Irene Weber Henking
directrice du CTL

En Suisse romande, plusieurs initiatives témoignent d'un intérêt croissant pour la littérature des différentes régions linguistiques du pays. Essentiel à la circulation des textes, le discret métier de traducteur s'en trouve valorisé. Au cœur de ce dynamisme, le Centre de Traduction Littéraire de l'Université de Lausanne (CTL) offre chaque année une riche programmation de rencontres et de lectures bilingues qui contribuent à mieux faire connaître les enjeux de la traduction auprès du public. Entretien avec sa directrice Irene Weber Henking, avant l'ouverture de la saison 2007-2008 du CTL samedi 22 septembre, dans le cadre du festival de traduction Babel à Bellinzone.

 

Entretien avec Irene Weber Henking, par Anne Pitteloud

Le CTL a été fondé en 1989 à l'initiative du professeur Walter Lenschen, médiéviste à la section d'allemand de l'université de Lausanne: il voulait créer une plate-forme de discussion des problèmes théoriques et pratiques de la traduction littéraire. Etait-ce novateur? Comment le CTL a-t-il évolué?

Irene Weber Henking: Des centres pour la traduction littéraire existaient à Stra e len, en Allemagne, et à Arles, en France. Pour Walter Lenschen, allemand d'origine, il manquait un maillon entre l'Allemagne et la France. Ville multilingue et multiculturelle, Lausanne lui semblait prédestinée pour accueillir un collège de traducteurs, qui serait à la fois un centre d'accueil et de résidence. La Ville et l'Université de Lausanne se sont montrées enthousiastes et ont collaboré dès le départ pour que cet institut universitaire puisse voir le jour. Pendant ses dix premières années d'existence, des traducteurs sont venus parler de leur travail devant les étudiants et les amateurs de traduction littéraire, essentiellement dans le cadre de l'université.

A mon arrivée à la direction du CTL, en 1999, j'ai essayé de définir certaines priorités. A côté des objectifs scientifiques – recherche dans le domaine de la traductologie, organisation de colloques et de congrès, publications –, nous avons une visée sociologique et idéologique: faire reconnaître le métier de traducteur littéraire auprès du grand public. Les gens ne se déplacent pas (encore) pour les traducteurs, mais pour les auteurs: il fallait donc inviter les deux, et nous avons débuté nos lectures bilingues en veillant à placer auteur et traducteur à égalité afin de montrer l'importance du travail de création dans la langue d'arrivée. Pour toucher davantage de monde, nous avons commencé à organiser des rencontres à l'extérieur de l'université. Ainsi nous collaborons avec des théâtres et avec les différentes communautés linguistiques installées à Lausanne.

Ensuite, le CTL a une action de politique culturelle: la Suisse existe à travers ses littératures plurielles, il est important qu'elles circulent, la traduction est donc nécessaire. Il s'agit de faire vivre l'idée d'un pays plurilingue – qui ne se limite d'ailleurs pas aux quatre langues nationales.

Nous avons également des objectifs littéraires: les traducteurs invités sont choisis pour la qualité de leur travail, qui révèle à quel point l'auteur dépend du traducteur pour trouver son public. Et nous collaborons avec divers éditeurs pour des projets de publication de traductions – par exemple les Editions d'en bas et la série de poésie bilingue.

Les activités du CTL ont-elles contribué à une plus grande reconnaissance du métier de traducteur?

Les auteurs restent davantage reconnus dans l'opinion publique. Ils sont considérés comme des créateurs et des artistes, tandis que le traducteur littéraire vient toujours en second plan, en tant qu'exécutant, voire copieur. Il est difficile de faire reconnaître la part de création liée à ce métier. On assiste pourtant à une nouvelle prise de conscience de l'importance de la traduction littéraire – au niveau des institutions, pas encore du grand public – grâce au travail du CTL, de l'Institut littéraire suisse, du Collège de traducteurs Looren, grâce aussi aux efforts de Pro Helvetia et à la Collection CH. Il faut reconnaître ici le travail de Pro Helvetia, dont les subventions pour la traduction littéraire n'ont pas diminué depuis des années. Sans elle, les auteurs suisses ne seraient pas traduits du tout. Mais c'est un véritable parcours du combattant pour les éditeurs, qui doivent demander des subventions pour chaque traduction – beaucoup de tracasseries administratives pour des montants relativement modestes. Cette aide devrait être quasi automatique. Il faudrait également un soutien beaucoup plus volontariste à l'édition nationale: si les éditeurs indépendants disparaissent, cela mettra en danger les auteurs et les traducteurs en Suisse. Les pouvoirs publics subventionnent l'industrie du cinéma par des sommes beaucoup plus importantes, alors pourquoi pas le livre suisse? Ce n'est pas un produit comme un autre; si on ne le soutient pas, c'est toute une culture d'expression qui disparaîtra avec les éditeurs indépendants. Je pense en effet que le territoire crée un mode d'expression particulier, difficilement exportable en France.

Il s'agit aussi de donner davantage de visibilité aux traducteurs littéraires. C'est dans ce but que nous avons lancé Translatio, registre en ligne de tous les traducteurs de Suisse. En Allemagne, par exemple, même s'ils gagnent mal leur vie (le traducteur d'Umberto Eco touche 1000 euros par mois!), ils sont très bien organisés, regroupés en associations et visibles dans les médias. En Suisse, la diversité des langues et cultures semble diviser les forces.

Ne trouvez-vous pas étonnant qu'en Suisse, pays multilingue, les traducteurs peinent à avoir un véritable statut et qu'il n'y ait pas justement une tradition particulière de la traduction?

Je crois que la Suisse s'est fait piéger par les stéréotypes extérieurs, l'image que les autres pays lui renvoient: elle se pense naturellement multilingue, alors que personne ne parle quatre langues. Elle n'a donc pas ressenti le besoin d'institutionnaliser les passages entre les langues. Au moment où l'enseignement du français à l'école primaire a été remis en question en Suisse alémanique, la question a également touché la Suisse romande et on s'est rendu compte de l'importance des traducteurs et de l'intérêt de les soutenir. Reste que la traduction se porte bien en Suisse; on ne connaît pas le taux de traductions par rapport au total des livres publiés, mais je perçois actuellement un grand dynamisme et beaucoup de signaux positifs. Je ne dis pas que tout est rose (même les traducteurs les plus confirmés ne peuvent en vivre), mais nous sommes en route vers une professionnalisation du métier et une nouvelle reconnaissance sociale: cela ouvre la possibilité de revendiquer…

Lausanne semble d'ailleurs devenir un pôle de recherche et de projets particulièrement dynamique en ce qui concerne la littérature suisse. Je pense au CTL bien sûr, mais aussi au nouveau programme de cours au niveau master en littératures suisses, au Centre de recherches sur les lettres romandes, au professeur Peter Utz qui vient de publier Anders gesagt - autrement dit - in other words

Effectivement, nous nous connaissons tous et nous voulons nous démarquer de l'esprit plaintif qui a marqué la génération précédente. L'édition en trois langues de la revue Viceversa Littérature fait partie du même mouvement, très fort en Suisse romande. Alors qu'en Suisse alémanique on n'enseigne plus les littératures suisses à l'université…

Le chemin vers un véritable statut social des traducteurs passe aussi par la formation. Vous êtes directrice du CTL et professeur de traductologie dans la section d'allemand de l'université de Lausanne. Comment s'articulent ces deux activités? Quelle formation existe pour les traducteurs littéraires aujourd'hui en Suisse?

Il n'existe pas encore de véritable formation. A l'université, je donne des cours de traduction littéraire pour les étudiants débutants et des séminaires en histoire, théories et analyse de la traduction littéraire. Ces séminaires en option accueillent 20 à 30 personnes par année, et je pense qu'environ la moitié seraient intéressés à se spécialiser en traduction littéraire – ceux qui se sentent un peu étouffés en Lettres et souffrent des contraintes d'écriture imposées pour les travaux de séminaire et le mémoire.

Quant à l'Institut littéraire suisse, ouvert en octobre 2006 à Bienne et qui a pour mission de former à l'écriture et à la traduction littéraire, il n'a pas encore mis sur pied cette dernière formation. J'ai accompagné sa réalisation et je leur ai conseillé d'accentuer ce volet au niveau du master seulement: je pense qu'il est prématuré de commencer à 18 ans, sans avoir encore beaucoup lu, ni parcouru le monde, ni pris assez d'assise littéraire dans sa propre langue. Je suis donc en train d'élaborer un programme de spécialisation - qui ne s'ouvrira pas avant 2009 - destiné aux étudiants titulaires d'un bachelor en Lettres, sections français et allemand, ainsi qu'aux bachelors de l'Institut littéraire. Ce serait un master universitaire avec mention « traduction littéraire » : un cursus sur une année, sous forme de cours et d'ateliers qui devraient permettre de transformer les connaissances académiques en pratique. Le travail de mémoire consistera à traduire un texte littéraire d'environ 50 pages, et à commenter sa démarche.

Comment abordez-vous les enjeux de la traduction dans vos séminaires? Comment le texte passe-t-il non seulement d'une langue à une autre, mais aussi d'une culture à une autre?

Je propose par exemple d'étudier une œuvre par rapport à ses différentes traductions dans la même langue cible, afin de montrer aux étudiants la relativité de leur lecture – toujours liée à un certain moment et à un certain lieu, influencée par leur contexte historique, linguistique, culturel. Le point de vue du lecteur est visible dans la traduction, qui en dit souvent davantage sur le traducteur que sur l'œuvre! Il existe ainsi des différences incroyables entre deux traductions, même contemporaines. Les étudiants ont tendance à penser que les descriptions naturalistes sont faciles à traduire car relativement « objectives » . Pourtant, là aussi, la variation des angles de vue ou le maniement différent du matériel linguistique révèlent divers registres de langue et situent d'emblée le roman dans un contexte - plus ou moins humble ou élevé, par exemple. Traduire est une véritable re-création poétique et esthétique, et c'est particulièrement flagrant en ce qui concerne les poèmes. Je viens de relire quatre traductions différentes d'un poème d'Eichendorff. Celles qui voulaient coller à l'original dans la forme et dans le sens sont passées à côté de l'essentiel: l'idée de l' Universalpoesie , typique de la poésie romantique. La traduction la plus fidèle est celle qui a su recréer ce concept en s'éloignant de l'original. Aujourd'hui, les écrivains s'autorisent à pousser plus loin les limites de la langue, ce qui a également un effet libérateur sur les traducteurs.

Propos recueillis par Anne Pitteloud