|   Vous êtes né à 
                    Lausanne d'un père italien en 1969 - soit au moment 
                    où l'importation de main d'uvre italienne en 
                    Suisse battait son plein, et juste un an avant l'initiative 
                    Schwarzenbach. Comment avez-vous vécu votre italianité 
                    en Suisse comme enfant, comme adolescent? Mon père est Italien, ma mère 
                    était Suisse. Ils se sont rencontrés à 
                    Bienne, tous les deux travaillaient dans un hôtel. Un 
                    an plus tard, mon père repartait en Italie et ma mère 
                    le suivait. Je crois que ma mère a été 
                    une des rares suisses à émigrer en Italie durant 
                    cette période ou le mouvement était plutôt 
                    inverse! Deux ans plus tard, ils sont revenus en Suisse, à 
                    Renens, et en 1969 je suis donc né à Lausanne. 
                    Le va-et-vient a continué. J'ai vécu ensuite 
                    à Rome jusqu'à l'âge de 2 ans, et puis 
                    retour en Suisse, à Genève où j'ai habité 
                    une longue période avec mes grands-parents italiens, 
                    eux aussi émigrés en Suisse. Ensuite, toujours 
                    à cause de l'instabilité du travail de mes parents 
                    - d'abord dans l'hôtellerie, ensuite en tant que domestiques 
                    pour de riches familles suisses, j'ai vécu à 
                    Berne, Neuchâtel, Yverdon... Je changeais d'école 
                    chaque année, pratiquement. Alors, pour répondre 
                    à votre question, je crois que j'étais confronté 
                    à un double problème: celui du "nouveau" 
                    arrivant dans la classe en cours année et, qui plus 
                    est, "rital". Je raconte cela dans une nouvelle 
                    largement autobiographique, d'ailleurs (Pierre qui roule). 
                    Il y a eu beaucoup de bagarres, l'adaptation se faisait toujours 
                    dans la douleur. Ce n'etait pas de la xénophobie ou 
                    du racisme, même si à l'époque je le ressentais 
                    comme tel, mais plutôt le fait que j'étais l'autre, 
                    le solitaire, celui qui devait affronter le groupe. Je dis 
                    "adaptation" car "intégration" 
                    ne serait pas le mot approprié. Et puis, quand je m'étais 
                    fait ma place, hop, on repartait ailleurs. A la maison, mon 
                    père me parlait italien et ma mère français. 
                    Jusqu'a l'âge de huit ans, je ne jurais que par la Suisse. 
                    Ensuite, ça a été l'Italie à fond. 
                    J'étais un "Benette" avec chaussettes Burlington 
                    mais sans vélomoteur... Aujourd'hui, je suis apaisé, 
                    je possède la double nationalité et je revendique 
                    farouchement ma double origine. Curieusement, j'ai découvert 
                    Genève et la Suisse d'un autre oeil depuis que je vis 
                    en France (Paris, ensuite Bordeaux)... Le personnage principal de vos deux 
                    romans, André Pastrella, porte comme vous un nom de 
                    famille italien et un prénom français; l'italo-suisse 
                    que vous êtes s'est-il senti, pour reprendre le titre 
                    du premier roman habité par Pastrella, "le cul 
                    entre deux chaises"? Oui, certainement. Au même titre 
                    que Arturo Bandini pour John Fante, André Pastrella 
                    est une sorte d'alter ego. Bien qu'étant un personnage 
                    de roman, il est clair qu'un certain nombre de choses écrites 
                    dans ce livre sont puisées dans l'expérience 
                    personnelle... Un certain vécu transparaît dans 
                    Le cul entre deux chaises, mon premier roman écrit 
                    en 2002. Avec Banana Spleen (2006), je reprends le 
                    même personnage dix ans plus tard. Qu'est-il devenu? 
                    Quelles sont ses aspirations? A-t-il "trahi" ses 
                    idéaux de jeunesse? Toutefois, un changement s'est 
                    opéré dans mon écriture, qui s'est épaissie, 
                    en quelque sorte. Je suis davantage dans la fiction, complètement 
                    dans le roman, l'aspect "récit" du livre 
                    est moins évident, quoi que... je dis ça, mais 
                    réalité et fiction sont une sorte de lasagne 
                    se superposant en permanence. L'important est sans doute d'écrire 
                    avec la bonne distance, ce que je m'efforce de faire. Serait-il possible d'expliquer comment 
                    ces problématiques spécifiques à l'origine 
                    italienne se transforment en passant de la sphère du 
                    vécu à celle du livre, et réciproquement 
                    en quoi l'exercice d'écrire a éventuellement 
                    modifié votre perception de ces problématiques? Dans Le cul, il y a un hommage 
                    évident au livre de John Fante Demande à 
                    la poussière. Le livre se construit sur la prise 
                    de conscience progressive d'André Pastrella de sa "dimension 
                    d'homme" (affective, culturelle, sociale...). Quelle 
                    place occupe-t-il dans ce monde? L'italianité joue 
                    sans doute un rôle de distanciation par rapport à 
                    l'environnement social immédiat qui est celui d'une 
                    autre culture. Au même titre qu'Arturo Bandini (alter 
                    ego de Fante), Pastrella s'affirme dans sa différence 
                    et (paradoxalement, parce que parfois ça se fait même 
                    dans la douleur), grâce au regard que les autres portent 
                    sur lui. Il est significatif, d'ailleurs, que dans le second 
                    roman, ce thème de l'italianité (ou ritalitude), 
                    n'est plus abordé, ou alors juste par quelques références 
                    musicales ou culturelles. Dans Banana Spleen, les thématiques 
                    ont changé avec l'âge du personnage. L'intégration 
                    à ce niveau est une chose acquise. C'est davantage 
                    une marginalité inhérente au personnage qui 
                    est évoquée, une sorte d'inadaptation agissant 
                    de façon latente. Votre recueil de nouvelles Sous 
                    le ciel des bars reprend dans son titre une chanson italienne. 
                    Vous m'avez parlé un jour de Pasolini, qui vous passionnait. 
                    Fréquentez-vous beaucoup la littérature italienne, 
                    ou plus généralement la production culturelle 
                    italienne (cinéma, ...)? Oui, je suis sans cesse connecté 
                    avec cette culture italienne, par mes amitiés, mes 
                    voyages... Je lis beaucoup en italien. Il y a une production 
                    contemporaine très très riche. Ici, à 
                    Bordeaux, un grand nombre d'auteurs italiens sont régulièrement 
                    invités pour des manifestations littéraires: 
                    De Cataldo, Pinketts, Cacucci, Fois, De Luca, Tabucchi... 
                    La diversité de l'Italie induit des points de vue fictionnels 
                    d'une grande richesse et variété, il y a un 
                    renouveau incroyable. Beaucoup plus qu'en France où 
                    le "parisianisme" semble phagocyter ou limiter sérieusement 
                    la littérature: nombrilisme, trash, autofiction... 
                    On tourne sur soi même... Il me semble que les auteurs 
                    apportant quelque chose de nouveau sont ceux qui s'éloignent 
                    de la capitale et des cocktails mondains. La centralité 
                    de l'édition à Paris est un sérieux problème 
                    et, au niveau du roman, la France en paie actuellement le 
                    prix. En Italie, vous avez les Sardes, les Siciliens, les 
                    Milanais... Vous avez des maisons d'édition importantes 
                    disséminées sur tout le territoire et pas sur 
                    trois arrondissements d'une même ville. Oui, la culture 
                    italienne est bien vivante chez moi. Cinéma, nourriture, 
                    musique... Même si, de façon générale, 
                    je suis un touche à tout... Avez-vous écrit, ou essayé 
                    d'écrire en italien? Cela a-t-il donné quelque 
                    chose? J'ai écrit une nouvelle qui 
                    a gagné un prix de la société des écrivains 
                    italien en Suisse. En 1997, je crois. Honnêtement, je 
                    ne l'ai pas relue depuis. Je ne pense pas que cela vaille 
                    le détour. Je pourrais sans doute écrire en 
                    italien, mais pour moi cette langue est davantage liée 
                    à l'oralité, aux sensations. Ce que j'écris 
                    en italien, ce sont des chansons, pour moi et ma guitare. 
                    Surtout pas pour le public! Vous n'avez rien publié en 
                    Suisse romande, et vous vivez aujourd'hui à Bordeaux, 
                    tout en revenant régulièrement à Genève. 
                    Je ne crois pas me tromper en disant que vous n'appartenez 
                    pas, de fait, au monde de la littérature romande, ni 
                    sur le plan éditorial, ni sur le plan du réseau 
                    social et de l'image. Savez-vous pourquoi? Tout cela est effectivement très 
                    cloisonné. Sans doute est-ce lié à une 
                    certaine géographie, physique, psychologique, culturelle. 
                    En France, je suis le "petit suisse à moitié 
                    rital", mais la France est généreuse sur 
                    ce point, elle vous donne votre chance et votre place. Ce 
                    qui est incroyable, c'est que mon premier roman, ressorti 
                    en livre de poche chez Pocket, se passe à Genève 
                    et que les Français découvrent une "réalité 
                    romanesque" (bonjour le paradoxe) qu'ils n'auraient jamais 
                    soupçonnée... Au même titre que Martin 
                    Suter, par exemple, un certain "exotisme" est perçu 
                    par les Français dans cette suisse romande finalement 
                    si peu connue au-delà des clichés habituels... 
                    En réalité, pour ce qui est des "réseaux", 
                    je crois qu'il faut laisser faire les choses. Ils se constituent 
                    et agissent comme les plaques tectoniques, subrepticement. 
                    Je suis un homme de rencontre, pas un homme de réseau. 
                    Par exemple, le cinéaste Cyril Bron m'a contacté 
                    l'année dernière et on a écrit le scénario 
                    du Cul. Actuellement, il tourne à Genève un 
                    court-métrage dont j'ai écrit le scénario 
                    - avec Jean-Pierre Gos, notamment, dans le rôle principal. 
                    Formidable acteur, au demeurant... Voilà, les choses 
                    se passent, les conséquences interagissent. Je ne vous 
                    cache pas que cela me ferait plaisir d'être davantage 
                    connu en Suisse. Mais peut-être que ce dont je parle 
                    est trop proche d'une certaine réalité... Je 
                    reviens de Pologne où l'on vient de traduire six de 
                    mes nouvelles. En Pologne! Qui l'aurait cru... Les rencontres, 
                    le one to one... Et puis je bouge tellement que j'ai toujours 
                    le cul entre deux chaises. D'ailleurs, le mari de mon éditrice 
                    en France (Delphine Montalant), Eric Holder, m'a dit un jour: 
                    celui qui a le cul entre deux chaises n'a pas besoin de chaise... 
                    Sans doute a-t-il raison... Bénéficier d'une réception 
                    particulière en Suisse ou en Italie serait-il pour 
                    vous plus important que de trouver des lecteurs en France 
                    ou ailleurs? Au niveau affectif, oui. J'aime Genève 
                    et l'Italie, de façon plus globale car des amis ou 
                    de la famille y est disséminée. Pour moi, cela 
                    aurait effectivement une résonance particulière. 
                    Une tape dans le dos, une reconnaissance. Pas pour l'ego mais 
                    parce qu'il est important de recevoir autant que de donner. Réciproquement, on vous imagine 
                    plus facilement lisant des romans américains que de 
                    la poésie romande ou le théâtre de Dürrenmatt. 
                    La littérature suisse vous a-t-elle malgré tout 
                    marqué? C'est vrai que je lis peu de littérature 
                    "suisse", mais si, je lis en ce moment Lila, 
                    Lila de Martin Suter. En fait, je crois que je mens toujours 
                    un petit peu... Le veinard, il vit à Ibiza et a son 
                    réseau en Suisse. En voilà un qui a tout compris... 
                    En fait, cela dépend des périodes, j'ai lu tous 
                    les "classiques" suisses allemands, Urs Riechle, 
                    Georges Haldas, ou encore Ramuz. Mais l'écrivain suisse 
                    qui me scotche littéralement au plafond reste Baise 
                    Cendrars... Il est vrai aussi que je suis un inconditionnel 
                    de la littérature nord-américaine. Les écrivains 
                    américains sont libres, ils n'ont pas de "socle" 
                    culturel, pas d'entraves, de poids littéraire, de tradition 
                    à supporter. La plupart d'entre eux sont "dans 
                    la vie" et leur style s'en ressent. Je crois que c'est 
                    Blanchot qui disait: "avant d'apprendre à d'écrire, 
                    apprenez à vivre". Voila, le style trouve là 
                    sa source. Un style "behavioriste", où les 
                    personnages se révèlent plus dans ce qu'ils 
                    font ou disent que par l'analyse introspective. C'est ce que 
                    j'essaie de faire dans mon écriture. Ou que je fais, 
                    tout simplement, car cela me correspond. Un l'écrivain 
                    qui a été fondamental pour moi, est Philippe 
                    Djian. Surtout ses romans écrits dans les années 
                    80. En voila un autre qui a la bougeotte, ses romans m'ont 
                    appris qu'on pouvait encore raconter des histoires en langue 
                    française en oubliant les classiques et leurs figures 
                    tutélaires, étouffantes, parce qu'il y aura 
                    toujours quelqu'un pour vous dire que ce que vous faites arrive 
                    à peine au petit orteil de Proust ou de Celine... Les 
                    classiques existent mais il faut s'en libérer et vivre 
                    dans sa roulotte, en traçant sa propre route littéraire... 
                   Votre adresse e-mail aurait pu commencer 
                    par beppe.incardona, mais elle commence par joe.incardona. 
                    Etes-vous un italo-américain? Je n'irais pas jusque là. Mais 
                    j'éprouve une vraie passion pour les auteurs américains 
                    ainsi qu'un certain cinéma, celui des années 
                    1970, notamment, dont je collectionne les films (Peckinpah, 
                    Lumet et consorts). Les écrivains américains 
                    sont mon Actor's Studio personnel. Même si, bien évidemment, 
                    je crois être définitivement sorti du cocon des 
                    influences. Mais ma famille est là, indéniablement. 
                    Même si après, je peux tomber sur un livres fantastique 
                    écrit par un Grec, comme Cavadias, par exemple. Où en sont vos projets de 
                    cinéma? Le scénario du cul entre 2 chaises 
                    est écrit. On va le laisser décanter et puis 
                    le retoucher. J'adore écrire les scénarios, 
                    c'est jubilatoire tous ces dialogues. En attendant, il y a 
                    ce court-métrage, Le Figuier co-produit par 
                    un Belge et les institutions suisses. On voulait d'abord voir 
                    comment on fonctionnait, Cyril Bron et moi. Ça marche 
                    plutôt bien. On est devenu carrément des potes. 
                    D'ailleurs cet été on a été invité 
                    en France pour un petit festival "Littérature 
                    et cinéma". On s'est retrouvé un après-midi 
                    dans un gîte très luxueux, autour de la piscine, 
                    en peignoirs de bain. On était à Hollywood-sur-Tarn. 
                    Ça nous a fait beaucoup rire, la pigna colada dans 
                    la main. La réalité, c'est beaucoup de travail 
                    et une incertitude permanente quant aux financements. Je ne 
                    sais pas comment il fait, je ne pourrais jamais supporter 
                    cette pression. Moi, j'écris mon scénario dans 
                    ma chambre, c'est ce qui me parait le plus confortable dans 
                    toute cette machine... L'équipe qu'il constitue devrait 
                    être celle qui fera le long-métrage, son premier. 
                    Premier roman, premier long-métrage. Cela s'est fait 
                    grâce au livre de poche. Cyril a vu dans Le cul entre 
                    deux chaises un certain type de réalité 
                    sociale, une façon de raconter inédite. Le projet, 
                    espérons-le, verra le jour en 2007 ou 2008. Tout est 
                    plus long dans le cinéma. Pour le coup, c'est la Suisse (ou 
                    du moins: un réalisateur suisse) qui s'est intéressée 
                    à vous. Simple hasard, ou détail significatif 
                    de la réception de vos livres de part et d'autre de 
                    la frontière franco-suisse?  Là aussi, encore une fois: la 
                    rencontre, le hasard, les sensibilités qui se croisent 
                    ou se cherchent, et finissent par se trouver. Quels sont vos projets littéraires 
                    du moment? D'abord, mon premier recueil est également 
                    sorti en poche. Et ça signifie aller vers un nouveau 
                    public, c'est important. Dans le tiroir il y a un roman qui 
                    attend d'être retravaillé. Une histoire entre 
                    un couple d'apprentis écrivains qui finit très 
                    très mal. Et puis trois "novelas" dans le 
                    genre noir. La novela se situe entre la nouvelle et le roman, 
                    une distance particulière, des textes de quarante à 
                    quatre vingt pages, environ, que j'apprécie particulièrement. 
                    Ce genre existe aux USA, il est peu connu ici. En France, 
                    des textes de 80 pages, on les imprime en caractère 
                    16, on élargit les marges et on en fait des romans 
                    de 164 pages. Une collaboration pour une bande-dessinée 
                    avec Loïc Dauvillier, Ce qu'il en reste, sortira 
                    pour le festival d'Angoulême en janvier prochain. Enfin, 
                    un tout gros roman qui a pour cadre l'Australie, où, 
                    si tout va bien, je devrais retourner plusieurs mois l'été 
                    prochain. Je m'oriente de plus en plus vers le "noir", 
                    qui pour moi est le roman social par excellence, si tant est 
                    que cela signifie quelque chose... On a qualifié mon 
                    type de littérature comme étant à cheval 
                    entre la collection blanche et la noire: une littérature 
                    "grise". Le cul entre deux chaises, décidément, 
                    je n'en sors pas... Propos recueillis par Francesco 
                    Biamonte   Page créée le 19.10.06Dernière mise à jour le 19.10.06
 
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