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L'invitée du mois

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  L'écrivain en Suisse: Une réflexion de Marie-Claire Dewarrat

 

L'écrivain et Suisse, un rapport ambigu

photo de l'auteure: Yvonne Böhler

Il s'agit d'un sujet qui mériterait plus qu'une réflexion personnelle. Il faudrait consacrer une approche historique fouillée, et une analyse de longue haleine, qui puisse prendre en compte et étudier l'attitude de cette entité étrange qu'est la Suisse envers les écrivains qu'elle a engendrés, qui ont vécu de son identité profonde, qui s'en sont nourris, qui en ont fait, consciemment ou non, le pivot de leur réflexion littéraire.

Quinze ans d'écriture professionnelle en Suisse ont fait surgir chez moi plusieurs interrogations à ce sujet.

 

 

Personnelles d'abord, lorsque j'ai dû constater que l'exercice de ce métier, que j'ai abordé comme une "vocation", bien que produisant un résultat professionnellement reconnu, ne pouvait, économiquement, que s'assimiler à la pratique d'un simple loisir culturel, état de fait légitimé même par ceux qui auraient dû en souffrir le plus.

Interrogations qui se sont très vite élargies du cas particulier à l'aspect général du problème en perdant, à ce moment-là, la préoccupation économique pour aborder le côté existentiel de la question.

Cette question s'est d'abord présentée comme une remise en cause inopportune, vite chassée comme on le fait d'un soupçon trouble qui pourrait naître soudain sur la réputation de quelqu'un qu'on aime, qu'on respecte, dont il semble impossible de mettre en doute ni l'image, ni le caractère que l'on croit connaître.

Ce pays dont je suis, où je vis, où je pense, où j'écris, a-t-il un quelconque besoin de mon existence, de ma réflexion, de mon écriture?.

La question a, malgré tout, au fil des années, résisté à cette sorte d'aveuglement volontaire dont on protège le confort et les conventions établies mais qui finit par aboutir, aujourd'hui, à une certaine brutalité d'interrogation: ce pays dont je suis, où je vis, où je pense, où j'écris, a-t-il un quelconque besoin de mon existence, de ma réflexion, de mon écriture ?

A-t-il eu besoin, antérieurement, des écrivains qui ont côtoyé son histoire ?

Aura-t-il besoin, dans son existence future et dans ses mutations en cours, de ses écrivains présents et à venir?

Et par extension, de ses artistes en général ?

Comme pour les premiers doutes, presque sacrilèges, qui ont précédé ces questions, il a fallu, avant de s'abandonner au vertige d'une réponse quelconque, ajourner l'aspect définitif de cette réponse avec la rassurante certitude que, si la nécessité de l'écrivain pour l'entité suisse était sujette à consultation, elle demeurait en revanche parfaitement évidente pour les Suisses, pris chacun en particulier qui ont eu, ont, et auront sans doute toujours un besoin vital de bibliothèques, de théâtres, de musées et de cinémas pour consolider l'héritage culturel acquis au cours des âges, le développer, l'enrichir, et le maintenir vivant au-delà du deuxième millénaire; ils en ont besoin pour répondre à leur curiosité intellectuelle et pour la satisfaire; pour équilibrer, autant que faire se peut, une certaine qualité de vie, pour conserver un humanisme réel dans l'univers technologique où évolue le monde contemporain et enfin pour préserver peut-être, dans la pérennité des arts, l'éclatement d'un code de valeurs morales dont se défont les sociétés nouvelles issues des cataclysmes politiques, des bases sans cesse mouvantes de l'ordre économique et des manipulations idéologiques qui vident de sa substance l'idéal démocratique et ce qu'il lui reste de tendances humanistes.

L'écrivain, le livre comme le pense René Char, l'art en général et ses différents moyens d'expression, font peut-être figure de dernières libertés pour l'homme contemporain, d'ultimes moyens d'exprimer le bon, le beau, le vrai si chers à la philosophie, d'analyser le mal, le laid, le faux qui sont les revers de son âme, de proposer des approches nouvelles à l'équilibre de ces tendances, à défaut de découvrir des issues raisonnables aux enfers du monde actuel.

Dernière possibilité aussi de résistance aux systèmes de négation de l'Homme qui se mettent brutalement en place dans les conflits civilisés de cette fin de siècle, et, très insidieusement, dans le fonctionnement des sociétés civiles, de leurs rapports à la politique, à l'économie, au respect et à la consolidation de leurs bases démocratiques.

Unique garantie, enfin, de la mémoire collective des peuples, le livre, l'écrivain, l'un comme l'autre fragiles à l'extrême et facilement muselables, restent la dernière ressource de la relecture de l'Histoire, des leçons de l'Histoire, des récurrences et des prémonitions de l'Histoire: "afin que quelqu'un se souvienne et le dise aux autres, pour qu'ils le disent aux autres et qu'ils se souviennent..." (Les Damnés, Luchino Visconti, 1968).

Mais pour ce grand corps abstrait qu'est la Suisse, pour ce cerveau à la fois multiple et étonnement invariable, de quelle utilité peuvent être les justifications de base à la fonction de l'écrivain telles qu'elles viennent d'être évoquées? Au cours de son lent façonnement politique, économique et culturel, sur quels grands courants de pensée en quelque sorte issus du "produit national intérieur", la Suisse s'est-elle appuyée ?

Sur quels livres essentiels, engendrés dans son sein, la Suisse a-t-elle fondé sa construction, sa progression, l'incroyable défi d'unir des langues et des cultures diverses jusqu'à constituer l'état moderne que nous connaissons aujourd'hui ? Et quelle pensée subversive, propre de l'écrivain et dont les coups de boutoir sont indispensables à démontrer la solidité des institutions ou leur fragilité, la Suisse est-elle reconnue comme légitime lors de ses remises en question ?

Vertige des points d'interrogation.

Nicolas de Flüe et le discours de Dürrenmatt pour Vaclav Havel...

Vertige à peine modéré par l'exemple ancien de Nicolas de Flüe dont on sollicite, une fois dans l'Histoire, les lumières de l'intellectualité au profit d'une évolution évidente de la mentalité communautaire et celui, plus récent, du discours de Dürrenmatt pour Vaclav Havel. Si l'impact du premier reste mesurable dans les livres d'Histoire, le second, magistrale analyse de la condition suisse, a tout au plus soulevé une émotion intellectuelle d'un trimestre alors qu'il aurait pu servir de base à une réflexion profonde et nationale sur l'identité culturelle de la Suisse et sur l'impact de cette identité sur le devenir intérieur et extérieur de la nation, ainsi que la pérennité possible de cette identité à travers l'émergence des sociétés nouvelles. Ceci ressemble à une perte irréparable.

Non reconnue comme composante fondamentale de l'identité nationale, la pensée intelligente de l'écrivain suisse ne sert à rien dans l'intellect collectif du pays.

Non sollicitée parce que non reconnue, elle ne peut trouver sa place dans la pensée communautaire, ni l'influencer, ni la nourrir de sa réflexion particulière.

Non assimilée parce que non reconnue et non sollicitée, elle ne peut remplir son rôle de levain, de bourgeonnement, de travail souterrain, de ferment nécessaire à la maturation de l'esprit collégial de la société.

La pensée à long terme, réellement présente dans le creuset contemporain, construite sur la compréhension du passé et capable de cohérence dans l'instabilité d'un futur immédiat, n'est plus la référence naturelle à laquelle la société peut se conforter.

L'a-t-elle jamais été, dans ce pays qui a structuré son fonctionnement mental sur deux axes immuables: la fabrication, la consolidation, le développement et la pérennité de sa prospérité d'une part, et l'architecture savante de sa sécurité intérieure d'autre part, l'une étant directement indispensable au maintien de l'autre. Cela suppose une intelligence constamment mobilisée par les tenants et aboutissants de ces démarches, sans arrêt sollicitée par leurs innombrables interconnexions politiques et économiques au-dedans et au-dehors des frontières. Y a-t-il eu, y a-t-il, y aura-t-il jamais place, dans ce fourmillement, pour l'écho des voix inutiles des livres et de ceux qui les font, qui n'existent peut-être que pour interrompre l'activité mécanique de la fourmilière afin qu'elle se donne le temps de comprendre la complexité de ses structures, la rigidité de ses comportements, la sclérose de son fonctionnement.

Les livres parlent de l'Homme. Uniquement. Même dans leurs discours les plus banals.

Le pays a-t-il encore les moyens intellectuels de les écouter parler de l'Homme ?

Le pays a-t-il encore la possibilité de s'intéresser à des livres qui ne parlent, simplement, que de l'Homme ?

A-t-il encore la liberté d'entendre des voix qui ne se soucient que de l'Homme et peut-il comprendre ce qu'elles cherchent à dire ?

Ou son atavisme le condamne-t-il à demeurer sourd et à poursuivre la fabrication de son Histoire selon la recette d'équilibre jusqu'ici usitée: l'accroissement continu de sa richesse, le rayonnement charitable de ses institutions, la tranquillité de son espace intérieur et le maintien subtil de la docilité fédéraliste de ses peuples ?Toutes réussites à saluer et à reconnaître. Et qui ont ceci de particulier qu'aucune d'elles ne peut se réclamer d'une origine autre que pragmatique. L'esprit ne rayonne pas ici: il suffit.

Il suffit d'en avoir à disposition juste ce qu'il faut pour huiler les rouages complexes de cette mécanique de haute précision qui, outre la conscience qu'elle a de sa perfection, est restée animée trop longtemps par le sentiment d'excellence de son fonctionnement, excellence telle qu'elle n'aurait jamais dû produire ni salissures, ni déchets, ni scories.

Il suffit d'en utiliser juste la quantité qu'il convient pour que les éléments superfétatoires de la machine ne grincent pas intempestivement ni ne remettent en cause la fiabilité de l'ensemble.

Il suffit d'en produire quelques réserves, d'une formule dûment homologuée par le contrôle universitaire, pour se préserver du risque d'avoir à recourir aux essences sauvages dont on ne pourrait mesurer ni l'impact immédiat ni l'effet à long terme sur les engrenages gouvernants.

Légalisé, codifié, utilitairement géré, cet esprit-là suffit qui conditionne, sans coercition apparente, le livre, l'écrivain, l'artiste en général, lesquels ne pourront personnifier le débordement hors de cette suffisance, la surchauffe, la surtension qui obligerait le cœur réactif de la machine à l'explosion toujours différée d'une pensée créatrice propre à la nation.

Dans le passé, on en cherche vainement la trace.

Dans le présent, son inexistence remplit le vide surréaliste du théâtre du temps, de la fébrilité et des gesticulations vaines de ceux qui le font.

Dans le futur, sera-t-il encore nécessaire de l'inventer, cette pensée créatrice propre ?

Vieille Mère, j'écris, je danse, je peins, je sculpte, je filme, je joue du violoncelle pour te dire qu'il ne me manque rien. Rien ne manque. Sauf ce besoin de nous qui n'est pas dans ton âme...

Marie-Claire Dewarrat

 

 

  Bio-bibliographie

 

Originaire de Romanens en Gruyère, canton de Fribourg, Marie-Claire Dewarrat est née à Lausanne le 26 février 1949.

  • L'ÉTÉ SAUVAGE, nouvelles, Editions de l'Aire, Michel Moret, Vevey, 1985.
    Prix de la Bibliothèque pour Tous 1986

  • CAREME, roman, Editions de l'Aire, Michel Moret, Vevey, 1987.
    Prix Michel Dentan 1988.

  • UN CHEMIN DE CROIX, textes en prose
    pour des peintures de Jacqueline Esseiva, Fribourg.
    Éditions de l'Aire, Michel Moret, Vevey, 1989.
    Éditions de la Sarine, Fribourg, 1989.

  • DER WINTER DES KOMETEN, traduction de CARÊME, par Yla von Dach, Éditions Benziger, Zürich, 1990.

  • EN ENFER, MON AMOUR, nouvelles, Éditions de l'Aire, Michel Moret, Vevey, 1989.

  • LE MAÎTRE DU SILENCE, scénario et textes d'un concert, 1991,
    15ème anniversaire de LA MAITRISE DE FRIBOURG
    musique de Henri Baeriswyl.

  • LE TAROT DE GRUYERES, poèmes libres, pour des dessins de José Roosevelt
    Édition du jeu de cartes et oeuvres originales, Commission administrative du Château de Gruyères, 1993.

  • LES TERRITOIRES INDIENS, roman, Éditions de l'Aire, Michel Moret, Vevey, 1993.

  • CHANSONS POUR GRANDIR, scénario et textes de chansons pour concert,
    spectacle- 25ème anniversaire de LA MAITRISE DE BROC
    musique de Henri Baeriswyl
    scénographie et décors de Joël Dewarrat.

  • JARDINS DIVERS, nouvelles, Éditions des Terreaux,1993.
    pour l'Imprimerie Rückstuhl, Renens
    illustrations et aquarelles de Joël Dewarrat.

  • CINQ PRIÈRES POUR L'HOMME SÉPARÉ, textes pour oratorio choeur et orgue, 1995.
    700ème anniversaire de la Collégiale de Romont
    musique de Yves Piller.

  • AZIMUT, poèmes libres pour le catalogue d'exposition de Georges Corpataux.
    Édition Musée d'Art et d'Histoire de Fribourg, 1996

  • L'ÂME OBSCURE DES FEMMES, Éditions de l'Aire, Michel Moret, 1997.

  • ABSURDE OU LES MITES (MYTHES) DU QUOTIDIEN , textes pour théâtre d'objets.
    Pour le Bazart-théâtre, Châtel-St-Denis, 1998.

Prix

  • Prix de la Bibliothèque pour Tous 1986, pour L'ETE SAUVAGE
  • Prix Michel Dentan 1988, pour CARÊME.
  • Prix Blancpain pour l'ensemble de l'oeuvre (Alliance française, Fribourg), 1990.
  • Prix du jubilé de l'UBS pour l'ensemble de l'oeuvre, 1995
  • Prix culturel de l'Etat de Fribourg pour l'ensemble de l'oeuvre, 1998

Invitation

  • Invitation à Bordeaux pour les semaines de la Littérature suisse, 1995.
  • Invitation au séminaire du Professeur Yves Bridel à la Sorbonne, 1996.
  • Invitation au Salon du Livre francophone de Toronto, Canada, 1999.
  • Invitation à l'Université de Haute-Alsace, Mulhouse, Professeur Schnyder, 1999.

Création

  • CINQ PRIÈRES POUR L'HOMME SÉPARÉ, oratorio, 07 décembre 1996 - Romont.

  • UN CHEMIN DE CROIX , oratorio pour choeur et orgue, musique du Père Jean-Daniel Balet, 1997. Fribourg - Sierre - Genève

  • Création du Bazart Théâtre à Ebullition, Bulle , 1999.
    ABSURDE OU LES MITES (MYTHES) DU QUOTIDIEN

 

Page créée le 09.10.01
Dernière mise à jour le 09.10.01

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