Une fois n'est pas coutume, notre
invité du mois n'entretient pas de rapport particulier
avec la Suisse. Nous avons souhaité présenter
Inventaire/Invention parce qu'il nous semblait un acteur
original et profilé du Web littéraire francophone.
Inventaire/Invention dispose en outre d'un certain recul
sur ce qu'Internet peut apporter à la littérature,
assuré par sept ans d'existence.
En un sens, Inventaire/Invention est même particulièrement
loin de la Suisse : implanté physiquement et mentalement
dans la banlieue parisienne, le site fondé par Patrick
Cahuzac se distingue par une fibre politique et sociale
passablement rare dans les entreprises littéraires
de notre pays. Ainsi les auteurs suisses tendent-ils actuellement
à récuser les dimensions politiques de leur
travail, à refuser ce rôle traditionnel, jugé
dépassé après les polarisations parfois
caricaturales des années 1960-70. On se souvient
des vives protestation avec lesquelles le milieu des auteurs
suisses avait accueilli l'invitation du Conseiller Fédéral
Cotti à assumer leur rôle de critiques de la
société, et dernièrement, à
notre grande surprise, notre invité du mois Vincent
Barras récusait toute dimension politique dans son
uvre, issue pourtant des avant-gardes les plus politisées
d'hier. Or il nous semblait qu'Inventaire/Invention et les
auteurs qui gravitent autour de ce site étaient eux-même
à la recherche d'une manière d'assumer la
dimension politique de la littérature, tout en conservant
le caractère individuel et non partisan de leur travail.
En outre, certaines préoccupations sont actuellement
communes à la France et à la Suisse. Par exemple
: la pression économique qui mène à
la disparition des petites librairies, et le développement
du Web, qui contraignent à réfléchir
à des question telle que la politique du livre ou
le droit d'auteur.
Patrick Cahuzac, fondateur
et responsable d'Inventaire/Invention, a répondu
à nos questions.
Pourriez-vous commenter le nom de
votre site ? L' " Invention ", pour un site littéraire,
cela parle de soi, mais pourquoi " Inventaire "
(vous parlez aussi ailleurs de "recensement")?
Inventaire/Invention définit
pour moi un champ et un mouvement, un espace qu'on pourrait
dire instable. Un espace littéraire mais aussi un espace
plus personnel, plus intime. Il existe chez moi et chez beaucoup
d'autres une "tension" entre passion pour le réel
et passion pour la fiction. Cette tension, ce désir
contradictoire m'anime depuis toujours. Il me semble qu'il
hante aussi la littérature dans son ensemble et de
très nombreux auteurs. Prenez Flaubert écrivant
tout à la fois Salambô et Madame Bovary. Inventaire/Invention
colle assez parfaitement à ces contradictions. Cette
articulation a fini par incarner pour moi une sorte de viatique.
L'avant-propos de votre site commence
ainsi :
" Inventaire/Invention se donne pour but d'être
un lieu de recensement et de création, un lieu de questionnement,
où l'écriture, loin d'être fermée
sur elle-même, apparaîtra comme une voie d'accès
au corps de notre monde. Son ambition est de tendre le fil
d'une certaine écriture du réel. "
Tel est donc le programme. Est-ce à dire qu'à
vos yeux, la littérature a perdu au cours des dernières
décennies un rôle social et politique qu'elle
avait auparavant ?
Ce n'est pas un programme mais le souci,
fidèle en cela au nom de la revue, de questionner sans
cesse la relation complexe qu'entretient la littérature
avec le réel. Le réel ne se laisse pas dire
si facilement. Toute entreprise scripturale donnée
comme voie d'accès privilégiée au réel
- le journalisme par exemple - n'est en général
que l'expression d'une langue morte qui ne dit rien.
Pourriez-vous tenter un éclaircissement
ou un développement de la notion "écriture
du réel"?
L'écriture du réel est
en effet le "centre vide" de cette aventure littéraire
qu'est Inventaire/Invention. "Centre vide" à
la manière du Palais impérial placé par
Roland Barthes au centre symbolique de la ville de Tokyo.
L'écriture du réel, c'est quelque chose dont
on peut peut-être s'approcher mais qu'on n'atteint pas,
qu'on ne peut atteindre, tout simplement par ce que cela ne
peut pas être. Le réel ne se laisse pas dire,
jamais, c'est un trou, la fin peut-être de toute littérature,
mais c'est aussi son objet véritable. Une des grandes
réussite littéraire d'I/I, à mon sens,
est d'avoir contribué à la naissance de textes
hantés par cette question du réel : je pense
aux Talibans n'aiment pas la fiction, de Liliane
Giraudon, au Cas Handke, de Louise Lambrichs, au Tokyo
infra-ordinaire, de Roubaud, ou encore aux Mélancolies
de Tanguy Viel. Je pourrais en citer beaucoup d'autres.
L'avant-propos en question se poursuit
ainsi : " De nombreux écrivains, de François
Bon à Alina Reyes, de Dominique Sigaud à Patrick
Bouvet, Tanguy Viel, Philippe Adam ou encore Louise L. Lambrichs,
participent à ce qui est moins un mouvement collectif
qu'une nécessité personnelle de résister.
" Mais faire un site, ou une revue, autour de ces auteurs,
n'est-ce pas justement en faire un mouvement collectif ? Et
la résistance dont il est question ne trouve-t-elle
des objets communs auxquels résister par un projet
commun, par delà les sensibilités personnelles
des acteurs concernés?
Non, je ne crois pas. Chacun de ces
auteurs a sa façon de résister ; mon rôle
d'éditeur est de le comprendre et d'encourager chacun
à avancer sur sa propre voie. C'est l'articulation
de toutes ces formes de résistance créatrices
qui permet à Inventaire/Invention d'apparaître
comme un lieu de partage d'expériences littéraires
formellement différentes. Et puis, il n'y a pas de
comité de rédaction mais l'expression d'une
sensibilité hétérogène, multiple,
en mouvement incessant, la mienne.
Une caractéristique forte
d'I/I, c'est son ancrage dans la banlieue parisienne. Est-ce
parce que les fondateurs du site y vivaient, où s'y
sont-ils installés parce que ce contexte social particulier
les intéressait ?
C'est une longue histoire. Vous savez
peut-être qu'avant de créer I/I j'ai écrit
deux romans publiés par Gallimard dans les années
90. J'ai également travaillé chez cet éditeur
pendant sept ans. Je lisais des manuscrits pour la collection
Blanche et pour d'autres maisons du groupe Gallimard. Parallèlement
à cette activité, je n'ai jamais cessé
de m'intéresser à des enjeux politiques - le
combat des sans-papiers, la guerre en ex-Yougoslavie, l'histoire
de la colonisation - qui ne trouvaient pas chez Gallimard
une oreille particulièrement attentive. La tradition
y est là-bas profondément bourgeoise, et lorsque
j'ai proposé d'y créer une collection ouverte
à ces enjeux, on ne l'a pas retenue. C'est ainsi que
j'ai quitté Gallimard, à trente-cinq ans, avec
la volonté de bâtir quelque chose de nouveau
qui soit en rupture avec l'immobilisme éditorial d'alors.
Pour moi, cela passait par le numérique.
A cette époque, Jack Ralite,
ancien ministre communiste du gouvernement Mauroy, créait
le Métafort à Aubervilliers, ville de la banlieue
parisienne dont il était aussi le maire. Le Métafort
avait pour vocation de soutenir des projets culturels novateurs
dans le domaine du numérique. Il a soutenu Inventaire/Invention
avec enthousiasme.
II existe depuis sept ans. Qu'est-ce
qui a changé au fil du temps ?
Structurellement, beaucoup de choses.
I/I, fondée en 1999, n'était au commencement
qu'une revue en ligne, financée par le Métafort.
Dès 2000, j'ai voulu lui adjoindre une collection papier
de textes courts, "les petits livres d'I/I", qui
rassemble aujourd'hui près de cinquante titres ; en
2001, nous avons commencé à organiser des soirées
de lecture publique autour de nos textes, et c'est aussi cette
année-là qu'I/I a dû trouver les conditions
de son indépendance. En 2002, nous avons été
invité à rejoindre l'immense Parc de la Villette,
à Paris, où nous avons réussi rassembler
plus de deux cents personnes autour d'auteurs comme Laurent
Mauvignier, Joris Lacoste ou Albane Gellé. C'est aussi
l'année où nous avons commencé à
élaborer un programme d'action en direction des bibliothèques.
Ce programme s'intitule l'Invention du réel et il vise
à gagner un nouveau public à la littérature
contemporaine en générale et à celle
que nous publions en particulier
Depuis lors, ce programme
s'étend, nos livres sont présents dans près
de deux cents librairies, et nous emménagerons dans
quelques semaines dans un lieu particulièrement propice
à nos actions au sein du Parc de la Villette.
Qu'est-ce qui distingue un site
d'une revue ? Est-ce seulement une question d'accès
et des contraintes économiques et matérielles
moindres, ou le média conditionne-t-il le message,
et en quoi ?
La force d'I/I est d'avoir assis son
action sur les possibilités du numérique. Cela
nous a permis de nous affranchir radicalement des conditions
de production et de diffusion telles qu'elles se sont mises
en place au cours du siècle dernier. C'est vrai pour
le site mais aussi pour les livres. L'articulation que nous
proposons aujourd'hui entre création et médiation
est une notion que très peu d'éditeurs pratiquent.
Comment en êtes-vous venus
à publier des livres en papier ?
Par goût et par nécessité.
Le livre est une des formes les plus parfaites pour la mise
en page d'un texte. Et puis, nous avions besoin de financer
le site qui propose tous ces textes en accès libre.
En 2000, l'imprimerie faisait sa propre révolution
numérique et rendait possible l'impression de livres
en petit nombre d'exemplaires, ce qui était indispensable
pour nous qui n'avions pas de réseau de diffusion.
Aujourd'hui, nous constatons que nos livres se vendent très
bien en librairie malgré, et peut-être grâce
à, paradoxalement, leur accès libre sur le Net.
Vous avez en outre ouvert une rubrique
autour de la question des circuits de production et de diffusion
du livre, et des librairies en particulier. Est-ce actuellement
une problématique brûlante en France (et ailleurs
à votre connaissance) ?
Cet intérêt pour les conditions
de production et de diffusion de la littérature de
création a toujours été présent.
Tout ce que nous avons mis en place au cours de ces dernières
années nous ramenait immanquablement à ces questions.
Nous avons décidé de formaliser notre propre
expérience et de la rapprocher de celles qu'ont pu
développer tous les autres acteurs de ce secteur de
la création contemporaine : libraires, bibliothécaires,
éditeurs, institutions, lecteurs, etc. Pour répondre
à la deuxième partie de votre question, je dirai
qu'aujourd'hui le développement de l'industrie du livre
met en péril un certain type de production littéraire,
tout un secteur qui jusqu'à présent n'intéressait
pas beaucoup les fonds d'investissement. Le rachat du Seuil
par La Martinière illustre bien cette situation nouvelle.
Face à cela, il est indispensable de réfléchir,
et d'inventer
Propos recueillis par Francesco Biamonte
Page créée le 13.01.06
Dernière mise à jour le 13.01.06
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