Jean-Jacques Furer

Expérience du plurilinguisme

Je suis né et j’ai grandi dans un milieu familial et régional monolingue francophone. Malgré cela, j’ai volontiers commencé à apprendre d’autres langues, soit à l’école, soit de façon presque osmotique, sans guère m’en apercevoir. Je suis ainsi arrivé au seuil de l’âge adulte sans crainte des langues étrangères, et au contraire avec plusieurs portes déjà entrouvertes vers elles.

J’avais d’autre part développé un intérêt profond pour l’histoire et en même temps un sentiment très fort pour la poésie. Je me suis mis à lire également la poésie d’autres langues, autant que possible dans la forme originale, parce que j’avais pris conscience de ce que chaque langue, avec sa musique et son rythme propres, ses règles et ses images lentement élaborées par une population vivant son expérience propre, donne à la poésie écrite en elle une spécificité que la traduction ne peut rendre que tout à fait exceptionnellement. Initialement, c’est pour lire certains poètes que j’ai appris le polonais.

En élargissant sans arrêt le cercle – tout en restant pour l’essentiel en Europe –, je suis arrivé aux langues moins répandues. Et ici, histoire, langues et poésie se sont rejoints lorsque j’ai constaté que, dans cette Europe où je me sens chez moi, bien des langues sont aujourd’hui menacées de disparition, et ce non pas en raison d’un processus en lui-même naturel, mais à cause de discriminations de mille sortes subies par leurs locuteurs précisément en tant que locuteurs de ces langues.

La discrimination naît déjà de la paresse, de l’indifférence d’une majorité pour une minorité, ou du mépris d’un centre pour les marges. Mais trop souvent, elle découle d’une volonté plus ou moins brutale de dirigeants, même élus démocratiquement, qui, au nom d’une idéologie exigeant l’identité entre langue, nation et État, veulent faire correspondre les frontières linguistiques avec des frontières politiques résultant de guerres perdues ou gagnées, autrement dit forcer un cercle ou une étoile dans un carré de même surface.

Je ne pouvais pas faire autrement que d’essayer de lutter contre cette indifférence, ces mécanismes destructeurs, cette volonté terrible d’automutilation; et pour faire reconnaître la valeur intrinsèquement égale des langues, et la richesse merveilleuse que représente le multilinguisme, pour une collectivité comme pour un individu. J’ai passé au total plusieurs années dans d’autres pays et d’autres communautés linguistiques.

Mais, sans perdre de vue le reste de l’Europe, il m’était naturel de me concentrer sur la Suisse, qui se trouve être particulièrement intéressante du point de vue sociolinguistique. Non pas que le quadrilinguisme de la Suisse soit exceptionnel: la France est bien plus riche en langues qui devraient être appelées nationales et traitées à égalité avec le français. Simplement, les hasards de l’histoire ont épargné à la Suisse les manifestations les plus destructrices du chauvinisme linguistique. Malheureusement, celle-ci en a tiré la conclusion qu’elle représente d’ores et déjà un exemple achevé ou qui a tout au plus besoin d’aménagements négligeables. Elle reste ainsi en chemin, sans vouloir reconnaître ce que serait l’idéal véritable, ni mesurer la distance – tragique – qui l’en sépare, se fossilisant au contraire dans un contentement proche de l’indifférence. Les communautés linguistiques se tournent le dos, tandis que le romanche est lentement étouffé, encore une fois non pas en raison d’une déficience qu’il aurait, mais par la très réelle discrimination qu’il subit.

Pour éprouver de l’intérieur la situation du romanche, je me suis installé en Surselva. Puis, avec la volonté de servir, de proche en proche, l’Europe et chaque langue du monde, je me suis lancé dans la lutte pour le romanche aux côtés du P. Maissen qui vient de disparaître. Pendant un court instant, nous avons obtenu un écho, même international, qui a contribué, au cours des années, à quelques améliorations de la situation du romanche, aux effets d’ailleurs à double tranchant puisqu’elles ont aussi renforcé à bon marché l’autosatisfaction du pays.

Les vingt ans suivants ont passé dans un travail quotidien aux objectifs limités, mais pratiques, juste encore réalisables par une personne ou un groupe isolés.

À force de chercher à démontrer toujours mieux comment et pourquoi le romanche recule, mais combien il serait encore aujourd’hui matériellement facile pour la Suisse de lui assurer une existence et un développement parfaitement normaux, je suis devenu le spécialiste en statistiques romanches qui a réalisé, sur mandat de deux Offices fédéraux, une analyse des recensements de 1850 à 1990, parue auprès de l’OFS en 1996 sous le titre "Le romanche en péril? Évolution et perspectives".

Une bonne partie de mon activité se déroule au sein de la Fundaziun Retoromana (FRR, internet www.grenet.ch/frr), créée en 1982 sous l’impulsion du P. Maissen. La fondation travaille à la défense et à la promotion du romanche, bien sûr, mais avec une préoccupation constante des autres langues et régions, des contacts avec elles et entre elles. Elle organise ainsi chaque année, à Laax, des cours d’été de romanche sursilvan très bien fréquentés, publie des ouvrages littéraires, linguistiques ou sociolinguistiques, et a réalisé des disques ou cassettes de chanteurs romanches. À part les cours, le projet principal est pour l’instant le premier Dictionnaire romanche (sursilvan) - français, conçu comme un début de désenclavement de l’allemand. Ce dictionnaire aura coûté quinze ans d’efforts, mais le financement des travaux restants est maintenant assuré et la publication est prévue pour l’an prochain.

En 1993, pour apprendre à mieux connaître une autre réalité suisse et grisonne, je me suis installé avec ma famille en Mesolcina, une des vallées grisonnes de langue italienne. Je fais ainsi journellement l’expérience de deux situations très différentes de discrimination, et peux essayer de travailler à développer la connaissance et le respect, ici, du romanche, là, de l’italien et du français, et en Romandie, du romanche et de l’italien.

Pour le temps où le dictionnaire sera enfin terminé, j’ai formé le projet terriblement ambitieux de ro-ro, éditions romando-romanches ou ediziuns romontschas-romandas... à Roveredo, qui devraient publier des traductions de romanche en français, ou de français ou d’autres langues en romanche. La première réalisation effective a toutefois été purement romanche: l’édition complétée de Ils de Palasecca, étrange roman – entre autre – policier du P. Maissen.

Au niveau personnel, j’ai la chance de vivre jour après jour, profondément, un plurilinguisme équilibré, non seulement dans mon travail, mais aussi en famille, où chacun comprend ce chacun des autres dit dans l’une ou l’autre des langues familiales. Mon épouse est polonaise mais a appris les quatre langues suisses. Nos enfants de 9 et 11 ans vivent quant à eux depuis leur naissance en quatre langues principales, polonais, français, romanche et italien, et nous sommes jusqu’à présent effectivement parvenus à développer chez eux une maîtrise orale et écrite du polonais et du français d’un niveau comparable à celui que l’école leur assure en italien. À ces langues s’ajoutent peu à peu, de façon osmotique, l’allemand, et comme première langue étrangère que les enfants ont eux-mêmes décidé d’apprendre, le portugais. Les enfants sont ainsi conscients de la diversité des langues, et fiers de leur plurilinguisme – et de leur binationalité –, mais sans que cela fasse d’eux des phénomènes ou que l’enseignement supplémentaire leur pèse. Ils ont des jeux d’enfants, avec des enfants de leur âge, se passionnent pour le football et le Nintendo plus que pour les livres – bandes dessinées exceptées –, et suivent l’école sans difficulté, mais sans s’ennuyer non plus.

Nous sommes encore en chemin, et les enfants ne sont guère qu’au début du chemin. Mais jusqu’à présent, nous avons réussi dans notre entreprise et, tous ensemble, nous donnons de ce qui nous importe une démonstration impossible à nier, et c’est peut-être cela qui, fût-ce à un niveau infime, aura le plus de poids, et le poids le plus durable.

Jean-Jacques Furer
28 avril 1999

 

Présentation de Jean-Jacques Furer

Information biographique (1999)

Originaire de Oberhofen a/Th (BE), né le 30 mai 1948, enfance en Ajoie, marié, deux enfants (1988 et 1990).

  • 1964-1968 Travail en librairie.
  • 1968-1973 Études universitaires partielles (histoire/économie; traduction et interprétation).
  • 1968-1979 Diverses activités: librairie, auberge de jeunesse, aide aux réfugiés, traduction et interprétation.
  • Séjours de perfectionnement linguistique dans différents pays d'Europe.
  • 1979-1980 Stage d’un an à l'Université de Cracovie (polonais; recherches sur le cachoube).
  • 1980-1993 Domicile en Surselva romanche.
  • 1980- Recherches statistiques et sociolinguistiques sur le romanche et d’autres langues. Publications, conférences ou séminaires en Suisse ou à l’étranger.Traduction, occasionnellement interprétation.
  • 1982 Cofondateur de la Fundaziun Retoromana Placi a Spescha.
  • 1982-83 Stage d'un an à l'Académie féroenne (langue et littérature féroennes, littératures scandinaves; recherches sociolinguistiques sur le féroen). Puis recherches sociolinguistiques sur les langues celtiques et les aires autrefois scandinaves dans les îles Britanniques (Shetland, Orcades).
  • 1983- Rédaction du Dictionnaire romanche (sursilvan) - français pour le compte de la Fundaziun Retoromana: collection du matériel de base nécessaire (plus de 150.000 entrées), puis rédaction elle-même. Le projet a avancé au rythme des subventions obtenues. Le financement des travaux restants est maintenant assuré et la publication est prévue pour le 2e semestre 2000.
  • 1991-1996 Travaux statistiques sur le romanche sur mandat des Offices fédéraux de la statistique et de la culture, et sur le romanche et l’italien dans les Grisons sur mandat du canton des Grisons.
  • 1992-1998 Recherche de matériel linguistique dans les journaux romanches du 19e siècle pour le compte de l'Institut dil Dicziunari Rumantsch Grischun
  • 1993 Installation dans le Moësano (région italophone des Grisons).
  • 1996-1998 Cours de romanche sursilvan pour la Pro Grigione Italiano (Moesano).
  • 1997-1998 Préparation de l’édition complétée de Ils de Palasecca, roman de Gion de Crap Sais (P. Flurin Maissen).

En outre

Collaboration occasionnelle à des journaux et revues de différentes langues, ainsi qu’avec la radio et télévision, en particulier RSI/TSI (consultations, traductions, émissions).

Quelques expériences d'enseignement (remplacements, séminaires, langues, cours privés).

Consultations en matière sociolinguistique, notamment sur le romanche (institutions diverses, journalistes et chercheurs).

Langues

Langue maternelle: français.

Langues quotidiennes de travail: allemand, français, italien, polonais, romanche.

Autres langues (niveaux divers): anglais, castillan, catalan, danois, féroen, gaélique irlandais, islandais, malais, néerlandais, norvégien, portugais, roumain, suédois, tchèque.

Bibliographie

Sociolinguistique

  • La mort du romanche (serait) le commencement de la fin pour la Suisse (également dans les trois autres langues nationales), Ediziuns RRR, Coire, 1981.
  • Romontsch 1980 - Resultats della dumbraziun dil pievel analisai e commentai, Fundaziun Retoromana, Laax, 1982.
  • Bilinguismo: Il rimedio per le comunità linguistiche minacciate?, in La lingua sarda ieri ed oggi - Atti del convegno, Amministrazione provinciale, Cagliari, 1983, pp. 85-100.
  • Perspectivas dils lungatgs pigns ell'Europa ded oz e damaun, Fundaziun Retoromana,
    Laax 1984.
  • Promoziun dil romontsch: 25 exempels pratics ord tiaras jastras, in Ischi semestril 22, Trun, 1984, pp. 9-41 + (révisé) Fundaziun Retoromana, Laax, 1985.
  • Pusseivladads e necessitads per in svilup normalisau dil romontsch,
    Fundaziun Retoromana, Laax, 1985.
  • Die Situation des Bündnerromanischen bei der Jugend, in Ladinia IX, San Martin de Tor, 1985, pp. 203-220.
  • "Rumantsch grischun": espoir et danger pour le romanche, Fundaziun Retoromana, Laax, 1986 (1988 en anglais).
  • The Threat to Romansh and the Promise of "Rumantsch Grischun", in Lingua et populus, Acta conventus, red. W. Miodunka, Uniwersytet Jagiellonski, PWN, Cracovie, 1987,
    pp. 47-59.
  • Emploi du romanche dans l'administration régionale et communale en territoire romanche, in Europa ethnica 3-4, Vienne, 1989, pp. 151-163.
  • Dretgs dils lungatgs en Svizra: in model?, in Annalas da la Società Retorumantscha CIV, Coire 1991, pp. 7-39.
  • Traitement des langues en Suisse: Un modèle?, in Les minorités en Europe - Droits linguistiques et droits de l'homme, publié sous la direction de Henri Giordan, Kimé, Paris, 1992, pp. 193-208.
  • La germanisaziun en Surselva, 1860/80 - 1980, in Scuntrada da Laax, t. 1: Referats, Ligia Romontscha, Coire, 1992, pp. 101-131.
  • Vous avez dit frontière linguistique romanche-allemand? in Babylonia, numero speciale, Atti del II incontro di Ascona sul plurilinguismo Monte Verità 1993, Fondazione Lingue e Culture, Comano, 1994, pp. 44-55.
  • Bericht über die Lage der drei Landessprachen in Graubünden, zuhanden der Arbeitsgruppe Sprachlandschaft Graubünden, Erziehungs-, Kultur- und Umweltschutzdepartement Graubündens, 1994.
  • Le romanche en péril? Evolution et perspective, Office fédéral de la statistique /
    Office fédéral de la culture, Berne, 1996, 350 p.
  • La situation du romanche en Suisse et son emploi en famille selon les résultats du recensement fédéral suisse de 1990, in Minderheiten in der Romania, XXIV. Deutscher Romanistentag, Ethnos 50, Dieter Kattenbusch (éd.), Braumüller, Vienne 1997, pp. 237-258.

En préparation

  • Graubünden, von der Dreisprachigkeit zur deutschen Einsprachigkeit(?), exposé, Gießen, 1996.
  • La Suisse et ses langues (en particulier le romanche), exposé pour le Séminaire sur les Relations entre majorité et minorité, Tîrgu-Mureº, 1996.
  • La rolla della scola e dell’administraziun communala per il manteniment dil romontsch en siu intschess, exposé pour la Scuntrada de Domat, 1997.

Collaboration

  • Rhéto-romanche - Facts & Figures, Ligia Romontscha, Coire, 1996.
  • Le paysage linguistique de la Suisse / Die Sprachlandschaft Schweiz, Office fédéral de la statistique, Berne, 1997.

Littérature

  • Romonskar, ladinskar og furlanskar yrkingar, in Brá 5, Tórshavn, 1984, pp. 58-65 (F. Dapoz, A. Pittana, G. Fontana, A. Peer, A. Planta, Falispa, L. Famos).
  • Ecrits romanches, in D’Autre part 3, Delémont, 1989, pp. 19-25 (A. Peer, P. Fl. Maissen, U.G.G. Derungs, L. Tuor).
  • Leo Tuor - Le veilleur des hauts gazons, in Le Passe-muraille, No 19-20, 1995, Lausanne, supplément, p. 6.
  • Leo Tuor ou la poésie entre alpages et archives, in Feuxcroisés, No 1, 1999, Lausanne, pp. 139-152.

Traduction

  • Agnul di Spere: Impressions, visions: Poesìis, version par francês di Jean-Jacques Furer, Institût ladin-furlan Pre C. Placerean, Çupicje di Codroip, 1997.
  • Domenico Bonini, Franco Cavani, Tino Inselmini: Le retour de Guillaume Tell + (avec Francestg Friberg et la 3e sup. de Danis) Il retuorn da Guglielm Tell, Gaggini-Bizzozero SA, Muzzano-Lugano, 1998.

En préparation

Ursicin Gion Geli Derungs: La danse des morts.

Contrôle et correction

Leo Tuor: Giacumbert Nau, traduit en français par N. Quint, L’Âge d’Homme, Lausanne, 1998.

Édition

Gion de Crap Sais (Pader Flurin Maissen): Ils de Palasecca, ro-ro 1998.

Dictionnaire en préparation

Dictionnaire romanche (sursilvan) - français.