L'écrivain et Suisse, un
rapport ambigu
photo de l'auteure:
Yvonne Böhler
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Il s'agit d'un sujet qui
mériterait plus qu'une réflexion
personnelle. Il faudrait consacrer une approche
historique fouillée, et une analyse de
longue haleine, qui puisse prendre en compte et
étudier l'attitude de cette entité
étrange qu'est la Suisse envers les écrivains
qu'elle a engendrés, qui ont vécu
de son identité profonde, qui s'en sont
nourris, qui en ont fait, consciemment ou non,
le pivot de leur réflexion littéraire.
Quinze ans d'écriture
professionnelle en Suisse ont fait surgir chez
moi plusieurs interrogations à ce sujet.
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Personnelles d'abord, lorsque j'ai
dû constater que l'exercice de ce métier, que
j'ai abordé comme une "vocation", bien que
produisant un résultat professionnellement reconnu,
ne pouvait, économiquement, que s'assimiler à
la pratique d'un simple loisir culturel, état de fait
légitimé même par ceux qui auraient dû
en souffrir le plus.
Interrogations qui se sont très vite élargies
du cas particulier à l'aspect général
du problème en perdant, à ce moment-là,
la préoccupation économique pour aborder le
côté existentiel de la question.
Cette question s'est d'abord présentée
comme une remise en cause inopportune, vite chassée
comme on le fait d'un soupçon trouble qui pourrait
naître soudain sur la réputation de quelqu'un
qu'on aime, qu'on respecte, dont il semble impossible de mettre
en doute ni l'image, ni le caractère que l'on croit
connaître.
Ce pays dont je
suis, où je vis, où je pense, où j'écris,
a-t-il un quelconque besoin de mon existence, de ma réflexion,
de mon écriture?.
La question a, malgré tout,
au fil des années, résisté à cette
sorte d'aveuglement volontaire dont on protège le confort
et les conventions établies mais qui finit par aboutir,
aujourd'hui, à une certaine brutalité d'interrogation:
ce pays dont je suis, où je vis, où je pense,
où j'écris, a-t-il un quelconque besoin de mon
existence, de ma réflexion, de mon écriture
?
A-t-il eu besoin, antérieurement,
des écrivains qui ont côtoyé son histoire
?
Aura-t-il besoin, dans son existence
future et dans ses mutations en cours, de ses écrivains
présents et à venir?
Et par extension, de ses artistes en
général ?
Comme pour les premiers doutes, presque
sacrilèges, qui ont précédé ces
questions, il a fallu, avant de s'abandonner au vertige d'une
réponse quelconque, ajourner l'aspect définitif
de cette réponse avec la rassurante certitude que,
si la nécessité de l'écrivain pour l'entité
suisse était sujette à consultation, elle demeurait
en revanche parfaitement évidente pour les Suisses,
pris chacun en particulier qui ont eu, ont, et auront sans
doute toujours un besoin vital de bibliothèques, de
théâtres, de musées et de cinémas
pour consolider l'héritage culturel acquis au cours
des âges, le développer, l'enrichir, et le maintenir
vivant au-delà du deuxième millénaire;
ils en ont besoin pour répondre à leur curiosité
intellectuelle et pour la satisfaire; pour équilibrer,
autant que faire se peut, une certaine qualité de vie,
pour conserver un humanisme réel dans l'univers technologique
où évolue le monde contemporain et enfin pour
préserver peut-être, dans la pérennité
des arts, l'éclatement d'un code de valeurs morales
dont se défont les sociétés nouvelles
issues des cataclysmes politiques, des bases sans cesse mouvantes
de l'ordre économique et des manipulations idéologiques
qui vident de sa substance l'idéal démocratique
et ce qu'il lui reste de tendances humanistes.
L'écrivain, le livre comme le
pense René Char, l'art en général et
ses différents moyens d'expression, font peut-être
figure de dernières libertés pour l'homme contemporain,
d'ultimes moyens d'exprimer le bon, le beau, le vrai si chers
à la philosophie, d'analyser le mal, le laid, le faux
qui sont les revers de son âme, de proposer des approches
nouvelles à l'équilibre de ces tendances, à
défaut de découvrir des issues raisonnables
aux enfers du monde actuel.
Dernière possibilité
aussi de résistance aux systèmes de négation
de l'Homme qui se mettent brutalement en place dans les conflits
civilisés de cette fin de siècle, et, très
insidieusement, dans le fonctionnement des sociétés
civiles, de leurs rapports à la politique, à
l'économie, au respect et à la consolidation
de leurs bases démocratiques.
Unique garantie, enfin, de la mémoire
collective des peuples, le livre, l'écrivain, l'un
comme l'autre fragiles à l'extrême et facilement
muselables, restent la dernière ressource de la relecture
de l'Histoire, des leçons de l'Histoire, des récurrences
et des prémonitions de l'Histoire: "afin que quelqu'un
se souvienne et le dise aux autres, pour qu'ils le disent
aux autres et qu'ils se souviennent..." (Les Damnés,
Luchino Visconti, 1968).
Mais pour ce grand corps abstrait qu'est
la Suisse, pour ce cerveau à la fois multiple et étonnement
invariable, de quelle utilité peuvent être les
justifications de base à la fonction de l'écrivain
telles qu'elles viennent d'être évoquées?
Au cours de son lent façonnement politique, économique
et culturel, sur quels grands courants de pensée en
quelque sorte issus du "produit national intérieur",
la Suisse s'est-elle appuyée ?
Sur quels livres essentiels, engendrés
dans son sein, la Suisse a-t-elle fondé sa construction,
sa progression, l'incroyable défi d'unir des langues
et des cultures diverses jusqu'à constituer l'état
moderne que nous connaissons aujourd'hui ? Et quelle pensée
subversive, propre de l'écrivain et dont les coups
de boutoir sont indispensables à démontrer la
solidité des institutions ou leur fragilité,
la Suisse est-elle reconnue comme légitime lors de
ses remises en question ?
Vertige des points d'interrogation.
Nicolas de
Flüe et le discours de Dürrenmatt pour Vaclav
Havel...
Vertige à peine modéré
par l'exemple ancien de Nicolas de Flüe dont on sollicite,
une fois dans l'Histoire, les lumières de l'intellectualité
au profit d'une évolution évidente de la mentalité
communautaire et celui, plus récent, du discours de
Dürrenmatt pour Vaclav Havel. Si l'impact du premier
reste mesurable dans les livres d'Histoire, le second, magistrale
analyse de la condition suisse, a tout au plus soulevé
une émotion intellectuelle d'un trimestre alors qu'il
aurait pu servir de base à une réflexion profonde
et nationale sur l'identité culturelle de la Suisse
et sur l'impact de cette identité sur le devenir intérieur
et extérieur de la nation, ainsi que la pérennité
possible de cette identité à travers l'émergence
des sociétés nouvelles. Ceci ressemble à
une perte irréparable.
Non reconnue comme composante fondamentale
de l'identité nationale, la pensée intelligente
de l'écrivain suisse ne sert à rien dans l'intellect
collectif du pays.
Non sollicitée parce que non
reconnue, elle ne peut trouver sa place dans la pensée
communautaire, ni l'influencer, ni la nourrir de sa réflexion
particulière.
Non assimilée parce que non
reconnue et non sollicitée, elle ne peut remplir son
rôle de levain, de bourgeonnement, de travail souterrain,
de ferment nécessaire à la maturation de l'esprit
collégial de la société.
La pensée à long terme,
réellement présente dans le creuset contemporain,
construite sur la compréhension du passé et
capable de cohérence dans l'instabilité d'un
futur immédiat, n'est plus la référence
naturelle à laquelle la société peut
se conforter.
L'a-t-elle jamais été,
dans ce pays qui a structuré son fonctionnement mental
sur deux axes immuables: la fabrication, la consolidation,
le développement et la pérennité de sa
prospérité d'une part, et l'architecture savante
de sa sécurité intérieure d'autre part,
l'une étant directement indispensable au maintien de
l'autre. Cela suppose une intelligence constamment mobilisée
par les tenants et aboutissants de ces démarches, sans
arrêt sollicitée par leurs innombrables interconnexions
politiques et économiques au-dedans et au-dehors des
frontières. Y a-t-il eu, y a-t-il, y aura-t-il jamais
place, dans ce fourmillement, pour l'écho des voix
inutiles des livres et de ceux qui les font, qui n'existent
peut-être que pour interrompre l'activité mécanique
de la fourmilière afin qu'elle se donne le temps de
comprendre la complexité de ses structures, la rigidité
de ses comportements, la sclérose de son fonctionnement.
Les livres parlent de l'Homme. Uniquement.
Même dans leurs discours les plus banals.
Le pays a-t-il encore les moyens intellectuels
de les écouter parler de l'Homme ?
Le pays a-t-il encore la possibilité
de s'intéresser à des livres qui ne parlent,
simplement, que de l'Homme ?
A-t-il encore la liberté d'entendre
des voix qui ne se soucient que de l'Homme et peut-il comprendre
ce qu'elles cherchent à dire ?
Ou son atavisme le condamne-t-il à
demeurer sourd et à poursuivre la fabrication de son
Histoire selon la recette d'équilibre jusqu'ici usitée:
l'accroissement continu de sa richesse, le rayonnement charitable
de ses institutions, la tranquillité de son espace
intérieur et le maintien subtil de la docilité
fédéraliste de ses peuples ?Toutes réussites
à saluer et à reconnaître. Et qui ont
ceci de particulier qu'aucune d'elles ne peut se réclamer
d'une origine autre que pragmatique. L'esprit ne rayonne pas
ici: il suffit.
Il suffit d'en avoir à disposition
juste ce qu'il faut pour huiler les rouages complexes de cette
mécanique de haute précision qui, outre la conscience
qu'elle a de sa perfection, est restée animée
trop longtemps par le sentiment d'excellence de son fonctionnement,
excellence telle qu'elle n'aurait jamais dû produire
ni salissures, ni déchets, ni scories.
Il suffit d'en utiliser juste la quantité
qu'il convient pour que les éléments superfétatoires
de la machine ne grincent pas intempestivement ni ne remettent
en cause la fiabilité de l'ensemble.
Il suffit d'en produire quelques réserves,
d'une formule dûment homologuée par le contrôle
universitaire, pour se préserver du risque d'avoir
à recourir aux essences sauvages dont on ne pourrait
mesurer ni l'impact immédiat ni l'effet à long
terme sur les engrenages gouvernants.
Légalisé, codifié,
utilitairement géré, cet esprit-là suffit
qui conditionne, sans coercition apparente, le livre, l'écrivain,
l'artiste en général, lesquels ne pourront personnifier
le débordement hors de cette suffisance, la surchauffe,
la surtension qui obligerait le cur réactif de
la machine à l'explosion toujours différée
d'une pensée créatrice propre à la nation.
Dans le passé, on en cherche
vainement la trace.
Dans le présent, son inexistence
remplit le vide surréaliste du théâtre
du temps, de la fébrilité et des gesticulations
vaines de ceux qui le font.
Dans le futur, sera-t-il encore nécessaire
de l'inventer, cette pensée créatrice propre
?
Vieille Mère, j'écris,
je danse, je peins, je sculpte, je filme, je joue du violoncelle
pour te dire qu'il ne me manque rien. Rien ne manque. Sauf
ce besoin de nous qui n'est pas dans ton âme...
Marie-Claire Dewarrat
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