Un événement culturel
dimportance vient de se produire à Paris : en
créant la première chaire dHistoire de
la philosophie médiévale en France, la Sorbonne
et lUniversité française renouent avec
le médiévisme philosophique après un
siècle de divorce.
En 1879 en effet, la promulgation de
lEncyclique Aeterni Patris,
qui promouvait lenseignement de la philosophie chrétienne
selon lesprit de saint Thomas dAquin, eut de nombreux
effets positifs, dont une indéniable impulsion à
létude de la philosophie médiévale.
Mais il y eut aussi des effets indésirables : non seulement
saint Thomas a détrôné la plupart des
théologiens et philosophes médiévaux,
mais les intellectuels nont rien trouvé qui pût
les inciter à sintéresser à cette
période. Le public cultivé est ainsi resté
prisonnier dune image éculée, celle dun
âge obscur, théâtre dune " effroyable
aventure " (Renan), dune " interruption de
mille ans dans lhistoire de la civilisation ",
où la philosophie a été lune "
des plus grandes plaies de lesprit humain " (Diderot).
Mais quest-ce qui a changé
en cent ans ?
1. Il y eut un premier processus constitué
par la prise de conscience que la philosophie médiévale
nest pas réductible à Thomas dAquin
et, plus radicalement, quelle ne peut sinterpréter
seulement à partir du thomisme et de la philosophie
chrétienne. Depuis plusieurs années, on a pris
en compte le rôle fondamental de la pensée arabe
et juive, on sest intéressé à la
philosophie des laïcs (comme Dante) et, après
un certain engouement à exhumer les agitateurs insoumis
ou condamnés (tel Maître Eckhart), on a fait
place à la diversité rebelle et
irréductible de limmense Moyen Âge. (1)
En conséquence, les médiévistes ont appris
une chose depuis vingt ans : cest que si lon veut
comprendre Jean Duns Scot ou Guillaume dOckham (alias
Guillaume de Baskerville dans le
Nom de la rose), cest surtout Bonaventure quil
faut lire, Pierre de Jean Olivi ou Henri de Gand. Mais qui
les connaît dans le grand public ?
2. Un second processus a modifié
la lecture de luvre de saint Thomas lui-même.
Voilà des années que
lon met en garde contre " la tentation de définir
lessence du thomisme par des formules indépendantes
des uvres et contingences où elle sest
exprimée " (M.-D. Chenu). Cest ainsi que
sest fait sentir le besoin de rejoindre lhumus
nourricier de cette grande synthèse doctrinale. Nous
voilà renvoyés à latelier de frère
Thomas, mieux à même de comprendre luvre
en son milieu. Ce fut lapport inestimable de la
Commission Léonine, chargée de lédition
des uvres de saint Thomas : elle a rendu cette pensée
plus authentiquement accessible, permis de suivre pas à
pas la genèse de la doctrine, montré avec précision
ce que fut lapport du dominicain à la science
de son temps. (2)
Les nouvelles méthodes historiques
nimposent pas pour autant de tomber dans lhistoricisme,
comme si la vérité était définie
par la conformité dune thèse aux exigences
du milieu qui la vue naître, mais elles retiennent
de transposer indûment une solution lue chez un auteur
médiéval à des problèmes qui,
propres au XXe siècle, sont dun autre temps.
Létude de la pensée médiévale
nous apprend ainsi à maintenir le Moyen Âge à
distance, et saint Thomas avec lui.
Et cest, paradoxalement, ce qui
en explique lactualité : en redécouvrant
cette pensée méconnue, le lecteur contemporain
est transporté dans un autre monde. Il ny trouvera
pas de réponses toutes faites aux lancinants problèmes
daujourdhui, mais il sera entraîné
à une réflexion critique. Le résultat
? Une manière originale de comprendre notre monde et
une chance de trouver des réponses qui soient un véritable
progrès vers la culture et luniversel.
François-Xavier PUTALLAZ
Université de Fribourg (CH)
1. Cf. Kurt FLASCH, Introduction à
la philosophie médiévale, Paris-Fribourg 1992.
2. Cf. Jean-Pierre TORRELL, Initiation à saint Thomas
dAquin. Sa personne et son uvre, Paris-Fribourg
1993. Jean-Pierre TORRELL, Saint Thomas dAquin, maître
spirituel, Initiation 2, Paris-Fribourg 1996.
Page créée le 09.10.01
Dernière mise à jour le 09.10.01
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