Coaltar
site littéraire

Un nouveau site littéraire a vu le jour en Suisse romande. Basé à Genève, coaltar (www.coaltar.net) nous a semblé particulièrement réjouissant : à la fois très libre et cohérent, riche de contenus surprenants, d'une belle facture technique, il rassemble des signatures diverses et souvent inconnues, ce qui lui confère une belle fraîcheur. Le webmaster Jean-Jacques Bonvin et Marina Salzmann, sa copilote selon leurs propres termes, ont accepté l'invitation de Culturactif.ch.

 

Entretien avec Jean-Jacques Bonvin et Marina Salzmann
(par Francesco Biamonte)

Culturactif.ch : Tout en dégageant une atmosphère bien à lui, coaltar frappe par la diversité des genres qu'il héberge : textes de création brefs, performances sonores, petit film « à la Fluxus », considérations sur l'iconographie du XVIè siècle, exhumation d'un prosateur américain oublié, ou du moins méconnu… Quel est le programme ?

Marina Salzmann  : Le programme n'est pas un programme, c'est plutôt un symptôme. Ça se passe de manière organique : chacun de nous a ses envies, chacun souhaite ou projette de faire telle chose sur le site ou de demander une contribution à des gens qu'il connaît. coaltar fonctionne donc comme un réseau, dont nous espérons qu'il va s'élargir. Ça n'est pas une clôture mais une ouverture. Pour les médias utilisés, ils n'ont pas grande importance dans ce programme.

Jean-Jacques Bonvin : Le programme va se définir aussi à travers les rubriques (« histoires », « salle des machines », « ententes », « arguments »…). Nous allons sans doute être amenés à repenser ces rubriques. Il faut éviter que trop de choses entraînent la confusion. Par ailleurs, nous ne voudrions pas cantonner le multimédia dans une seule rubrique, ce qui voudrait dire qu'il n'y en aurait pas ailleurs. La structuration des contenus se pose pour le moment comme un problème d'intendance.

MS : Savoir ce qu'est une revue Internet fait en somme partie du programme.
Nous espérons être surpris, que le site soit une source de découvertes pour le destinataire comme pour nous.
Avec dix membres, coaltar me surprend déjà par l'ouverture qu'il constitue, et en même temps par la sympathie et le bonheur de se trouver dans ce groupe

Ce qui frappe dans la composition de l'équipe et les signatures, c'est la présence de nombreuses personnes que je ne perçois pas actuellement comme des « auteurs » de la place — et je l'ai vécu comme une bouffée d'air frais. En revanche, on a l'impression que le groupe ressort largement d'une même génération — des personnes nées entre la fin des années 1950 et le début des années 1960. Comment s'est constitué le groupe ?

MS : Certains ont cru deviner dans coaltar une renaissance de la revue [vwa] [disparue en 2001, ndlr ], sous l'égide de Philippe Renaud [créateur en 1970 du Séminaire de littérature romande de l'Université de Genève et membre de la rédaction de coaltar, ndlr ], qui a été, en effet, le professeur de plusieurs d'entre nous. Mais les choses se sont passées autrement. En fait, coaltar existait déjà sur Internet, c'était le site de Jean-Jacques. JJB : Oui, coaltar existait sous le même nom mais sous une autre forme, plus élitiste, plus sombre. J'ai retrouvé Marina, une amie perdue de vue depuis longtemps, avec qui on parlait beaucoup de littérature. Nous sommes allés voir ensemble Philippe Renaud et les gens de [vwa] , Philippe Marthaler et Pascal Antonietti, qui avaient fait avec leur revue un travail extraordinaire. Ils ne veulent plus faire une revue papier, mais une revue web les intéresse. Ils participent au site [leurs contributions n'y sont pas encore visibles, ndlr]. Quant à la génération dont vous parlez : elle est en effet bien présente, mais il y a aussi des membres plus jeunes ou plus âgés, comme Marc van Dongen ou Philippe Renaud, justement.

D'où vient l'unité de ton dans cette première livraison de coaltar ?

MS : Nous n'entendons pas former d'école, il n'y a pas de manifeste. Les perspectives de chacun sont très différentes. Nous partageons une volonté de résister dans un monde qui broie. Nous avons cherché ensemble la ligne — il paraît qu'il faut avoir une ligne. Nous ressentons tous le monde comme une réalité douloureuse, dans laquelle il faut se battre pour améliorer les choses. Il y a là une dimension politique, sans vouloir faire un site politique. Nous avons ainsi beaucoup discuté dans le groupe : faut-il faire coaltar pour résister ? Pour exister ? JJB : Nous avons cherché les points communs à nos désirs, par réduction. Même si en disant ceci j'enfonce une porte ouverte : nous avons conclu que le langage est un bien commun, pas encore complètement transformé en marchandise. Et nous nous demandons tous comment exister dans la langue en la travaillant. Ça n'est pas original, mais c'est toujours porteur. Ça donne une bonne raison de se lever le matin.

J'ai cru percevoir un lien entre votre travail et les avant-gardes américaines des années 1970 ; plusieurs contributions semblent plonger leurs racines dans des mouvements comme Fluxus, plus largement la culture de la « performance ». Revendiquez-vous un héritage ? Ou est-ce la justement la génération de l'équipe qui se révèle, des personnes qui avaient vingt ans quand ces mouvements battaient leur plein ?

Les références sont très variables dans le groupe. Tout le monde est ouvert, mais plus ou moins proche de ces références. Fluxus, des figures tutélaires comme Velan… JJB : … ou ce qui s'est passé dans le roman français des années 1950… Chacun a son héritage, mais personne ne s'en est jamais réclamé.

MS : Le médium électronique, en lui-même se prête à insérer la voix, donc le corps, et la photo, qui révèle la présence physique de celui qui prend la photo. Cette place du corps est importante. JJB : Oui, la voix, c'est une présence entre le corps et l'écrit. J'y tiens.

Coaltar présente un travail de création, mais aussi de la critique ; on peut lire en ce moment sur vos pages un article sur une iconographie du XVIème siècle, l'exhumation d'un prosateur américain méconnu… Comment envisagez-vous le rapport entre création et critique sur coaltar  ?

JJB : Nous ne souhaitons pas faire critique au sens journalistique ou académique. La critique est justifiée sur coaltar à partir du moment où ce qui est envisagé participe d'une démarche personnelle, avec une grande subjectivité. Si critique il y a, sa place sera peut-être plutôt dans des textes narratifs.

Vous vous placez dès la page d'accueil sous le patronage de deux grandes figures, Faulkner et Jelinek…

JJB : Oui, et il y a aussi Pessoa. Jelinek est un événement dans ma vie. Et Faulkner encore plus. Mais il pourrait y en avoir mille autres. Il ne s'agit pas d'exister sous un patronage. Ce ne sont pas des bornes, juste des indications, MS : … des miroirs. JJB : Et cette pulsation de textes, d'éclats, est justement possible avec le format Internet, plus qu'avec le papier.

La section « salle des machines » propose aux auteurs du groupe d'écrire un texte sur un mot ; dans les premières pages du site, actuellement en ligne, c'est le mot « aujourd'hui ». Quelle est l'intention de cette rubrique, à première vue un peu scolaire, dans le sens qu'elle donne une consigne, à la façon aussi de certains concours (même si en effet, les réactions des uns et des autres sont très diverses) ?

MS : Cette pratique préexistait à la revue, c'est un exercice auquel plusieurs d'entre nous se livraient avant. C'est un moyen simple pour écrire ensemble. Pour moi, c'est comme si ces sujets communs, ces titres, étaient des fentes dans des heaumes, par lesquelles on se regardait. Cette expérience m'a permis de comprendre de l'intérieur ce qu'est le dialogisme de Bakhtine. Ce n'est pas un rapport frontal, ça n'est pas du ping-pong. On reçoit une influence, et ça nous envoie ailleurs, de manière parfois inattendue, comme des boules de billard — parce qu'on n'est pas l'autre.

Les motifs industriels et automobiles sont récurrents : à commencer par le nom du site, sur lequel vous vous attardez assez : coal , la houille, tar , le goudron — vous livrez toute une explication technique et historique de plusieurs pages sur le macadam, le tarmacadam, le bitume, le goudron, l'asphalte... Des cadrages photographiques stylisés de carrosseries étincelantes apparaissent à plusieurs endroits. Vous signez, Jean-Jacques Bonvin, un petit texte intitulé « Calandre » ; et une rubrique, on l'a dit, s'intitule « salle des machines »… C'est un goût personnel ? Une métaphore ?

MS : Maintenant ce sont des carrosseries, mais plus tard ça sera autre chose. Nous avons des photos étonnantes d'un parc d'attraction du siècle dernier, en cours de démolition à Coney Island. Vous allez dire que c'est encore l'Amérique…

… et de l'esthétique industrielle…

JJB  : L'automobile, les quatre roues, ça fait partie de mon univers, ça participe de ma perception du mouvement. Comme c'est moi qui m'occupe de la technique du site, j'ai tendance à y mettre mes fantasmes . Mais chacun pourra amener ce qu'il désire, donc ça changera.

La brièveté des textes est une caractéristique de coaltar...

MS : D'une part sur un écran, les textes brefs sont plus confortables. Mais il n'y a pas que ça. Pratiquement, la plupart d'entre nous n'a simplement pas assez de temps pour écrire, pour que les textes deviennent longs. Ça reflète donc la vie que nous menons. La journée n'est pas un grand bloc de temps, elle est découpée en tranches. JJB : La fragmentation du web correspond à cette fragmentation dans l'usage social du temps. Il y a un entrelacs entre notre façon de consommer le temps et d'utiliser les médias. Et enfin, la brièveté est aussi une tendance littéraire qui permet l'impact, l'efficacité. La pratique du bref, sur coaltar , procède donc à la fois de la technique (Internet), de l'usage social du temps, et du style.

Utopod , Le Rimeur , le blog d'Alain Bagnoud, ceux de Jean-Louis Kuffer, de Jean-Michel Olivier, Culturactif.ch, et maintenant coaltar … La fameuse disparition ou raréfaction des revues, l'inquiétude suscitée ces dernières années par la disparition de [vwa] , puis d' Ecriture , le manque de bancs d'essais pour jeunes écrivains : la toile rattrape-t-elle aujourd'hui tout cela ?

MS et JJB (en chœur) : Oui ! JJB : Imaginez les coûts de production, les délais, et surtout le problème de la distribution qui se pose pour une revue papier. Avec le web, le problème sera de durer.

Jean-Jacques Bonvin, vous dites cela en connaissance de cause…

JJB : la première revue à la création de laquelle j'ai participé s'appelait Cavaliers seuls, dans les années 1970. Ça se faisait sans ordinateur à l'époque. Je suis passé du plomb au web. A la fin des années 1990, j'ai lancé avec un ami une revue en ligne, Jocal , noire, pessimiste, confidentielle et déjantée, puis la première version de coaltar , qui n'a pas disparu mais s'est en quelque sorte dissoute, jusqu'à l'arrivée de cette nouvelle équipe. C'est la première fois que je collabore avec autant de gens. Nous sommes loin aujourd'hui de l'ancien dogmatisme de l'originalité à tout prix…

Comment trouvez-vous l'offre culturelle sur Internet ?

JJB : Difficilement. Par hasard.

MS : C'est une bonne fin, non ?

Propos recueillis par Francesco Biamonte