Entretien avec Pascale Debruères,
coordinatrice générale de Lettres frontière

Pascale Debruère, Pierre Autin-Grenier, Jean-Pierre Michellod à la soirée Lettres Frontière 2003

- Le Culturactif : De quel constat, de quel manque ou de quel désir est née l'initiative de Lettres frontière en 1994?

- Pascale Debruères : L'envie était celle d'un partage littéraire transfrontalier.
Un premier constat était la difficulté de trouver des livres suisses en France. Le problème était récemment encore soulevé par la Tribune de Genève : la déferlante éditoriale française tend à étouffer les possibilités des éditeurs suisses.
Parallèlement, nous ressentions la nécessité de faire connaître l'existence d'écrivains de valeur en Rhône-Alpes, et de donner à lire leurs livres. Le problème des Rhône-Alpins est analogue à celui des Suisses : c'est celui d'une région marginale par rapport à la métropole.

- Quel est le critère pour qu'un livre soit pris en considération par Lettres frontière? L'origine de son auteur? Son lieu de résidence? Son lieu d'édition? Ou pour le dire autrement: quelle est votre idée de l'enracinement local? Affaire de substrat culturel, de présence quotidienne, ou d'affinité à un lieu?

- Tous les trois mon capitaine ! En 2003, quatre livres de la sélection étaient édités chez Gallimard, et nous avons reçu à ce sujet un mail anonyme très fâché. Or il ne s'agit pas d'opposer Paris et d'autres zones géographiques dites " provinciales ", mais justement de dépasser ces clivages. Le choix d'Eric-Emmanuel Schmitt comme lauréat a fait bondir beaucoup de monde ; mais même s'il est célèbre et édité à Paris, il est lyonnais, et il côtoyait Caroline Schumacher, qui en termes de notoriété était alors aux antipodes.

- Votre projet laisse entendre que la frontière politique est de fait une barrière pour la diffusion des livres... Comment se manifeste cette barrière? Lorsque vous avez décidé de la franchir, avez-vous rencontré des obstacles spécifiques?

- Très prosaïquement, passer la douane avec des livres, c'est compliqué ! Faire une mise en place dans une librairie outre frontière requiert d'un éditeur des compétences, de l'énergie, et une capacité financière certaine, surtout pour les suisses. Certains pensent que les éditeurs suisses n'ont pas forcément la volonté de sortir d'un cocon, et peuvent se le permettre grâce au subventionnement. Mon avis est que ça n'est pas aussi simple.

- Pourriez-vous expliquer et commenter le système de sélection des livres ?

- Il existe deux jurys distincts, l'un suisse, l'autre français. Fin mars, chaque jury a sélectionné dix livres de sa région, qu'il donne à lire à l'autre jury. Chaque jury se penche alors sur les dix livres issus de l'autre région et en choisit cinq. Le choix du lauréat se fait en commun, parmi ces dix finalistes. Les discussions de cette dernière étape permettent des confrontations très intéressantes entre les deux jurys. Des différences de perception apparaissent à travers les années. On voit se dessiner des lignes : ainsi les romans historiques semblent plus en faveur du côté Suisse. Les français sont plus prompts à promouvoir un style " déjanté ". Quand le jury suisse leur en propose néanmoins, ils sont presque toujours preneurs : comme avec Denis Guelpa, Eugène, Anne-Lou Steininger, Noëlle Revaz…

- Lettres frontière croit manifestement à l'enracinement local d'une manifestation, et témoigne d'une volonté de construire une relation durable entre celle-ci et son public. Ce public a-t-il changé en dix ans? Les participants aux lectures actuelles sont-ils des gens toujours différents, ou un public fidélisé?

- Le terme de manifestation me pose problème… Bien sûr, il y a des manifestations dans le cadre de Lettres frontière, mais Lettres frontière n'est pas une manifestation : c'est une organisation qui travaille tous les jours et tous les mois de l'année, sur le long terme, pour produire des outils de connaissance à disposition des professionnels (comme la plaquette que nous éditons) et du public (par exemple l'exposition qui va bientôt tourner dans les bibliothèques).
Si le public a changé ? Chaque année, il se passe de nouvelles choses, on reçoit de nouveaux commentaires, et il faut les engranger pour progresser. Nous sommes en perpétuel changement. Selon les lieux, nous avons eu des publics importants ou tout petits - ce qui ne préjuge pas de la qualité de la rencontre. Globalement, le public augmente. Une fois que la sélection est définie, en juin, nous faisons une " tournée marathon " : nous allons en Valais, sur Vaud, à Genève, en Savoie, à Lyon, …, présenter aux bibliothécaires (et un jour aux libraires…) - la sélection. Nous les engageons à promouvoir ces livres auprès des lecteurs. Les bibliothécaires mettent alors sur pied des groupes de lecteurs, qui lisent ces livres et se rencontrent dans les différentes structures pour en discuter. Ce public là aussi augmente. Certaines de ces bibliothèques ont des groupes de trente lecteurs ! Il y a des fidèles, et des gens qui viennent sporadiquement. Le nombre de bibliothèques engagées ne cesse d'augmenter.

- Ces groupes de travail font tomber des barrières et des préjugés d'élitisme autour de la littérature, mais pas de façon idiote. Ces lecteurs sont parfois des gens qui viennent par curiosité, et ne sont pas de grands lecteurs ni des gens de lettres. Certains rentrent chez eux, partagent leur intérêt, et reviennent avec des amis. Il se construit ainsi un lien social autour de ces discussions littéraires.
Quant aux rencontres avec les auteurs qui s'organisent dans ces bibliothèques, nous avons entendu maintes fois une remarque particulièrement réjouissante: certains lecteurs estiment qu'il est surtout intéressant de rencontrer les auteurs de livres qu'ils n'ont pas aimé ! C'est donc choisir d'engager un débat, tout en reconnaissant un rôle à l'écrivain.
Bien sûr, il faut du temps pour expliquer, pour faire comprendre. Notamment aux élus, qui semblent parfois craindre le contact avec des professionnels du livre, dans lequel les limites toutes naturelles de leurs compétences dans ce domaine apparaîtraient plus qu'ils ne le souhaitent. En outre, le milieu politique recherche souvent la visibilité et le faste. C'est important aussi pour nous : nous avons aussi besoin de reconnaissance, de nous montrer de belle façon. Mais on achoppe avec les politiques sur leur besoin parfois démesuré de faste, au détriment du travail de terrain. A nous aussi d'y réfléchir.

- D'autres projets littéraires apparus récemment investissent le "créneau" de la frontière franco-suisse…

- Plus il se passe de choses, mieux ça vaut ; le problème étant de ne pas perdre de l'énergie, voire de se concurrencer, notamment au niveau des financements. Par rapport à Saute-frontière, par exemple, nous sommes complémentaires. Nous n'avons pas de volonté hégémonique ou d'image. Les rivalités éventuelles ont parfois à voir avec les égos des organisateurs. Il faut parvenir à échanger avec les autres manifestations. L'ARALD (Agence Rhône-Alpe pour le Livre et la Traduction), la direction régionale des affaires culturelles (émanation régionale du ministère de la culture) et la Région Rhône-Alpes a fait un gros travail de réflexion. Il a débouché en 2001 sur une publication toute petite mais précieuse, la Charte des missions de service public des manifestations de promotion du livre et de la lecture en Rhône-Alpes ; on y définit les responsabilités spécifiques des divers métiers du livre, dans laquelle les manifestations littéraires sont inclues. Un exemple : tout le monde s'accordait à dire que les relations avec la presse sont difficiles et nécessitent d'excellentes compétences ; à mon sens, il serait très positif d'avoir un même attaché de presse au service de plusieurs manifestations. Tout le monde ne partage pas cet avis, mais je crois que la synergie serait très renforcée.

Propos recueillis par FB pour le Cultur@ctif