L'invitée du mois
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Qui
je suis, entre ailleurs et nulle part
Etant suisse et française, genevoise
et savoyarde, je ne me sens, à vrai dire, ni dici
ni de là-bas. Je nappartiens pas vraiment à
ces frontières géographiques quon nous
a imposées, ni à aucun sentiment national. Et
pour cause : que faire de lidée de la France,
quand on est née au bord du lac Léman dans une
petite ville paisible où traîne laccent
dune région qui dépasse les frontières
? Et que faire de lidée de la Suisse, quand on
vient dun canton marginal, plus tourné vers la
Bourgogne et la Savoie que vers les vertes vallées
de lAppenzell ?
La Suisse, il est vrai, naide
pas à la construction dune identité nationale,
et de cela je lui sais gré : la Suisse revendiquerait
plutôt sa multiplicité, sa diversité et
sa résistance à toute unification réductrice.
Jai beaucoup appris de mes treize années passées
à Genève avec des incursions fréquentes
et heureuses en Valais, sorte de double de mon pays savoyard,
en plus âprement catholique (la Savoie ayant sans doute
perdu de son âpreté naturelle au contact "
civilisateur ", quoique tardif, de la France) ; appris
du fonctionnement dune organisation politique et géographique
tout à fait originale, appris aussi dune autocritique,
peut-être parfois exagérée, mais souvent
salutairement ironique.
Peut-être mon seul sentiment
appartenance est-il lié au lieu précis de lenfance,
une maison solide, un jardin clos qui aurait pu être
partout, mais qui fut marqué cependant par la douce
atmosphère lémanique, sa mélancolie brumeuse,
ses étés toujours au bord dexpirer avant
lheure : ce serait une appartenance plus sentimentale
que proprement nationale, ou même régionale.
Cependant, je le sais, je men rends compte maintenant
que je men éloigne, vivant à nouveau à
Paris, qui nest aucunement un lieu dappartenance
mais plutôt danonymat et dexil, que ce petit
périmètre lémanique (" larc
lémanique ", pour reprendre la belle expression
de Nicolas Bouvier) est celui auquel je me sens le plus profondément
attachée. Quelque chose y est fortement enraciné,
et la délicate conjonction deau plane et de montagnes,
de vallées aiguës et de dranses vertes, bien que
menacée de part et dautre de la frontière
par daffreux développements touristiques, tient
en elle cachés de doux et modestes trésors (lascension
du Mont Billat et de la dent dOche, la cabane de Saleinaz
ou le refuge du Dolent, les maisons, les jardins, les murs,
les traversées en bateau, les visites, les nages).
Tout cela, cest en moi dorénavant
: je peux partir, car de cette terre noire, de ces orties,
de ces pommes toujours cueillies et mangées vertes,
je suis abondamment nourrie. Le monde, autour de moi, est
vaste. Je le savais déjà enfant, puisque mon
père ne tenait guère en place, et que la musique
grecque et roumaine, bulgare et serbe nous était elle
aussi une nourriture. Jai suivi, accompagné puis
pleuré mon père de la montagne savoyarde aux
rives de la Méditerranée, et jusquà
la ville miraculeuse de New-York. Puis nous nous sommes posées,
mère et filles, dans une paisible et légèrement
ennuyeuse capitale, Paris, où je passai mon bac sans
enthousiasme, pressée de repartir.
Alors, sans vraiment en être
consciente, jai poursuivi lenquête en étudiant
le grec moderne à luniversité de Genève,
sous légide du professeur Bertrand Bouvier, enthousiaste
et érudit passeur dune langue et dun monde
qui métaient secrètement familiers, mais
dont je découvrais (et ne cesse toujours pas de découvrir)
la richesse et la complexité.
Ainsi, à Genève, ville
de mon père, je découvrais la Suisse en même
temps que la Grèce. Je retrouvais mes racines helvétiques,
un certain protestantisme tant décrié par ma
famille maternelle, une austérité que je trouvai
plaisante, parce quelle saccompagnait, pour moi,
de la liberté : étudiante, seule puis très
vite entourée, dans une ville qui gardait ses secrets,
mais savait sentrouvrir à lesprit curieux.
Et puis, pour maccompagner (comme ici), il y avait toujours
la musique grecque, grinçant sur de mauvais enregistrements
et dont japprenais, petit à petit, les mots.
Un peu par hasard, à cause des
circonstances plus que par une claire volonté académique,
je fis une licence puis une thèse en grec moderne.
Et cette thèse, par les mêmes voies mystérieuses,
me conduisit en Australie : voilà que le monde sélargissait
encore, et tenait plus que jamais ses promesses. La discipline
académique salliait au plaisir de la découverte
; les frontières helvétiques et grecques souvraient
: je marchais la tête en bas au pays des horizons si
vastes quon se demande comment on a pu passer tant dannées
au milieu de perspectives étroites comme des défilés,
comme ces cluses que lon suit en train, au sortir de
Bellegarde, avec leur soleil parcimonieux qui ne suffit pas
à avaler toute lombre gardée au fond.
Maintenant, je retrouve Paris, la ville
qui est restée celle de ma mère, changeante
comme elle, plus exigeante et rude que tendrement maternelle.
Les souvenirs de ladolescence ont pâli, je reviens
nourrie de mes années genevoises, et la ville, même
quand elle est hostile, conserve des réserves inconnues
de bonté. Je ne sais pas encore ce qui au juste my
attend, mais cette ignorance, que naccompagne nulle
impatience, nest pas pour me déplaire. Il reste
toujours linfinie exploration des mots et des langues,
des rues que sculpte la lumière océanique où
je me promène, nez au vent ou il à lobjectif,
disponible comme seul peut lêtre qui na
rien à exiger dun lieu, si ce nest son
dévoilement soudain et furtif sous le coup de soleils
jaunes et apocalyptiques.
Marie Gaulis
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Un livre : Ligne
imaginaire |
Le sommeil de la sieste
est dense, avec des remuements noirs tout au fond.
Très rarement y passent des rêves.
Sommeil immobile, sur le dos -dans un abandon,
mains posées sur le livre qu'on lisait,
qui ne ressemble en rien à l'installation
dans le sommeil nocturne, auquel on se prépare
avec tout un rituel.
Tout au long de cette "Ligne
imaginaire » défilent des images,
des instantanés, moments de vie heureux,
éphémères, à peine
esquissés, ou comme entrevus au sortir
d'une sieste délectable faite dans la touffeur
de l'été, et, toujours, une présence
au monde.
Marie
Gaulis, française et suisse, née
en l965, Docteure ès lettres, signe ici
ses premiers récits
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ISBN 2- 88340-085-7
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Un Inédit |
Le texte présenté ici fait
partie dun recueil en préparation
qui sera une sorte de rêverie sur les lieux, le voyage,
lappartenance.
Le partage des eaux
Je vais dune eau à lautre,
traversant la ligne de partage des eaux, à laller,
au retour, en rêve.
Cest toujours vers leau
que je vais. Cest au bord de leau que je marche,
que je regarde avec le plus dattention involontaire
le ciel car le ciel, au-dessus de leau, est plus
vaste, bombé comme lorbite dun il,
traversé de vagues frémissantes sur lesquelles
croisent de gigantesques navires, dans lesquelles dansent
poissons et dauphins, nageurs et sirènes.
Ici, nous indique le panneau, sopère
le partage des eaux : pour moi, très mystérieuse
conjonction, et très réelle. Cest le point
qui délimite les eaux du Nord des eaux du Sud, les
eaux de lOuest des eaux de lEst, le point où
une secrète ligne les départage, quadrillant
le sol de réseaux invisibles.
Pour moi, leau en effet coule,
derrière et devant, entre montagnes et océan,
entre fleuves et mer, entre lac et étangs : elle ne
cesse de parcourir mon corps géographique, mon corps
géologique. Je suis les strates et les sédiments,
le cuivre et le fer, le manganèse, lopale, le
schiste et le granit, le mica des montagnes et lardoise
des toits.
En moi se partagent les eaux, celles
de lenfance et de la maturité, celles de la mère
et celles du père, celle des jardins et des vergers,
celles où je me suis baignée, celles où
je me laverai, celles de la mémoire et celles de loubli.
Des eaux de perle et de pierre.
Corps irrigué, je flotte. Tête
renversée, peau verte, je regarde passer laigrette
blanche, je cligne des yeux au soleil de septembre ; je nage,
plongée, immergée, couleuvre bleue et jaune.
Les eaux sont en moi et tout autour de moi : je my baigne,
et je suis baignée par elles.
Ainsi, faisant laller et le retour,
traversant si souvent la ligne de partage des eaux, jai
un bras dans la mer et un pied dans les eaux familières
du lac, et mon corps goutte au soleil, allégé
: car les eaux me portent sur leur dos, eaux vertes, eaux
grises, eaux dun bleu incisif piqueté de blanc,
eaux animées par la bise ou le meltem, eaux qui font
semblant de dormir entre leurs berges.
Eaux qui se partagent, se répandent,
se ramifient, je les suis dans leur capillarité puissante.
Je me laisse emporter, rouler par les vagues sur les minuscules
cailloux, ufs translucides. Javale un peu deau
salée, je respire la bonne odeur de vase, jécoute
le ressac, les murmures, les frémissements, la chanson
sans fin des eaux, au-dehors et au-dedans de moi.
Le monde, je le sens, nest pas
solide : il coule, lui aussi entraîné par les
anneaux reptiliens de leau. Leau en réalité
ne se partage pas, elle se démultiplie et court, réseau
veineux de sang vert, de sang couleur de temps et de tempête,
de sang qui nous abreuve et nous nourrit, et qui sécoule
tendrement, sans blessure, sans douleur.
Marie Gaulis
L'Inédit Le Partage des eaux, fait
partie dun recueil en préparation qui sera une
sorte de rêverie sur les lieux, le voyage, lappartenance.
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Bio-bibliographie |
Marie Gaulis /photo
de Thomas Bouvier
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Marie Gaulis
Née le 26 octobre
1965 à Thonon-les-Bains, de père
genevois et de mère savoyarde.
A passé son baccalauréat
à Paris, et fait des études de lettres
à luniversité de Genève
(licence en grec moderne, anglais et français).
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A soutenu une thèse de doctorat
en grec moderne sur la littérature grecque dAustralie,
en juin 1998. Thèse qui va être publiée
par les éditions Slatkine dans le courant de lannée
2001.
A publié Le
Fil dAriane aux éditions de lAire
en 1993 (recueil de poèmes), et Ligne
Imaginaire aux éditions Métropolis en
1999 (récits ou plutôt, selon lauteur,
poèmes en prose).
A écrit le texte de louvrage
Re-Naissance - Villa Edelstein, en collaboration avec
le photographe Jean Mohr (commande de la fondation Louis-Jeantet
de médecine), paru chez Georg éditeur en 1998.
A reçu la bourse décriture
pour jeune écrivain de la Ville de Genève en
juillet 1999 pour un projet de pièce de théâtre,
et le prix Pittard-dAndelyn en novembre 1999 pour
Ligne Imaginaire.
Vit actuellement entre Genève
et Paris.
Page créée le 09.10.01
Dernière mise à jour le 09.10.01
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