Traductions du pays, traductions
de France : quelles qualités ?
De tous les écrivains
suisses, seuls les Alémaniques parviennent à
intéresser vraiment les éditeurs parisiens
De tous les écrivains suisses,
seuls les Alémaniques parviennent à intéresser
vraiment les éditeurs parisiens. C'est que le monde
germanophone, contrairement au monde français, n'est
pas centralisé; les éditions Suhrkamp sont à
Francfort, Rowohlt à Reinbek près de Hambourg,
dtv à Munich ainsi que Knaur, et si d'autres, comme
Fischer ou l'Insel-Verlag ont des antennes à Francfort,
ils ont leur siège respectivement à Hambourg
et à Leipzig. Et les écrivains alémaniques
sont accueillis par ces éditeurs - qui sont de grands
éditeurs - au même titre que n'importe quel auteur
allemand ou autrichien -chance qui n'est que difficilement
offerte aux écrivains romands en France.
Or, à ce top-niveau, les droits
de traduction entre les éditeurs germanophones et les
éditeurs français se négocient à
Francfort lors de la fameuse Foire du livre; c'est là
que Gallimard ou Actes Sud achètent Adolf Muschg ou
Paul Nizon -par-dessus le tête des éditeurs romands
bien trop insignifiants pour avoir droit à la parole.
Bien sûr, il existe aussi des traductions faites et
publiées en Suisse : la plupart du temps sous l'égide
de la Fondation CH et avec le soutien de Pro Helvetia, tant
il est vrai que nos éditeurs ont de la peine à
demeurer hors des chiffres rouges. Les droits de traduction
ne sont pas très élevés (il s'agit en
général de deux ou trois mille francs). C'est
la traduction qui coûte cher, alors même qu'un
traducteur littéraire est payé deux fois moins
qu'un traducteur dit "technique". Mais les droits
servent de monnaie d'échange, et il est évident
que Gallimard intéressera davantage Suhrkamp que L'Age
d'Homme - de même que Rowohlt intéressera davantage
Actes Sud que Diogenes de Zurich -sauf exception (parmi lesquelles
Dürrenmatt).
Il est rare
cependant qu'un éditeur français reprenne
un titre traduit et édité en Suisse; il est
encore plus rare qu'il fasse appel à un traducteur
de chez nous pour un livre alémanique qu'il compte
faire traduire et publier.
Il est rare cependant qu'un éditeur
français reprenne un titre traduit et édité
en Suisse; il est encore plus rare qu'il fasse appel à
un traducteur de chez nous pour un livre alémanique
qu'il compte faire traduire et publier. Cela est dû,
bien sûr, à l'extraordinaire chauvinisme de nos
voisins, en tout cas à leur absolue certitude qu'un
traducteur suisse ne saurait satisfaire aux exigences d'un
public français, aussi peu sur le plan de la langue
que sur le plan des normes typographiques. Et si, par hasard,
un éditeur français reprend un livre d'ici,
il le fait corriger par une plume française; ainsi
le roman Mary Typhus (Trad.
Jean-Claude Berger, Ed. Zoé, 1984) de Jürg Federspiel.
Ou encore, il commande une nouvelle traduction, comme celle
qu'a faite Jean-Louis de Rambures du Stolz
(Trad. Anne Cuneo, coll CH, Galland, 1976 ; trad. Jean-Louis
de Rambures, Actes Sud, 1985) de Paul Nizon d'abord traduit
par Anne Cuneo.
Seul Gilbert Musy a eu droit aux faveurs
de Fayard pour traduire le presque intraduisible Brenner
(Trad. Gilbert Musy, Fayard, 1993) d'Hermann Burger. C'est
que le livre raconte l'accession au Conseil fédéral
- suisse, évidemment - d'un marchand de cigares, il
est donc plein de notations politiques dont les mystères
- différents de chaque canton - ont de quoi désespérer
n'importe quel traducteur français. En outre, Burger
a un style plutôt compliqué, plein de voltes
et de pirouettes, et Musy est un spécialiste incontesté
de la matière. Mais La Mère
artificielle (Trad. Françoise Salvetti et Olga
Weissart, Fayard, 1985) du même Burger a bel et bien
été traduit par un team de Français,
et malgré leur bonne volonté, il y a forcément
quelques couacs, comme par exemple, au lieu du "réduit
national" le terme de "défense par réduits",
et l'apparition d'un personnage qui fait à Saint-Moritz
des "études de bob"! Ici, pourtant, il faut
être heureux que la géographie n'ait pas été
trop bousculée. Elle l'est souvent, en effet. Dans
L'étonnement du somnambule
(Trad. Adelheid Gascuel, Intertextes, 1991) d'Otto F. Walter,
il y a un "lac Sempacher" (Sempachersee, Lac de
Sempach), des "habitants des Alpes" (Älper,
alpinistes); le héros et son amie voyagent dans le
"dernier canton d'Uri" (im hintersten Winkel des
Urner Lands, le coin le plus reculé du Canton d'Uri)
où le propriétaire d'un hôtel, Monsieur
Adalbert Gamma, est "un grand Urien (Uranais) dont le
visage inspirait la confiance".
Dans L'homme
apparaît au quaternaire (Trad. Geneviève
Lambrichs, Gallimard, 1982) de Max Frisch, Monsieur Geiser
se demande "quelle est la hauteur du Matterhorn (le Cervin)";
et le traducteur de Barbe-bleue
(Trad. Claude Porcell, Gallimard,, 1984) de Frisch manque
inélégamment une marche dans l'une des pages
les plus drôles du livre, où Frisch met en scène
un certain "Herr Neuenburger" grand bavard, grand
amateur de vieux bordeaux, féru d'astronomie et de
philosophie qui est évidemment Dürrenmatt, ce
qu'il ne sait pas, si bien qu'il se contente de franciser
bizarrement ce Neuenburger en "Neunburger" (?) faisant
rater à tout lecteur francophone la douce ironie de
Frisch à l'égard de son collègue et quelques
fois ami de Neuchâtel.
Nous pouvons rire de ces erreurs, mais
elles montrent, je trouve, de façon lancinante le peu
de poids qu'a pour les Français la littérature
étrangère, en tout cas germanophone. Car ce
ne sont pas seulement les Suisses qui sont maltraités
- encore qu'ils le soient particulièrement. Même
Peter Handke, traducteur à son tour de son vénéré
traducteur Georges-Arthur Goldschmidt, est très mal
servi. Lorsque Goldschmidt ne comprend pas, il coupe la phrase,
il saute. Dans Par les villages
(Trad. Georges-Arthur Goldschmidt, Gallimard, 1983), il y
a des hérésies comme (le paysage voisin) pour
"die nahe Landstadt" (la ville (rurale) voisine).
Ou pire : "la petite fille qui se noyait, cette image
me tombait dessus" pour traduire (Das Bild, das mit dem
ertrinkenden Mädchen auf mich einstürzte",
c.à.d : "l'image que suscitait en moi celle de
la petite fille en train de se noyer".
Cette manie de sauter une phrase ou
un passage difficile en les "oubliant" est un procédé
utilisé presque à chaque page par la malheureuse
traductrice de L'étonnement
du somnambule de Walter. Il est vrai que les livres
de Walter ne sont pas aisés a traduire, inscrits qu'ils
sont dans une réalité profondément helvétique
mais imaginaire, celle de la ville de Jammers, qui est à
la fois Olten et ne l'est pas. Pour avoir dirigé la
traduction de L'ensauvagement
(Trad. Michel Mamboury, coll CH, L'Aire, 1989) du même
Otto F. Walter, j'ai vu de près quels problèmes
il pouvait soulever, mais je sais aussi que le traducteur,
Michel Mamboury, est allé quelques fois à Soleure
avec des listes de questions. Démarche que les traducteurs
français, apparemment, répugnent à accomplir,
quitte à développer à ce sujet des théories
plus aptes à cacher leur paresse qu'à satisfaire
à la raison. Du style : "Je ne supporte pas qu'on
regarde par-dessus mon épaule quand je travaille."
Malheureusement, ensuite, il est souvent trop tard, et il
suffit d'un lecteur d'édition négligent pour
que les fautes subsistent.
Ce genre de théories. ou d'attitude,
n'est cependant pas exclusivement français, et je connais
des traducteurs suisses qui font pareil.
Cela dit : les
traducteurs suisses sont-ils dans l'ensemble aussi bons
sinon meilleurs que leurs collègues français
?
Cela dit : les traducteurs suisses
sont-ils dans l'ensemble aussi bons sinon meilleurs que leurs
collègues français ? A vrai dire, la comparaison
directe que j'ai faite entre le Stolz
français d'Anne Cuneo et celui de Jean-Louis
de Rambures, ne me permet guère de trancher. Anne Cuneo
a pris le parti d'une grande fidélité au texte
allemand, et elle se maintient pour cela dans une langue un
peu plate mais avec des recherches de sonorités. De
Rambures au contraire y ajoute un émotionalisme, ou
même, à la limite, un pathos, que le texte de
Nizon contient mais pas dans cette mesure. L'un et l'autre
traducteur poursuit cependant son projet de façon cohérente,
et le résultat est question d'appréciation personnelle,
semble-t-il.
Mais voici, pour que vous en jugiez
vous-même, un très petit échantillon de
ces différences, Il s'agit de la première page
du roman.
Paul Nizon : Stolz
|
Trad. Anne Cuneo
|
Trad. J.L. de Rambures
|
"Die Tramwagen
kreischten in den Schienen..." |
"Les voitures du
tram grinçaient dans les rails..." |
"Les tramways gémissaient
sur leurs rails..." |
(Moi, je dirais volontiers:
Le tram ululait sur ses rails...) |
"Das Ächzen,
Knirschen und gelegentliche Kreischen, das aus dem kalten
Strassenschacht tönte, spürte er in den Gliedern,
wie wenn er die Bahn wäre, die sich an den Schienen
rieb und schliff."
|
"Il ressentait
jusqu'au plus profond de soi le gémis-sement, le
craquement et l'occasionnelle plainte qui montait du trou
noir de la rue, comme s'il était lui-même
le tram, qu'il se frottait aux rails et s'y affûtait." |
"Les soupirs, les
grincements, les gémis-sements intermittents qui
montaient du puits glacial de la rue se répercutaient
dans ses membres comme s'il eût été
lui-même cette rame en train de frotter et de s'affûter
sur les rails." |
Les "soupirs, grincements, gémissements
intermittents" de Rambures pour "Ächzen, Knirschen
und gelegentliche Kreischen" est relativement "gentil";
les "gémissement, craquement et plainte"
d'Anne Cuneo malheureusement aussi. Il est vrai que Nizon
emploie au moins deux termes qui sont plutôt "humains"
(Ächzen et Kreischen), presque des onomatopées
mais dont Nizon espère qu'ils vont traduire le fracas
du tram dans la rue. Quel choix faire dans ce cas ? Oublier
- comme j'en aurais envie - la connotation anthromorphique,
ou la maintenir ?
(Le crissement, le craquement, et le ululement parfois du
tram... ?)
Un best-seller
suisse de renommée internationale : Heidi
Parmi les livres qui ont été
retraduits en France figure un best-seller suisse de renommée
internationale : Heidi, de
Johanna Spyri. Mais, comme on verra, cette traduction est
loin d'assurer pour nous une quelconque cohésion nationale,
car il y a à peu près entre la nouvelle version
et l'original la distance qu'il y a entre Blanche-Neige de
Walt Disney et Blanche-Neige selon les frères Grimm.
La première traduction de Heidi
n'est pas signée, mais elle bénéficie
de l'approbation de l'auteure. Elle est datée de 1882,
et paraît chez Georg, un éditeur suisse. A mon
avis, elle a été faite par une femmes, et une
Suissesse. Les preuves que je peux apporter à mon affirmation
sont évidemment ténues - mais le grand-père,
p.ex., dans cette version, a septante ans, et non soixante-dix
comme dans la version ultérieure. La traduction est
fidèle, et elle restitue assez bien le ton de l'original,
avec une sensibilité qui, justement, me fait penser
à une plume féminine. Par exemple, Johanna Spyri
multiplie les diminutifs, comme dans les contes de fées,
pour, somme toute, mettre le monde de Heidi à la dimension
de jeunes lecteurs. La traductrice de 1882 suit habilement
la manière.
Quant à la suivante, elle a
d'abord paru sans signature, manifestement exécutée
par un certain Charles Tritten qui prend d'extraordinaires
libertés avec le texte. Il semble que cette manière
de procéder ait été courante au début
du siècle - mais nous avons de la peine à imaginer
aujourd'hui comment on pouvait la justifier valablement. En
fait, c'est la substance même - et, du coup, le charme
- du texte original qui sont atteints. Tritten remanie carrément
le livre; il francise les noms des personnages, par exemple;
Monsieur Sesemann de Franfort s'appelle tout à coup
Monsieur Gérard, et la petite Klara devient aussi Glaire
Gérard. Le Herr Doktor de Johanna Spyri devient le
Docteur Réroux, et Mlle Rottenmeier devient Mlle Rougemont
- un nom qui pourrait faire suisse, en revanche - mais pourquoi
? Il simplifie le texte, arrangeant les passages à
sa pure convenance, ou peut-être selon l'idée
qu'il se faisait des capacités d'un enfant de langue
française. En tout cas, il n'aime pas les subordonnées.
En outre, dès 1934, Tritten
publie à la suite de Heidi
grandit qui est encore de Johanna Spyri, une "fin
inédite" qui annonce déjà ses inventions
suivantes, c'est-à-dire Heidi
jeune fille, Heidi et ses enfants, et
Heidi grand'mère, libres que nous avons, dans
notre enfance, dévorés sans discernement, et
surtout sans nous rendre compte de la supercherie.
Tous ces livres sont édités
par Flammarion, et , chose étrange, republiés
en Suisse sous licence Flammarion chez Henri Studer à
Genève avec la mention suivante: "Cette édition,
réservée à la Suisse, a été
autorisée par les Editions Flammarion. Elle ne doit
pas être exportée." Or, le texte, les illustrations
de Jodelet sont absolument identiques; seule la mise en page
diffère un peu. Je n'ai pas réussi à
découvrir pourquoi cette édition, sinon sans
doute pour des raisons commerciales qui m'échappent,
était exclusivement réservée à
la Suisse.
Voici une brève
comparaison des deux traductions en présence
Heidi - chapitre 4 : Chez la grand-mère
(Bei der Grossmutter)
Kaum hatte Heidi die Tür aufgemacht
und war in die Stube hineingesprungen, so rief schon die Grossmutter
aus der Ecke: "Da kommt das Kind ! Das ist das Kind!"
Und liess vor Freude den Faden los und das Rädchen stehen
und streckte beide Hände nach dem Kinde aus.
Heidi lief zu ihr, rückte gleich
das niedere Stühlchen ganz nahe an sie heran, setzte
sich darauf und hatte der Grossmutter schon wieder eine grosse
Menge von Dingen zu erzählen und von ihr zu erfragen.
Aber auf einmal ertönten so gewaltige Schläge an
das Haus, dass die Grossmutter vor Schrecken so zusammenfuhr,
dass sie fast das Spinnrad umwarf und zitternde ausrief :
"Ach du mein Gott, jetzt kommt's, es fällt alles
zusammen!" Aber Hedi hielt sie fest um den Arm und sagte
tröstend : "Nein, nein, Grossmutter, erschrick du
nur nicht, das ist der Grossvater mit dem Hammer, jetzt macht
er alles fest, dass es dir nicht mehr angst und bang wird."]
Traduction de 1882, p. 72-73. (Edition
Georg)
A peine Heidi eut-elle ouvert la porte
et se fut-elle précipitée dans la chambre, que
la grand-mère s'écria dans son coin :
- Voici la petite ! voici la petite
! Et dans sa joie, elle arrêta son rouet, lâcha
son fil et tendit les deux mains vers l'enfant.
Heidi courut vers elle, approcha vite
le petite tabouret, s'assit dessus et commença aussitôt
à raconter et à demander une foule de choses.
Mais soudain, on entendit des coup si forts contre les parois
de la cabane, que la grand-mère tressaillit de peur
et renversa presque son rouet, tandis qu'elle d'écriait
d'une voix toute tremblante :
- Ah! miséricorde! ce que j'avais
dit arrive, tout s'écroule !
Mais Heidi qui l'avait saisie par le
bras, lui dit pour la rassurer :
- Non, non, grand-mère , n'aie
pas peur, c'est le grand-père avec son marteau; il
veut rendre tout bien solide pour que tu n'aies plus jamais
peur.
Traduction Charles Tritten, chapitre IV,
Chez la grand'mère, p. 49-50
A peine était-elle entrée
que la grand'mère s'écria :
- L'enfant est revenue ! Et, de joie, elle fit presque tomber
son rouet, en tendant les mains vers Heidi.
L'enfant s'assit à ses côtés et commença
à lui raconter de nouvelles histoires et à la
questionner. Subitement, on entendit frapper d'énormes
coups contre la maison. Les grand'mère effrayée,
s'écria :
- Miséricorde! Ce que j'avais
prévu arrive, tout nous tombe dessus.
Mais Heidi lui saisit les mains et la rassura par ces mots
:
- Non, grand'maman, ne crains rien,
c'est le grand-père qui répare ton volet.
Curieusement, ce n'est qu'en 1939
que paraît la traduction italienne de Heidi,
et elle est publiée à Florence. Il semble bien
que la petite Grisonne n'ait pas passionné les jeunes
Tessinois autant que les Alémaniques et les Romands.
En tout cas, toute les rééditions ultérieures,
jusqu'à la plus récente qui reprend une très
riche iconographie de Gallimard, paraissent en Italie. Je
n'ai pas pu trouver d'édition italienne antérieure
de Heidi. Mais il n'y a jamais eu en italien de "suite
inédite" ou de Heidi grand-mère.
Cela étant, encore une fois,
est-ce que les traducteurs suisses font mieux que leurs collègues
français ?
Par rapport aux exemples que je viens
de rapporter, sans aucun conteste. Ils connaissent en tout
cas la réalité helvétique; ils savent
qu'un certain nombre de noms géographiques existent
en deux ou trois langues; ils sont au courant des spécificités
régionales, sociologique ou politiques - suffisamment
du moins pour savoir où chercher l'information en cas
de besoin.
Je vais plus loin : l'écrivain(e),
le traducteur/la traductrice romands sont beaucoup plus inquiets
de leur langue que n'importe quel Français. Nous savons
dès l'enfance, dès la scolarité que nous
pouvons véhiculer les romandismes, et que notre français
est influencé par la proximité de l'allemand.
Nous savons que notre langue n'est pas celle de l'Académie
française, mais nous ne savons pas toujours en quoi.
Nous apportons donc un soin particulier à notre expression.
Je me souviens, dans les années
cinquante et soixante (mais le phénomène datait
de plus loin), de la terreur de nos écrivains à
l'idée d'utiliser un terme d'ici. Terme qui était
d'ailleurs impitoyablement souligné par le lecteur
éventuel des maisons d'édition françaises,
et qui l'aurait été tout aussi impitoyablement
par un lecteur suisse si nos maisons d'édition avaient
de quoi se payer un lectorat. Une telle terreur trahissait
évidemment aussi le désir de nos écrivains
de participer en égaux à la Grande Littérature
française, et c'est peut-être là que nous,
sinon Paris, avons maintenant changé.
Anne Cuneo
Mais en 1976 encore, Anne Cuneo
éprouve le besoin de justifier en avant-propos à
sa traduction de Stolz
:
"Contrairement à l'idée
qu'on se fait généralement, le langage n'est
pas une chose figée, une pierre dure dans laquelle
nous fixerions nos idées. Le langage est mouvant comme
la pensée elle-même.
Les tentatives d'unification nécessaires, indispensables
même pour que l'on puisse communiquer à l'échelle
nationale, puis planétaire, ne doivent pas forcément
gommer les diversités.
Il est des puristes pour dire qu'il y a 'trop' d'expressions
'dialectales' dans 'Stolz'. Ce qui serait étonnant,
ce serait qu'un personnage aussi précisément
situé que Stolz ne pense que dans un allemand qui lui
est totalement étranger.
De même l'on trouvera dans la traduction des 'fautes'
par rapport à une langue 'classique' que la traductrice
n'ignore pas, mais qu'elle récuse comme unique moyen
d'expression.
Nizon revendique la singularité de Stolz, ce coeur
froid qui ne trouve pas de place dans la société.
La transcription française se devait de la préserver
jusque dans le langage."
Anne Cuneo prend ici des précautions
inutiles; je n'ai guère trouvé davantage de
"fautes" dans sa traduction que dans celle de Rambures.
Une différence intéressante : Stolz a quitté
le gymnase chez Anne Cuneo; il quitte le lycée pour
Rambures. Seulement Stolz, tout comme son auteur, a fait ses
classes dans une ville qui ressemble furieusement à
Berne, et il parle bel et bien du "gymnase" qu'il
a quitté : Gymnasium. Cela mis à part, on ne
peut pas prétendre que Nizon fasse dans le régionalisme,
au contraire. D'abord, il écrit à l'imparfait,
un temps que le dialecte ne connaît pas, et que les
écrivains alémaniques doivent apprendre assez
laborieusement; ensuite pour les mots aussi typiques que "bistrot",
il emploie le mot d'Allemagne, Kneipe, contre le mot Betz
qui est suisse; de même, pour les toilettes, il cherche
das Klosett et non pas die Toiletten.
Peut-être cependant qu'Anne Cuneo
a raison sur le fond: à cause de l'incidence autobiographique,
Nizon choisit parmi les synonymes le mot qui se rapproche
le plus - à l'oreille - du mot courant dialectal.
Mais son avertissement trahit à
mon avis surtout sa crainte d'être critiquée
par les Français.
Les Tessinois et la traduction
Les Tessinois quant à eux, n'ont
jamais hésité à utiliser un mot dialectal
si la réalité de leur écrit l'exigeait
- et c'est souvent le cas. A commencer par Piero Bianconi
dans son Arbre généalogique
(Trad. et notes de Christian Viredaz, coll CH, L'Aire, 1989),
où il reproduit des lettres de ses ancêtres exilés
en Australie pour y faire fortune, et par Plinio Martini (Il
fondo del sacco, La Zia Domenica). A tel point qu'un
appareil de notes s'impose pour expliquer certains termes
qu'il serait impossible de rendre par une expression même
romande.
Christian Viredaz, qui traduit beaucoup
de Tessinois, parmi lesquels Alberto Nessi et Giovanni Orelli,
ne cède pas toujours (ou plus toujours) à l'impératif
des notes explicatives en fin de volume. Dans ses traductions
de La couleur de la mauve (Trad.
Chr. Viredaz et Jean-Baptiste Para, Ed. Empreintes, 1996)
de Nessi, des poèmes, et dans celle du Train
des Italiennes (Trad. Christian Viredaz, coll. CH Ed.
d'en bas, 1998) d'Orelli, il essaie d'intégrer les
mots de coloration populaire ou dialectale à notre
parler romand. Pas toujours - et c'est intéressant
- avec le mot concerné. Il recréé en
somme l'impression de dialectal ou populaire au gré
des possibilités offertes. Par exemple, dans ce poème
de Nessi, Le bûcheron, où il injecte des termes
qui nous sont familiers, mais qui sont de bon italien chez
Nessi.
Tornato da militare |
Rentré de service
|
i faggi del suo bosco |
les foyards de son
bois |
gli tirai con il floberto |
je l'ai ajusté
au flobert. |
Ailleurs, il interprète de manière
plus classique, pour nous compréhensible, une expression
vernaculaire comme "in dentro"
Fatto il collegio in dentro (en italique dans le texte)
Matu en Suisse allemande
par quoi nous recevons cette savoureuse manière de
désigner la Suisse allemande par "le dedans",
ou "l'intérieur".
En revanche, dans le train des Italiennes,
il cherche à restituer la coloration dialectale plutôt
par des procédés stylistiques comme la reprise
d'un nom par un pronom. Ainsi :
Un garçon, chez nous, pour la
première fois qu'il va à l'armée, à
vingt ans, il a encore du lait derrière les oreilles.
Cela lui permet de reproduire assez bien
le rythme de la phrase originale - que voici :
Un ragazzo, da noi, la prima volta
che va a soldato, a vent'anni, è ancora un vitellone
appena tirato via del latte.
Mais il y a autre chose encore dans
cette phrase. "Andare a soldato" est une sorte de
transcription en italien d'une expression dialectale. Pas
de problème : on la comprend aussitôt. Christian
Viredaz aurait peut-être pu traduire par "service"
: la première fois qu'il va au service"; ou encore
: quand il va à l'école de recrues, qui est
très suisse. Mais pourquoi pas à l'armée?
- D'ailleurs, le sachant ou ne le sachant pas, il a traduit
le vitellone appena tirato via del latte par une expression
qui doit être populaire et d'ici : avoir du lait derrière
les oreilles, ou ne pas être sec derrière les
oreilles; en tout cas, je n'ai trouvé cette expression
dans aucun dictionnaire.
Quelles conclusion
tirer?
Quelles conclusion tirer de tout cela
?
Pour ce qui me concerne, je plaide
avec décision pour des traductions de livres suisses
faites pas des Suisses. Pour toutes les raisons que j'ai mentionnées
déjà : le soin, les connaissance, la familiarité.
Et pour promouvoir par ce moyen des échanges interculturels
à l'intérieur du pays.
Je plaide aussi pour l'usage d'une
langue qui est la nôtre, qui nous reflète et
qui n'est ni plus ni moins du français que le français
de France ou du Québec.
Qu'on se souvienne de Simone Schwartz-Bart
et de son savoureux Plat de porc aux
bananes vertes tout truffé de créole.
Ou encore, des livres d'Antonine Maillet, parmi lesquels La
Sagouine, écrit presque phonétiquement
en acadien. Le succès d'Emile Ajar, alias Romain Gary
avec son La vie devant soi
n'a-t-il pas été dû aussi à la
langue "arabisée", si j'ose dire, qu'il a
inventée pour son petit personnage? Le français
est une langue vivante, et nous avons droit à participer
à cette langue vivante.
Ce n'est pas là du patriotisme
ou du nationalisme. Au contraire, même, dirais-je. Je
m'en réfère à la thèse de Marshall
Mac Luhan (Pour comprendre les média,
coll. Points, Seuil, 1968) qui me semble toujours aussi juste,
et selon laquelle un ensemble (géographique, social,
politique, et c'est même vrai pour les consortiums!)
se disloque en ensembles plus petits s'il devient trop grand.
La façon dont les quartiers des grandes villes, Paris,
p.ex., deviennent des "villages" illustre bien ce
phénomène.
De même, il faut concevoir que
la construction de l'Europe, à laquelle j'espère
que nous participerons, rejettera forcément ses participants
vers ce qui, socialement et culturellement, peut leur restituer
ou leur garantir une identité. Ce qu'ils connaissent
déjà - et qui a été constitué
culturellement comme lieu de l'identité.
Mais : vers quelle "identité"
serons-nous alors rejetés ? Nous savons bien qu'il
n'existe actuellement qu'une fiction d'identité helvétique,
et qu'elle se situe dans le domaine politique, les institutions
et l'économie. Pour le reste, tout se passe comme si
nous avions déjà connu, il y a cent ans et plus,
au moment de la constitution de la Suisse, ce mouvement de
fusion et de reflux vers la région plus petite - parfois
celle du canton, mais parfois même en entités
plus réduites, comme c'est le cas dans le Canton de
Neuchâtel entre le Haut et le Bas !
Que se passera-t-il, le jour où
nous adhérerons à l'Europe ? Laissons la question
des institutions de côté : elle dépasse
notre propos. Mais pour ce qui est de l'identité culturelle
? La Suisse allemande se mêlera-t-elle à l'Allemagne,
nous à la France, le Tessin à l'Italie ? Y aura-t-il
des régions transfrontalières, et si oui, déterminées
par quels critères ?
Je ne sais pas. Comme toute pression
venant de l'extérieur, la menace d'engloutissement
constituée par l'Europe peut provoquer un resserrement
inattendu de certaines valeurs communes. A condition que ces
valeurs communes existent, et qu'elles soient, à quelque
niveau que ce soit, un miroir possible pour le déficit
identitaire que nous aurions à subir.
C'est dans cette perspective que je
suis régionalise si l'on veut , sans bien savoir cependant
jusqu'où va mon image de la région : est-t-elle
liée à Neuchâtel, à la Suisse romande,
ou à la Suisse entière ?
Je l'étendrais volontiers à
plusieurs rayons, du plus villageois au plus helvétique.
Dans un petit coin de notre identité suisse difficile,
il y a tout de même une longue habitude de la cohabitation;
le plus souvent grâce à l'ignorance que nous
avons les uns des autres, il est vrai. Il m'est arrivé
de comparer la Suisse à une famille nombreuse où
les ententes sont d'autant meilleures que l'on évite
certains sujets. Mais le sentiment d'appartenance commune
entre frères et soeurs n'en est pas moins manifeste
- ne serait-ce que par l'identité du nom que l'on porte.
La peur du conflit peut nous empêcher en effet d'aborder
certains sujets, et c'est une stratégie qui a peut-être
fait ses preuves : rien ne permet vraiment de croire qu'elle
fera encore ses preuves dans l'avenir. Nous sommes des pédagogues,
des intellectuels, et vous ne savez sans doute pas mieux que
moi ce que nous réservera l'Europe. Mais nous serons
sûrement d'accord pour dire que l'exercice de la curiosités
pour ce qui est le plus proche, et pour le différent
dans ce proche qu'est notre petit pays, est certainement une
bonne manière de s'y préparer.
Quoi qu'il en soit, il me paraît
important que nous prenions en compte les forces créatrices
qui se manifestent chez nous tout aussi bien que nos particularismes.
En littérature tout spécialement, puisqu'une
grande part de l'identité passe par la formulation,
donc par la langue. Et qui mieux que nos auteurs, nos traducteurs,
pourraient nous tendre un miroir où nous puissions
nous reconnaître linguistiquement ?
Monique Laederach
|