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L'invitée du mois

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  Réflexion sur la traduction

 

Traductions du pays, traductions de France : quelles qualités ?

De tous les écrivains suisses, seuls les Alémaniques parviennent à intéresser vraiment les éditeurs parisiens

De tous les écrivains suisses, seuls les Alémaniques parviennent à intéresser vraiment les éditeurs parisiens. C'est que le monde germanophone, contrairement au monde français, n'est pas centralisé; les éditions Suhrkamp sont à Francfort, Rowohlt à Reinbek près de Hambourg, dtv à Munich ainsi que Knaur, et si d'autres, comme Fischer ou l'Insel-Verlag ont des antennes à Francfort, ils ont leur siège respectivement à Hambourg et à Leipzig. Et les écrivains alémaniques sont accueillis par ces éditeurs - qui sont de grands éditeurs - au même titre que n'importe quel auteur allemand ou autrichien -chance qui n'est que difficilement offerte aux écrivains romands en France.

Or, à ce top-niveau, les droits de traduction entre les éditeurs germanophones et les éditeurs français se négocient à Francfort lors de la fameuse Foire du livre; c'est là que Gallimard ou Actes Sud achètent Adolf Muschg ou Paul Nizon -par-dessus le tête des éditeurs romands bien trop insignifiants pour avoir droit à la parole. Bien sûr, il existe aussi des traductions faites et publiées en Suisse : la plupart du temps sous l'égide de la Fondation CH et avec le soutien de Pro Helvetia, tant il est vrai que nos éditeurs ont de la peine à demeurer hors des chiffres rouges. Les droits de traduction ne sont pas très élevés (il s'agit en général de deux ou trois mille francs). C'est la traduction qui coûte cher, alors même qu'un traducteur littéraire est payé deux fois moins qu'un traducteur dit "technique". Mais les droits servent de monnaie d'échange, et il est évident que Gallimard intéressera davantage Suhrkamp que L'Age d'Homme - de même que Rowohlt intéressera davantage Actes Sud que Diogenes de Zurich -sauf exception (parmi lesquelles Dürrenmatt).

Il est rare cependant qu'un éditeur français reprenne un titre traduit et édité en Suisse; il est encore plus rare qu'il fasse appel à un traducteur de chez nous pour un livre alémanique qu'il compte faire traduire et publier.

Il est rare cependant qu'un éditeur français reprenne un titre traduit et édité en Suisse; il est encore plus rare qu'il fasse appel à un traducteur de chez nous pour un livre alémanique qu'il compte faire traduire et publier. Cela est dû, bien sûr, à l'extraordinaire chauvinisme de nos voisins, en tout cas à leur absolue certitude qu'un traducteur suisse ne saurait satisfaire aux exigences d'un public français, aussi peu sur le plan de la langue que sur le plan des normes typographiques. Et si, par hasard, un éditeur français reprend un livre d'ici, il le fait corriger par une plume française; ainsi le roman Mary Typhus (Trad. Jean-Claude Berger, Ed. Zoé, 1984) de Jürg Federspiel. Ou encore, il commande une nouvelle traduction, comme celle qu'a faite Jean-Louis de Rambures du Stolz (Trad. Anne Cuneo, coll CH, Galland, 1976 ; trad. Jean-Louis de Rambures, Actes Sud, 1985) de Paul Nizon d'abord traduit par Anne Cuneo.

Seul Gilbert Musy a eu droit aux faveurs de Fayard pour traduire le presque intraduisible Brenner (Trad. Gilbert Musy, Fayard, 1993) d'Hermann Burger. C'est que le livre raconte l'accession au Conseil fédéral - suisse, évidemment - d'un marchand de cigares, il est donc plein de notations politiques dont les mystères - différents de chaque canton - ont de quoi désespérer n'importe quel traducteur français. En outre, Burger a un style plutôt compliqué, plein de voltes et de pirouettes, et Musy est un spécialiste incontesté de la matière. Mais La Mère artificielle (Trad. Françoise Salvetti et Olga Weissart, Fayard, 1985) du même Burger a bel et bien été traduit par un team de Français, et malgré leur bonne volonté, il y a forcément quelques couacs, comme par exemple, au lieu du "réduit national" le terme de "défense par réduits", et l'apparition d'un personnage qui fait à Saint-Moritz des "études de bob"! Ici, pourtant, il faut être heureux que la géographie n'ait pas été trop bousculée. Elle l'est souvent, en effet. Dans L'étonnement du somnambule (Trad. Adelheid Gascuel, Intertextes, 1991) d'Otto F. Walter, il y a un "lac Sempacher" (Sempachersee, Lac de Sempach), des "habitants des Alpes" (Älper, alpinistes); le héros et son amie voyagent dans le "dernier canton d'Uri" (im hintersten Winkel des Urner Lands, le coin le plus reculé du Canton d'Uri) où le propriétaire d'un hôtel, Monsieur Adalbert Gamma, est "un grand Urien (Uranais) dont le visage inspirait la confiance".

Dans L'homme apparaît au quaternaire (Trad. Geneviève Lambrichs, Gallimard, 1982) de Max Frisch, Monsieur Geiser se demande "quelle est la hauteur du Matterhorn (le Cervin)"; et le traducteur de Barbe-bleue (Trad. Claude Porcell, Gallimard,, 1984) de Frisch manque inélégamment une marche dans l'une des pages les plus drôles du livre, où Frisch met en scène un certain "Herr Neuenburger" grand bavard, grand amateur de vieux bordeaux, féru d'astronomie et de philosophie qui est évidemment Dürrenmatt, ce qu'il ne sait pas, si bien qu'il se contente de franciser bizarrement ce Neuenburger en "Neunburger" (?) faisant rater à tout lecteur francophone la douce ironie de Frisch à l'égard de son collègue et quelques fois ami de Neuchâtel.

Nous pouvons rire de ces erreurs, mais elles montrent, je trouve, de façon lancinante le peu de poids qu'a pour les Français la littérature étrangère, en tout cas germanophone. Car ce ne sont pas seulement les Suisses qui sont maltraités - encore qu'ils le soient particulièrement. Même Peter Handke, traducteur à son tour de son vénéré traducteur Georges-Arthur Goldschmidt, est très mal servi. Lorsque Goldschmidt ne comprend pas, il coupe la phrase, il saute. Dans Par les villages (Trad. Georges-Arthur Goldschmidt, Gallimard, 1983), il y a des hérésies comme (le paysage voisin) pour "die nahe Landstadt" (la ville (rurale) voisine). Ou pire : "la petite fille qui se noyait, cette image me tombait dessus" pour traduire (Das Bild, das mit dem ertrinkenden Mädchen auf mich einstürzte", c.à.d : "l'image que suscitait en moi celle de la petite fille en train de se noyer".

Cette manie de sauter une phrase ou un passage difficile en les "oubliant" est un procédé utilisé presque à chaque page par la malheureuse traductrice de L'étonnement du somnambule de Walter. Il est vrai que les livres de Walter ne sont pas aisés a traduire, inscrits qu'ils sont dans une réalité profondément helvétique mais imaginaire, celle de la ville de Jammers, qui est à la fois Olten et ne l'est pas. Pour avoir dirigé la traduction de L'ensauvagement (Trad. Michel Mamboury, coll CH, L'Aire, 1989) du même Otto F. Walter, j'ai vu de près quels problèmes il pouvait soulever, mais je sais aussi que le traducteur, Michel Mamboury, est allé quelques fois à Soleure avec des listes de questions. Démarche que les traducteurs français, apparemment, répugnent à accomplir, quitte à développer à ce sujet des théories plus aptes à cacher leur paresse qu'à satisfaire à la raison. Du style : "Je ne supporte pas qu'on regarde par-dessus mon épaule quand je travaille." Malheureusement, ensuite, il est souvent trop tard, et il suffit d'un lecteur d'édition négligent pour que les fautes subsistent.

Ce genre de théories. ou d'attitude, n'est cependant pas exclusivement français, et je connais des traducteurs suisses qui font pareil.

Cela dit : les traducteurs suisses sont-ils dans l'ensemble aussi bons sinon meilleurs que leurs collègues français ?

Cela dit : les traducteurs suisses sont-ils dans l'ensemble aussi bons sinon meilleurs que leurs collègues français ? A vrai dire, la comparaison directe que j'ai faite entre le Stolz français d'Anne Cuneo et celui de Jean-Louis de Rambures, ne me permet guère de trancher. Anne Cuneo a pris le parti d'une grande fidélité au texte allemand, et elle se maintient pour cela dans une langue un peu plate mais avec des recherches de sonorités. De Rambures au contraire y ajoute un émotionalisme, ou même, à la limite, un pathos, que le texte de Nizon contient mais pas dans cette mesure. L'un et l'autre traducteur poursuit cependant son projet de façon cohérente, et le résultat est question d'appréciation personnelle, semble-t-il.

Mais voici, pour que vous en jugiez vous-même, un très petit échantillon de ces différences, Il s'agit de la première page du roman.

Paul Nizon : Stolz
Trad. Anne Cuneo
Trad. J.L. de Rambures
"Die Tramwagen kreischten in den Schienen..." "Les voitures du tram grinçaient dans les rails..." "Les tramways gémissaient sur leurs rails..."
(Moi, je dirais volontiers: Le tram ululait sur ses rails...)
"Das Ächzen, Knirschen und gelegentliche Kreischen, das aus dem kalten Strassenschacht tönte, spürte er in den Gliedern, wie wenn er die Bahn wäre, die sich an den Schienen rieb und schliff."

"Il ressentait jusqu'au plus profond de soi le gémis-sement, le craquement et l'occasionnelle plainte qui montait du trou noir de la rue, comme s'il était lui-même le tram, qu'il se frottait aux rails et s'y affûtait." "Les soupirs, les grincements, les gémis-sements intermittents qui montaient du puits glacial de la rue se répercutaient dans ses membres comme s'il eût été lui-même cette rame en train de frotter et de s'affûter sur les rails."

Les "soupirs, grincements, gémissements intermittents" de Rambures pour "Ächzen, Knirschen und gelegentliche Kreischen" est relativement "gentil"; les "gémissement, craquement et plainte" d'Anne Cuneo malheureusement aussi. Il est vrai que Nizon emploie au moins deux termes qui sont plutôt "humains" (Ächzen et Kreischen), presque des onomatopées mais dont Nizon espère qu'ils vont traduire le fracas du tram dans la rue. Quel choix faire dans ce cas ? Oublier - comme j'en aurais envie - la connotation anthromorphique, ou la maintenir ?
(Le crissement, le craquement, et le ululement parfois du tram... ?)

Un best-seller suisse de renommée internationale : Heidi

Parmi les livres qui ont été retraduits en France figure un best-seller suisse de renommée internationale : Heidi, de Johanna Spyri. Mais, comme on verra, cette traduction est loin d'assurer pour nous une quelconque cohésion nationale, car il y a à peu près entre la nouvelle version et l'original la distance qu'il y a entre Blanche-Neige de Walt Disney et Blanche-Neige selon les frères Grimm.

La première traduction de Heidi n'est pas signée, mais elle bénéficie de l'approbation de l'auteure. Elle est datée de 1882, et paraît chez Georg, un éditeur suisse. A mon avis, elle a été faite par une femmes, et une Suissesse. Les preuves que je peux apporter à mon affirmation sont évidemment ténues - mais le grand-père, p.ex., dans cette version, a septante ans, et non soixante-dix comme dans la version ultérieure. La traduction est fidèle, et elle restitue assez bien le ton de l'original, avec une sensibilité qui, justement, me fait penser à une plume féminine. Par exemple, Johanna Spyri multiplie les diminutifs, comme dans les contes de fées, pour, somme toute, mettre le monde de Heidi à la dimension de jeunes lecteurs. La traductrice de 1882 suit habilement la manière.

Quant à la suivante, elle a d'abord paru sans signature, manifestement exécutée par un certain Charles Tritten qui prend d'extraordinaires libertés avec le texte. Il semble que cette manière de procéder ait été courante au début du siècle - mais nous avons de la peine à imaginer aujourd'hui comment on pouvait la justifier valablement. En fait, c'est la substance même - et, du coup, le charme - du texte original qui sont atteints. Tritten remanie carrément le livre; il francise les noms des personnages, par exemple; Monsieur Sesemann de Franfort s'appelle tout à coup Monsieur Gérard, et la petite Klara devient aussi Glaire Gérard. Le Herr Doktor de Johanna Spyri devient le Docteur Réroux, et Mlle Rottenmeier devient Mlle Rougemont - un nom qui pourrait faire suisse, en revanche - mais pourquoi ? Il simplifie le texte, arrangeant les passages à sa pure convenance, ou peut-être selon l'idée qu'il se faisait des capacités d'un enfant de langue française. En tout cas, il n'aime pas les subordonnées.

En outre, dès 1934, Tritten publie à la suite de Heidi grandit qui est encore de Johanna Spyri, une "fin inédite" qui annonce déjà ses inventions suivantes, c'est-à-dire Heidi jeune fille, Heidi et ses enfants, et Heidi grand'mère, libres que nous avons, dans notre enfance, dévorés sans discernement, et surtout sans nous rendre compte de la supercherie.

Tous ces livres sont édités par Flammarion, et , chose étrange, republiés en Suisse sous licence Flammarion chez Henri Studer à Genève avec la mention suivante: "Cette édition, réservée à la Suisse, a été autorisée par les Editions Flammarion. Elle ne doit pas être exportée." Or, le texte, les illustrations de Jodelet sont absolument identiques; seule la mise en page diffère un peu. Je n'ai pas réussi à découvrir pourquoi cette édition, sinon sans doute pour des raisons commerciales qui m'échappent, était exclusivement réservée à la Suisse.

Voici une brève comparaison des deux traductions en présence

Heidi - chapitre 4 : Chez la grand-mère (Bei der Grossmutter)

Kaum hatte Heidi die Tür aufgemacht und war in die Stube hineingesprungen, so rief schon die Grossmutter aus der Ecke: "Da kommt das Kind ! Das ist das Kind!" Und liess vor Freude den Faden los und das Rädchen stehen und streckte beide Hände nach dem Kinde aus.

Heidi lief zu ihr, rückte gleich das niedere Stühlchen ganz nahe an sie heran, setzte sich darauf und hatte der Grossmutter schon wieder eine grosse Menge von Dingen zu erzählen und von ihr zu erfragen. Aber auf einmal ertönten so gewaltige Schläge an das Haus, dass die Grossmutter vor Schrecken so zusammenfuhr, dass sie fast das Spinnrad umwarf und zitternde ausrief : "Ach du mein Gott, jetzt kommt's, es fällt alles zusammen!" Aber Hedi hielt sie fest um den Arm und sagte tröstend : "Nein, nein, Grossmutter, erschrick du nur nicht, das ist der Grossvater mit dem Hammer, jetzt macht er alles fest, dass es dir nicht mehr angst und bang wird."]

Traduction de 1882, p. 72-73. (Edition Georg)

A peine Heidi eut-elle ouvert la porte et se fut-elle précipitée dans la chambre, que la grand-mère s'écria dans son coin :

- Voici la petite ! voici la petite ! Et dans sa joie, elle arrêta son rouet, lâcha son fil et tendit les deux mains vers l'enfant.

Heidi courut vers elle, approcha vite le petite tabouret, s'assit dessus et commença aussitôt à raconter et à demander une foule de choses. Mais soudain, on entendit des coup si forts contre les parois de la cabane, que la grand-mère tressaillit de peur et renversa presque son rouet, tandis qu'elle d'écriait d'une voix toute tremblante :

- Ah! miséricorde! ce que j'avais dit arrive, tout s'écroule !

Mais Heidi qui l'avait saisie par le bras, lui dit pour la rassurer :

- Non, non, grand-mère , n'aie pas peur, c'est le grand-père avec son marteau; il veut rendre tout bien solide pour que tu n'aies plus jamais peur.

Traduction Charles Tritten, chapitre IV, Chez la grand'mère, p. 49-50

A peine était-elle entrée que la grand'mère s'écria :

- L'enfant est revenue ! Et, de joie, elle fit presque tomber son rouet, en tendant les mains vers Heidi.

L'enfant s'assit à ses côtés et commença à lui raconter de nouvelles histoires et à la questionner. Subitement, on entendit frapper d'énormes coups contre la maison. Les grand'mère effrayée, s'écria :

- Miséricorde! Ce que j'avais prévu arrive, tout nous tombe dessus.

Mais Heidi lui saisit les mains et la rassura par ces mots :

- Non, grand'maman, ne crains rien, c'est le grand-père qui répare ton volet.

 

Curieusement, ce n'est qu'en 1939 que paraît la traduction italienne de Heidi, et elle est publiée à Florence. Il semble bien que la petite Grisonne n'ait pas passionné les jeunes Tessinois autant que les Alémaniques et les Romands. En tout cas, toute les rééditions ultérieures, jusqu'à la plus récente qui reprend une très riche iconographie de Gallimard, paraissent en Italie. Je n'ai pas pu trouver d'édition italienne antérieure de Heidi. Mais il n'y a jamais eu en italien de "suite inédite" ou de Heidi grand-mère.

Cela étant, encore une fois, est-ce que les traducteurs suisses font mieux que leurs collègues français ?

Par rapport aux exemples que je viens de rapporter, sans aucun conteste. Ils connaissent en tout cas la réalité helvétique; ils savent qu'un certain nombre de noms géographiques existent en deux ou trois langues; ils sont au courant des spécificités régionales, sociologique ou politiques - suffisamment du moins pour savoir où chercher l'information en cas de besoin.

Je vais plus loin : l'écrivain(e), le traducteur/la traductrice romands sont beaucoup plus inquiets de leur langue que n'importe quel Français. Nous savons dès l'enfance, dès la scolarité que nous pouvons véhiculer les romandismes, et que notre français est influencé par la proximité de l'allemand. Nous savons que notre langue n'est pas celle de l'Académie française, mais nous ne savons pas toujours en quoi. Nous apportons donc un soin particulier à notre expression.

Je me souviens, dans les années cinquante et soixante (mais le phénomène datait de plus loin), de la terreur de nos écrivains à l'idée d'utiliser un terme d'ici. Terme qui était d'ailleurs impitoyablement souligné par le lecteur éventuel des maisons d'édition françaises, et qui l'aurait été tout aussi impitoyablement par un lecteur suisse si nos maisons d'édition avaient de quoi se payer un lectorat. Une telle terreur trahissait évidemment aussi le désir de nos écrivains de participer en égaux à la Grande Littérature française, et c'est peut-être là que nous, sinon Paris, avons maintenant changé.

Anne Cuneo

Mais en 1976 encore, Anne Cuneo éprouve le besoin de justifier en avant-propos à sa traduction de Stolz :

"Contrairement à l'idée qu'on se fait généralement, le langage n'est pas une chose figée, une pierre dure dans laquelle nous fixerions nos idées. Le langage est mouvant comme la pensée elle-même.
Les tentatives d'unification nécessaires, indispensables même pour que l'on puisse communiquer à l'échelle nationale, puis planétaire, ne doivent pas forcément gommer les diversités.
Il est des puristes pour dire qu'il y a 'trop' d'expressions 'dialectales' dans 'Stolz'. Ce qui serait étonnant, ce serait qu'un personnage aussi précisément situé que Stolz ne pense que dans un allemand qui lui est totalement étranger.
De même l'on trouvera dans la traduction des 'fautes' par rapport à une langue 'classique' que la traductrice n'ignore pas, mais qu'elle récuse comme unique moyen d'expression.
Nizon revendique la singularité de Stolz, ce coeur froid qui ne trouve pas de place dans la société.
La transcription française se devait de la préserver jusque dans le langage."

Anne Cuneo prend ici des précautions inutiles; je n'ai guère trouvé davantage de "fautes" dans sa traduction que dans celle de Rambures. Une différence intéressante : Stolz a quitté le gymnase chez Anne Cuneo; il quitte le lycée pour Rambures. Seulement Stolz, tout comme son auteur, a fait ses classes dans une ville qui ressemble furieusement à Berne, et il parle bel et bien du "gymnase" qu'il a quitté : Gymnasium. Cela mis à part, on ne peut pas prétendre que Nizon fasse dans le régionalisme, au contraire. D'abord, il écrit à l'imparfait, un temps que le dialecte ne connaît pas, et que les écrivains alémaniques doivent apprendre assez laborieusement; ensuite pour les mots aussi typiques que "bistrot", il emploie le mot d'Allemagne, Kneipe, contre le mot Betz qui est suisse; de même, pour les toilettes, il cherche das Klosett et non pas die Toiletten.

Peut-être cependant qu'Anne Cuneo a raison sur le fond: à cause de l'incidence autobiographique, Nizon choisit parmi les synonymes le mot qui se rapproche le plus - à l'oreille - du mot courant dialectal.

Mais son avertissement trahit à mon avis surtout sa crainte d'être critiquée par les Français.

Les Tessinois et la traduction

Les Tessinois quant à eux, n'ont jamais hésité à utiliser un mot dialectal si la réalité de leur écrit l'exigeait - et c'est souvent le cas. A commencer par Piero Bianconi dans son Arbre généalogique (Trad. et notes de Christian Viredaz, coll CH, L'Aire, 1989), où il reproduit des lettres de ses ancêtres exilés en Australie pour y faire fortune, et par Plinio Martini (Il fondo del sacco, La Zia Domenica). A tel point qu'un appareil de notes s'impose pour expliquer certains termes qu'il serait impossible de rendre par une expression même romande.

Christian Viredaz, qui traduit beaucoup de Tessinois, parmi lesquels Alberto Nessi et Giovanni Orelli, ne cède pas toujours (ou plus toujours) à l'impératif des notes explicatives en fin de volume. Dans ses traductions de La couleur de la mauve (Trad. Chr. Viredaz et Jean-Baptiste Para, Ed. Empreintes, 1996) de Nessi, des poèmes, et dans celle du Train des Italiennes (Trad. Christian Viredaz, coll. CH Ed. d'en bas, 1998) d'Orelli, il essaie d'intégrer les mots de coloration populaire ou dialectale à notre parler romand. Pas toujours - et c'est intéressant - avec le mot concerné. Il recréé en somme l'impression de dialectal ou populaire au gré des possibilités offertes. Par exemple, dans ce poème de Nessi, Le bûcheron, où il injecte des termes qui nous sont familiers, mais qui sont de bon italien chez Nessi.

Tornato da militare Rentré de service
i faggi del suo bosco les foyards de son bois
gli tirai con il floberto je l'ai ajusté au flobert.

Ailleurs, il interprète de manière plus classique, pour nous compréhensible, une expression vernaculaire comme "in dentro"
Fatto il collegio in dentro (en italique dans le texte)
Matu en Suisse allemande
par quoi nous recevons cette savoureuse manière de désigner la Suisse allemande par "le dedans", ou "l'intérieur".

En revanche, dans le train des Italiennes, il cherche à restituer la coloration dialectale plutôt par des procédés stylistiques comme la reprise d'un nom par un pronom. Ainsi :

Un garçon, chez nous, pour la première fois qu'il va à l'armée, à vingt ans, il a encore du lait derrière les oreilles.

Cela lui permet de reproduire assez bien le rythme de la phrase originale - que voici :

Un ragazzo, da noi, la prima volta che va a soldato, a vent'anni, è ancora un vitellone appena tirato via del latte.

Mais il y a autre chose encore dans cette phrase. "Andare a soldato" est une sorte de transcription en italien d'une expression dialectale. Pas de problème : on la comprend aussitôt. Christian Viredaz aurait peut-être pu traduire par "service" : la première fois qu'il va au service"; ou encore : quand il va à l'école de recrues, qui est très suisse. Mais pourquoi pas à l'armée? - D'ailleurs, le sachant ou ne le sachant pas, il a traduit le vitellone appena tirato via del latte par une expression qui doit être populaire et d'ici : avoir du lait derrière les oreilles, ou ne pas être sec derrière les oreilles; en tout cas, je n'ai trouvé cette expression dans aucun dictionnaire.

Quelles conclusion tirer?

Quelles conclusion tirer de tout cela ?

Pour ce qui me concerne, je plaide avec décision pour des traductions de livres suisses faites pas des Suisses. Pour toutes les raisons que j'ai mentionnées déjà : le soin, les connaissance, la familiarité. Et pour promouvoir par ce moyen des échanges interculturels à l'intérieur du pays.

Je plaide aussi pour l'usage d'une langue qui est la nôtre, qui nous reflète et qui n'est ni plus ni moins du français que le français de France ou du Québec.

Qu'on se souvienne de Simone Schwartz-Bart et de son savoureux Plat de porc aux bananes vertes tout truffé de créole. Ou encore, des livres d'Antonine Maillet, parmi lesquels La Sagouine, écrit presque phonétiquement en acadien. Le succès d'Emile Ajar, alias Romain Gary avec son La vie devant soi n'a-t-il pas été dû aussi à la langue "arabisée", si j'ose dire, qu'il a inventée pour son petit personnage? Le français est une langue vivante, et nous avons droit à participer à cette langue vivante.

Ce n'est pas là du patriotisme ou du nationalisme. Au contraire, même, dirais-je. Je m'en réfère à la thèse de Marshall Mac Luhan (Pour comprendre les média, coll. Points, Seuil, 1968) qui me semble toujours aussi juste, et selon laquelle un ensemble (géographique, social, politique, et c'est même vrai pour les consortiums!) se disloque en ensembles plus petits s'il devient trop grand. La façon dont les quartiers des grandes villes, Paris, p.ex., deviennent des "villages" illustre bien ce phénomène.

De même, il faut concevoir que la construction de l'Europe, à laquelle j'espère que nous participerons, rejettera forcément ses participants vers ce qui, socialement et culturellement, peut leur restituer ou leur garantir une identité. Ce qu'ils connaissent déjà - et qui a été constitué culturellement comme lieu de l'identité.

Mais : vers quelle "identité" serons-nous alors rejetés ? Nous savons bien qu'il n'existe actuellement qu'une fiction d'identité helvétique, et qu'elle se situe dans le domaine politique, les institutions et l'économie. Pour le reste, tout se passe comme si nous avions déjà connu, il y a cent ans et plus, au moment de la constitution de la Suisse, ce mouvement de fusion et de reflux vers la région plus petite - parfois celle du canton, mais parfois même en entités plus réduites, comme c'est le cas dans le Canton de Neuchâtel entre le Haut et le Bas !

Que se passera-t-il, le jour où nous adhérerons à l'Europe ? Laissons la question des institutions de côté : elle dépasse notre propos. Mais pour ce qui est de l'identité culturelle ? La Suisse allemande se mêlera-t-elle à l'Allemagne, nous à la France, le Tessin à l'Italie ? Y aura-t-il des régions transfrontalières, et si oui, déterminées par quels critères ?

Je ne sais pas. Comme toute pression venant de l'extérieur, la menace d'engloutissement constituée par l'Europe peut provoquer un resserrement inattendu de certaines valeurs communes. A condition que ces valeurs communes existent, et qu'elles soient, à quelque niveau que ce soit, un miroir possible pour le déficit identitaire que nous aurions à subir.

C'est dans cette perspective que je suis régionalise si l'on veut , sans bien savoir cependant jusqu'où va mon image de la région : est-t-elle liée à Neuchâtel, à la Suisse romande, ou à la Suisse entière ?

Je l'étendrais volontiers à plusieurs rayons, du plus villageois au plus helvétique. Dans un petit coin de notre identité suisse difficile, il y a tout de même une longue habitude de la cohabitation; le plus souvent grâce à l'ignorance que nous avons les uns des autres, il est vrai. Il m'est arrivé de comparer la Suisse à une famille nombreuse où les ententes sont d'autant meilleures que l'on évite certains sujets. Mais le sentiment d'appartenance commune entre frères et soeurs n'en est pas moins manifeste - ne serait-ce que par l'identité du nom que l'on porte. La peur du conflit peut nous empêcher en effet d'aborder certains sujets, et c'est une stratégie qui a peut-être fait ses preuves : rien ne permet vraiment de croire qu'elle fera encore ses preuves dans l'avenir. Nous sommes des pédagogues, des intellectuels, et vous ne savez sans doute pas mieux que moi ce que nous réservera l'Europe. Mais nous serons sûrement d'accord pour dire que l'exercice de la curiosités pour ce qui est le plus proche, et pour le différent dans ce proche qu'est notre petit pays, est certainement une bonne manière de s'y préparer.

Quoi qu'il en soit, il me paraît important que nous prenions en compte les forces créatrices qui se manifestent chez nous tout aussi bien que nos particularismes. En littérature tout spécialement, puisqu'une grande part de l'identité passe par la formulation, donc par la langue. Et qui mieux que nos auteurs, nos traducteurs, pourraient nous tendre un miroir où nous puissions nous reconnaître linguistiquement ?

Monique Laederach

 

  Entretien avec Monique Laederach

 

Traduire: le défi majeur

Par la diversité et la convergence de ses engagements, Monique Laederach est aujourd'hui en Suisse l'une des grandes médiatrices entre les régions linguistiques. Poète, romancière, traductrice et critique littéraire, elle a enseigné pendant une trentaine d'années l'allemand au Gymnase Numa-Droz, à Neuchâtel. Son mémoire de licence portait sur les problèmes de traduction que pose la poésie de Montale et de Mario Luzi, et elle a animé à plusieurs reprises des séminaires de formation au Centre de traduction littéraire de l'Université de Lausanne. Elle a assumé des responsabilités aux Editions de L'Aire dans les années 80 et aujourd'hui, auprès de l'éditeur François Demoures. Monique Laederach est une observatrice admirablement informée, vive, tranchante et impavide du monde littéraire alémanique.

L'entretien suivant a été réalisé en octobre 1999 au domicile de l'écrivain, à Peseux, près de Neuchâtel.

Feuxcroisés: – Vous avez grandi aux Brenets, à la frontière franco-suisse, entre un père suisse romand et une mère allemande. Quelle a été la langue de votre enfance?

Monique Laederach: – En fait, nous étions trilingues: ma mère venait de Berlin, mais ma grand-mère, qui vivait chez nous, était de l'Emmental. Mon père, qui avait passé son enfance à Saint-Imier, était bilingue. Désireux de se perfectionner, c'est lui qui avait voulu qu'on parle «bon allemand» à la maison. Ce que nous faisions. Sauf dans la chambrette où vivait ma grand-mère; là, on parlait toujours suisse allemand. Je n'ai aucun souvenir d'avoir souffert de ce trilinguisme, qui était parfaitement naturel.

Ce n'est que bien plus tard que je me suis dit qu'en ces années de guerre (je suis née en 1938), il n'était pas évident de parler l'allemand d'Allemagne dans une cure romande, et que les choses n'avaient peut-être pas été aussi simples.

Je suppose que dans ma petite enfance, j'ai dû écrire en allemand, ma mère m'avait appris à lire et à écrire les caractères gothiques avant l'école... Par la suite, j'ai été dispensée de l'allemand en classe. Au Gymnase, on me donnait à faire des travaux personnels.

– Quand avez-vous commencé à traduire, et à percevoir que ce trilinguisme était une chance?

– Très tôt, sans doute: je me souviens qu'il fallait traduire les fameuses poésies de Noël, en vers, évidemment! Cela faisait partie de la vie de famille. Encore aujourd'hui, traduire pour moi n'est pas un travail cérébral; pour passer d'une langue à l'autre, je me rends compte que j'ai recours, presque toujours, à des relais visuels, des objets, des images.

Mais mon grand désir, c'était de faire de la musique. J'ai fait des études complètes de piano, à Neuchâtel, puis à Vienne, où je me suis rendu compte que la carrière dont je rêvais était illusoire.

A mon retour, on m'a proposé un enseignement au Gymnase. Il y avait une telle pénurie de professeurs... J'ai donc commencé à enseigner, tout en faisant mes études. A cette même époque, j'ai beaucoup traduit pour la radio. Puis il y a eu la création du Groupe d'Olten... Et plus tard, celle des Journées de Soleure. Je suis entrée en contact avec des écrivains suisses alémaniques. Et c'est là, surtout, que j'ai constaté combien il était précieux de savoir le dialecte.

– Le dialogue avec les collègues alémaniques a donc compté pour vous, mais à quel point de vue?

– Avec mes collègues romands, il était impossible de «parler boutique», ça ne se faisait pas, chacun travaillait dans son coin, à part quelques rares collègues féminines. Tandis qu'en Suisse alémanique, c'était l'époque où les écrivains étaient très engagés, et on discutait avec ferveur. Moi, je ne pouvais pas concevoir une écriture engagée, du moins pas selon la conception que mes collègues en avaient.

On s'est beaucoup crêpé le chignon à ce sujet, mais c'était très intéressant. Nous appréhendions différemment la même réalité politique. Aujourd'hui, d'ailleurs, il me semble que la littérature alémanique exprime davantage l'intériorité qu'autrefois, et se soucie de critères plus purement littéraires. Si ces discussions ne m'ont pas amenée à introduire la politique dans mes livres, en revanche, elles m'ont sans doute incitée à entrer en politique active; et des institutions communales à quelques commissions fédérales, cet engagement a été une riche école de praxis!

Au bout de quelques années, pourtant, la parole politique m'est apparue partielle, insuffisante. En tant que femme, dans les institutions politiques des années 70, on n'avait pas grand-chose à dire. Et puis, je me suis rendu compte qu'une parole poétique féminine pouvait avoir une vérité, une liberté et une corporalité à côté de laquelle le discours politique m'apparaissait trop linéaire, raisonnable, et somme toute d'une efficacité douteuse.

– Pourtant, «La Femme séparée», votre grand roman du début des années 80, a une dimension politique évidente...

– Ce n'est que plus tard que je me suis aperçue de la lecture politique qu'on pouvait en faire. Mon problème, après avoir débuté par la poésie (où le «je» est beaucoup moins marqué socialement et sexuellement), c'était d'abord de trouver une expression féminine, ma parole romanesque à moi. Et là, en 1974, les femmes françaises, avec ce qu'elles appelaient leur écriture de la différence, imposaient cette revendication. En Suisse, nous n'avions rien qui ressemblait à cette profération, la question n'était presque pas posée. Or, elle était éminemment politique, et la réponse qu'on lui donnait, quelle qu'elle soit (y compris le refus d'entrer en matière), l'était aussi. [...]

– En Suisse allemande, c'est également dans les années 70 que les femmes font leur entrée sur la scène littéraire. Avez-vous eu des échanges privilégiés avec ces collègues, ou avec certains mouvements féministes d'outre-Sarine ?

– Au début, la revendication féminine a été surtout une formidable légitimation, et une affirmation du droit des femmes à la parole. C'est peu à peu, ensuite, que le besoin s'est fait sentir d'une démarcation d'avec les collègues masculins. En Suisse romande, la différence a signifié surtout - comme en France - un glissement vers une nouvelle façon d'approcher la réalité, la réalité féminine entre autres. Comme, en Suisse allemande, la littérature masculine était fortement en prise sur la réalité (ainsi que devait en témoigner, dans les années 80, le fameux Realismusdebatte qui opposa Otto F. Walter et Meienberg), les femmes, ou du moins celles qui entraient en matière, ont cherché à s'exprimer plutôt dans le registre onirique, ou par de nouvelles esthétiques littéraires. Du coup, ce qu'elles faisaient demeurait étranger à ma propre démarche. Mais nous avions, oralement, beaucoup de complicité quand même!

– N'avez-vous jamais vécu le fait d'être trilingue comme un handicap ? Au moment de commencer à écrire, par exemple ?

– Les trois langues que je parlais se sont souvent enrichies les unes les autres. Seulement, comme la notion de "connotation" est importante pour moi, et que j'ai vécu les étapes décisives de mon développement intellectuel et affectif surtout en français, c'est le français que je considère comme ma "langue maternelle". Plus récemment, ou peu à peu, j'ai gagné aussi des connotations en allemand. Mais pas suffisamment pour que l'allemand devienne une langue-cible. Je n'ai pas, en allemand, le même métier, la même liberté qu'en français.

– Dans les différents aspects de votre engagement de passeuse, quelle est votre motivation? Avez-vous vécu, dans ce domaine, quelques expériences qui vous ont pleinement satisfaite?

– Malgré le métissage de mes origines, je me sens d'ici, de plus en plus. J'ai parfois des rognes, quand je constate l'américanisation excessive de la Suisse allemande. Cela dit, j'ai toujours envie de réconcilier les deux parties, en faisant basculer les textes alémaniques vers le français.

Une des réalisations éditoriales dont je suis le plus fière, c'est Minute de silence, un recueil d'Erika Burkart traduit par une douzaine de poètes romands, dont je m'étais occupée pour les Editions de L'Aire. Je pense avoir permis à ces poètes de découvrir la voix d'Erika Burkart, et je sais que quelques-uns, depuis, continuent de s'intéresser à cette œuvre.

– Quel regard portez-vous sur l'évolution des échanges littéraires en Suisse? Pensez-vous que la politique de subventionnement fasse avancer les choses?

– Le travail de médiation demandait et demande toujours un courage démentiel. La déception se situe au niveau de la réception, et cela n'a pas changé. Dans l'ensemble, pourtant, il ne me semble pas du tout qu'on assiste à une diminution des échanges.

Personnellement, j'ai connu l'époque où la radio était un des moyens d'information les plus performants. La radio, c'était dans les années 70, diffusait régulièrement des traductions de pièces radiophoniques, je me souviens d'avoir participé à des émissions de littérature étrangère. On y parlait aussi davantage de la littérature suisse, des essais, etc...

Aujourd'hui, la part de la littérature à la radio a été réduite, tout comme dans la presse écrite de Suisse romande, d'ailleurs. Par contre, il y a de nouveaux éditeurs et de nouveaux moyens de communication, Internet, ou... Feuxcroisés, qui offrent des possibilités intéressantes. Bien sûr, il faut tenir compte de l'évolution au niveau culturel et médiatique, où l'on observe actuellement une désaffection du littéraire. Par exemple, les gymnasiens lisent beaucoup moins qu'il y a vingt ans, même en français. En attendant peut-être qu'on écrive des poèmes en BD...

Tout cela ne devrait pas empêcher les pouvoirs publics de renforcer leur politique de subventionnement de la littérature et des traductions. Faire passer dans une autre langue des livres de valeur, qui ne seraient jamais traduits si l'on s'en tenait aux seules lois du marché, c'est œuvrer pour le bien de la société tout entière, j'en suis convaincue. En matière culturelle, l'Etat devrait faire autant que pour le sport. A ce moment-là, la littérature retrouverait peut-être une aura plus prestigieuse.

– Quelles qualités recherchez-vous ou appréciez-vous dans une traduction? La notion d'écriture féminine joue-t-elle un rôle quand vous traduisez? Préférez-vous traduire des textes écrits par des femmes?

– Ce qui compte chez un traducteur, c'est sa réceptivité et sa connaissance de sa propre langue. Il doit disposer d'un vocabulaire extrêmement étendu, faire jouer les connotations, les nuances, une palette extrêmement riche. A cet égard, Gilbert Musy était vraiment un interprète exceptionnel.

Est-ce important pour moi de traduire un univers féminin, ou d'être traduite par une femme? Peut-être que oui. Cependant, pour l'essentiel, je crois que c'est la musique qui m'a formée, et si elle exige des sensibilités très hautes, un homme peut aussi bien les posséder. Il s'agit d'avoir un outil, d'entendre la voix de chaque écrivain. Traduire me passionne parce que c'est le défi majeur, c'est une tâche impossible, et quand on trouve quelque chose malgré tout, c'est dans une grande fragilité.

Mais pour juger de la qualité de mes traductions, je dépends de jugements extérieurs, d'une voix en retour. Celle de l'auteur, par exemple, quand il sait suffisamment le français.

– Avez-vous dialogué avec Mariella Mehr, dont vous avez traduit «Lamioche» et traduisez en ce moment «La Brûlure magique»? Et entre ces deux romans, constatez-vous une continuité?

– Mariella Mehr relit chaque page que je traduis, et son mari, qui sait bien le français, également. Lamioche est portée par un lyrisme soutenu, c'est un texte très fort. La Brûlure magique est beaucoup plus prosaïque, c'est moins excitant à traduire. Mais il y a toujours de petits casse-tête à résoudre, et là, ça devient passionnant.

– Vous est-il arrivé de renoncer à une traduction, jugeant la mission impossible?

– Il me semble que le couple allemand-français est l'un des plus difficile qui soit, ce sont deux langues complètement antinomiques... Je me souviens que les Editions de L'Aire m'avaient proposé Diabelli de Hermann Burger, que j'avais renoncé à traduire, tellement la tâche était difficile. C'est pour finir Musy qui l'a traduit, excellemment, il a fait là un travail extraordinaire.

Plus récemment, j'ai eu un main le roman d'Erika Burkart Das Schimmern der Flügel. Elle a une façon, à travers des épisodes tout simples de son enfance, de créer une magie très particulière. A travers un travail sur le vocabulaire, notamment, que je ne parviendrais sans doute pas à recréer.

Et puis il y a parfois des univers auxquels il est dur de s'exposer. J'ai des pièces de Mariella Mehr à traduire, sur des sujets d'une violence terrible. Son univers est si oppressant qu'après deux romans, il me faut une pause.

– Parlez-nous de votre chantier Dürrenmatt : vous travaillez sur une pièce de théâtre, Le mariage de M. Mississipi, qui avait été traduite par Walter Weideli. Tenez-vous compte de cette première traduction ?

– Walter Weideli a donné une bonne traduction d'une première version de la pièce, un peu solennelle, proche de ce que Dürrenmatt a écrit. Mais on peut concevoir le même texte en plus léger. La version sur laquelle je travaille est assez différente de celle qu'avait traduite Weideli. Il m'est souvent arrivé de regretter que Dürrenmatt ne puisse pas répondre à mes questions. Heureusement, j'aurais bientôt la possibilité de dialoguer avec le metteur en scène, ou même avec les acteurs. Il y a des passages dont je propose deux ou trois traductions différentes. Prenez par exemple ces deux répliques, qui me préoccupent en ce moment :

DER MINISTER : – Die Justiz ist ein Abkommen !
HERR MISSISSIPI : – Für dich ist sie vor allem ein Einkomment !

J'hésite entre plusieurs variantes pour rendre le jeu de mots. Quelque chose comme : "La justice est un sujet convenu! – Pour toi, elle est surtout un revenu!" Ou bien : "La justice est un compromis. – Pour toi, elle est surtout un compte ouvert !"

On peut forcer sur le grotesque ou pas...

Au fil des pages, on se rend compte que s'il était un dramaturge extraordinaire, Dürrenmatt était un médiocre styliste, ce dont il avait conscience, d'ailleurs. Mais il a l'art de placer des mots forts, et c'est à nous, spectateurs ou lecteurs, de faire les images...

– Considérez-vous, ainsi que le laisse entendre une étude que vous avez présentée lors d'un récent colloque, qu'il y a bel et bien une autre manière de traduire la littérature alémanique en France ?

– J'ai comparé des traductions d'auteurs alémaniques réalisées par des traducteurs suisses et français. En général, j'ai constaté plus de minutie et d'exactitude en Suisse. Les Français ignorent trop souvent qu'il existe en Suisse romande un terme français pour toutes sortes de notions spécifiques de la réalité helvétique, à commencer par le fameux, Gymnasium, le Matterhorn, ou la ville de Biel/Bienne. Et puis on nous a tellement dit qu'ici, nous parlions un mauvais français, que ça nous terrorise et... nous stimule, sans doute. Il arrive même que notre complexe nous porte à l'excellence !

– Quels conseils donneriez-vous à un débutant ? Peut-on apprendre à traduire la littérature ?

– Je ne sais pas trop. Il faut travailler seul, élargir son vocabulaire, découvrir les outils, et surtout, avoir des gens compétents avec qui parler. On peut aussi prendre un texte dont il existe différentes traductions, élaborer la sienne, et comparer...

Marion Graf

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  Repères biographiques

 

Monique Laederach est née le 16 mai 1938 aux Brenets. Maturité au Gymnase de Neuchâtel, puis diplôme de piano au Conservatoire de Neuchâtel. Séjours d'étude en Angleterre, à Florence et à Vienne (Académie de musique). Licence ès lettres en 1974. Enseignement dès 1962 et jusqu'en 1998 au Gymnase Numa-Droz de Neuchâtel. Depuis 1997 : chargée de cours au Séminaire de français moderne de l'Université de Neuchâtel.

Monique Laederach a reçu, en juin 2000, un Prix de la Fondation Schiller pour l'ensemble de son oeuvre.


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  Bibliographie

 

Diverses traductions et adaptations radiophoniques

  • Textes de Nelly Sachs, Günter Eich, Adolf Muschg, Jan Rys.

Traductions pour le théâtre

  • R.M. Rilke, La Princesse blanche, Neuchâtel, Th. des Gens, 1992, Zoé, Genève, 1992
  • Heinz Stalder, Les Extrasomniaques, Lucerne, 1995, SSA, 1997.

Traductions parues en volumes

  • Robert Konrad, Chevaux de l'amour et de l'adieu, poèmes, Arc en ciel, Zurich, 1970
  • Erika Burkart, Minute de silence (collaboration), L'Aire, Lausanne, 1989
  • Mariella Mehr, Lamioche, Demoures, Essertines-sur-Rolle, 1999

Publications en français

  • L'Etain la source, poèmes, L'Aire, Lausanne, 1970.
  • Pénélope, poèmes, L'Aire, Lausanne, 1971
  • J'habiterai mon nom, poème, L'Age d'Homme, Lausanne, 1977 (prix Schiller).
  • Stéphanie, récit, L'Aire, Lausanne, 1978
  • Jusqu'à ce que l'été devienne une chambre, Eliane Vernay, Genève, 1978
  • La Femme séparée, roman, L'Aire/Fayard, Lausanne/Paris, 1982 (prix Schiller).
  • La Partition, L'Aire, Lausanne, 1982
  • Trop petits pour Dieu, roman, L'Aire, Lausanne, 1986
  • J'ai rêvé Lara debout, roman, Zoé, Genève, 1990
  • Les Noces de Cana, roman, L'Age d'Homme, Lausanne, 1996
  • Si vivre est tel, poèmes, L'Age d'Homme/Ecrits des Forges, Québec, 1998
  • La Trahison, "presque un pamphlet", Ed. de la Nouvelle Revue neuchâteloise, 1999.


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Page créée le 09.10.01
Dernière mise à jour le 09.10.01

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