner la possibilité à tous les éditeurs
d'obtenir des soutiens pour les livres de poche a également
été un facteur déterminant dans ma décision
et me permet de publier des livres plus difficiles à
vendre au format de poche.
En quoi le métier a-t-il
changé d'un point de vue technique au cours des vingt
dernières années ? L'informatique et internet
ont-ils modifié en profondeur ou seulement superficiellement
votre travail d'éditeur ? Quels nouveaux changements
voyez-vous venir ? Êtes-vous tenté ou non par
l'édition électronique et le multimédia,
et pourquoi ?
Je ne peux vivre, très modestement,
de l'édition que parce que je fais pratiquement seul
tout le travail autour du livre. Et là, évidemment,
l'informatique s'est révélée indispensable.
Je n'ai pris la décision d'abandonner mon ancien métier
qu'en changeant d'imprimeur (pour celui avec lequel je travaille
depuis 1989) et en mettant en pages les livres moi-même.
Plus tard, pour les mêmes raisons, je me suis décidé
à élaborer également mes couvertures.
Cette façon de faire a également des répécurssions
favorables sur la qualité du travail éditorial
: il m'est beaucoup plus facile d'accepter des corrections
d'auteurs nombreuses si je les passe moi-même
Mais l'informatique ne peut assurer à elle seule la
qualité du livre : l'approche " intellectuelle
" est indispensable et les rapports humains restent prioritaires.
Un " mauvais " éditeur fera des " mauvais
" livres, avec ou sans informatique ! Pour ma part, l'édition
restera toujours artisanale.
Mon souci actuel porte sur l'invasion du marché par
l'impression numérique, soit une impression de qualité
mais à un nombre d'exemplaires très réduit.
Ainsi, certains peuvent " arroser " le marché
sans prendre trop de risques, puisque les tirages sont très
bas. Cela ne me dérange pas, mais le problème
est que ces éditeurs-là touchent autant d'aides
financières officielles que moi, qui imprime au minimum
à deux mille exemplaires et confie tous mes travaux
à un imprimeur
Je pense que le " livre-papier ", en littérature,
a encore de beaux jours devant lui. Les supports informatiques
seront un soutien mais ne pourront pas remplacer le papier
Cela dit, il faut travailler avec son temps et il est évident
que nous devons utiliser les outils informatiques. Internet
nous rend de grands services à l'étranger, et
je publie cet automne un livre/DVD avec un film d'Anne Cuneo
(Opération Shakespeare à la Vallée
de Joux) !
Souhaitant matérialiser vos
vingt années de travail d'éditeur vous avez
monté une exposition visible jusqu'au 25 novembre dans
les locaux de la Bibliothèque cantonale et universitaire
(Palais de Rumine), à Lausanne, agrémentée
de deux soirées festives dont la seconde, le 23 novembre,
invite le public à venir rencontrer Jacques-Étienne
Bovard à l'occasion de la parution de son dernier ouvrage
La Pêche à rôder). Quels sont les projets
qui vous animent au moment de souffler ces vingt bougies ?
Pour " marquer le coup ",
j'ai publié seize livres cet automne ! Dont deux "
beaux livres " et, tardivement, La Corde de mi,
le nouveau roman qu'Anne-Lise Grobéty m'a fait la surprise
de m'offrir pour mes vingt ans
Donc, dans l'immédiat,
je dois surtout songer à " payer " cette
production ! Et j'aimerais aussi souffler un peu : je pense
donc que le programme du printemps sera mince ! Mais ce beau
programme d'automne, très riche et varié, représente
parfaitement l'ensemble du travail réalisé à
ce jour et donne les lignes directrices pour l'avenir.
Parmi les projets qui me tiennent à cur, la publication
des chansons complètes (cent quatre-vingts chansons
avec les partitions) de Michel Bühler, ajournée
pour cause de subsides insuffisants, prend une place de choix.
2007 verra le terme de la publication du théâtre
complet de Jacques Probst (quelle découverte formidable
!) et de L'Intégrale d'Alexandre Voisard.
Je souhaite aussi poursuivre tranquillement, à mon
rythme, le travail amorcé,
Il y aura donc une
production plus restreinte
Mais tout cela reste dépendant
du succès ou non des sorties de l'automne 2006
Je me réjouis aussi d'avoir enfin le temps et l'énergie
de mettre mon site à jour et de le développer
dans les semaines qui viennent.
Et j'ai déjà en tête le projet de trois
" beaux livres ". Mais c'est musique d'avenir.
Propos recueillis par Brigitte
Steudler
Page créée le 14.11.06
Dernière mise à jour le 23.11.06
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