Daniel Maggetti
A propos du Master en littératures suisses
La rentrée académique suisse 2007 sera marquée par une nouveauté à suivre dans le champ des études littéraires. Les universités de Lausanne, Genève et Neuchâtel mettent en effet leurs chaires en commun pour créer un nouveau Master en littératures suisses. Le programme concerne les chaires d'allemand, de français, d'italien et d'histoire. Novateur et expérimental à certains égards, ce programme pose des questions et se propose de les approfondir. Quelles sont les spécificités de la littérature suisse? Que peut apporter leur étude conjointe? La Suisse peut-elle, sur le plan littéraire, se proposer comme un laboratoire ou un modèle de l'Europe, en tant qu'entité politique plurilingue? Culturactif.ch , très concerné par cette nouvelle, a souhaité inviter Daniel Maggetti, directeur du Centre de recherches sur les lettres romandes de l'Université de Lausanne, ancien rédacteur des revues littéraires Ecriture et Feuxcroisés , très engagé dans ce réseau universitaire. Toutes les informations pratiques relatives à ce nouveau programme sont disponibles sur www.unil.ch/litch.
Entretien avec Daniel Maggetti par Francesco Biamonte
Culturactif.ch : Comment a germé l'idée d'une filière d'études en littératures suisses, et comment est né le réseau ?
Daniel Maggetti : L'idée est née du constat, fait entre collègues enseignant l'une ou l'autre littérature suisse, qu'il existe un terrain d'échange et de réflexion peu exploré jusque-là, tout au moins dans le cadre de la formation académique. Dès lors, et compte tenu des possibilités offertes, au niveau des plans d'étude, par l'adoption du système dit «de Bologne», il nous a semblé judicieux et stimulant, tant pour les étudiants que pour nous, de tenter d'échafauder un programme cohérent.
L'idée d'étudier la littérature suisse comme un ensemble est-il complètement neuf dans les universités suisses ? Existe-il dans d'autres pays des exemples d'enseignements analogues pour l'étude d'une littérature nationale plurilingue?
A ma connaissance, il s'agit bien d'une première au niveau suisse. Et je ne connais pas tellement d'exemples semblables dans d'autres pays – sans doute parce que la définition des littératures en fonction des domaines linguistiques est prioritaire.
Dans son communiqué de presse, la situation suisse est présentée comme un observatoire privilégié ou un « indicateur de la situation culturelle de l'Europe », entre « tendances régionalistes et tendances globalisantes ». C'est une hypothèse très attrayante, mais qui peut paraître follement ambitieuse, compte tenu de différences importantes entre la Suisse et les grands pays européens, entre conception de l'Etat, de la Nation, passé colonial etc…
Nous affirmons une potentialité, non un état de fait. Il me semble cependant que la naissance d'un programme de ce type est à elle seule un argument qui peut nous donner raison, dans la mesure où elle témoigne d'une volonté d'interaction et de communication plutôt positive – et qui, en effet, ne serait pas déplacée dans certains pays européens.
Le communiqué de presse relatif au lancement de ce Master commence par cette interrogations : « Existe-t-il une littérature suisse ou des littératures suisses ? ». L'intitulé de la filière met le terme au pluriel, l'existence même de la filière postule tacitement une singularité de la littérature suisse, qui fait qu'elle mérite d'être étudiée conjointement par ses différents versants. A ce jour, quelle réponse personnelle donnez-vous à cette question ?
A mes yeux, il faut clairement parler de littératures suisses, au pluriel, ne fût-ce qu'à cause des liens entretenus avec les littératures non nationales, mais de même langue: un écrivain alémanique partagera forcément davantage de références et de modèles avec un auteur de langue allemande qu'avec un francophone suisse, et vice-versa. En revanche, on peut se poser des questions sur la situation de la littérature en Suisse, en l'abordant sous l'angle des institutions, par exemple, dans une perspective historique ou sociologique. Il se pourrait bien, en somme, qu'il y ait une situation commune, ou tout au moins proche, de la littérature et des auteurs en Suisse, indépendamment des différences linguistiques – différences qui justifient cependant, en termes strictement esthétiques, que l'on considère que l'on a affaire à des littératures distinctes.
Pour sa première année d'existence, le réseau s'est trouvé un fonctionnement en apparence assez simple : un thème commun a été défini, qui sera abordé dans les différentes chaires, en italien, français et allemand : « Idylle et catastrophe : deux démons helvétiques et leur figuration littéraire ». Au delà de cet ancrage thématique commun, chercherez-vous à mener des recherches et à dispenser des enseignements proches, qui permettraient d'établir des comparaisons et des liens entre domaine romand, italophone et alémanique ?
Nous avons l'intention de réunir les participants aux divers enseignements proposés, lors de journées de discussion et d'échange qui sont précisément destinées à favoriser ce type de comparaison – que l'étude d'une thématique commune (elle-même à deux entrées…) devrait faciliter quelque peu. Mais nous en sommes au coup d'envoi, il faudra revoir cela – tout comme les ambitions d'«indicateur culturel» – à la lumière de l'expérience…
Quelle place la littérature contemporaine prendra-t-elle dans la nouvelle filière ?
En fonction des thématiques ou des directions choisies, la littérature contemporaine sera plus ou moins visible et présente dans le cadre des enseignements que nous proposerons. C'est du reste toujours le cas à l'université, me semble-t-il. La perspective est celle de l'étude, non celle de la promotion…
Le romanche n'a pas été inclus dans le programme. A terme, sa présence serait-elle souhaitée ?
Oui, c'est un développement auquel nous songeons. Pour le moment, nous nous lançons, et ce n'est déjà pas simple de partir avec un programme étendu à trois universités…!
Justement, ce réseau universitaire lui-même est exclusivement romand. La Suisse romande, souvent très attentive à sa propre littérature, semble aussi s'intéresser de manière particulière aux autres littératures nationales: en plus de votre réseau, on peut citer la revue romande Feuxcroisés , qui présentait en français les auteurs non francophones de Suisse — vous en étiez vous-même l'un des rédacteurs ; Feuxcroisés est devenue une revue nationale éditée en trois langues, Viceversa , mais elle est toujours pilotée depuis la Suisse romande. Elle est étroitement liée à notre site, basé en Suisse romande, qui se propose aussi comme une plate-forme plurilingue pour les littératures de Suisse. L'Institut Littéraire Suisse est dirigé par une romande et situé à Bienne, ville bilingue. Le Salon du livre de Genève semble tenir à un profil national, et accueille régulièrement en ce sens des manifestations sur la Suisse littéraire plurilingue. Est-ce une illusion d'optique, ou l'intérêt pour ces questions est-il effectivement plus marqué de ce côté-ci de la Sarine et des Alpes ? Et si tel est le cas, pourquoi ?
Je crois que la Suisse romande, du fait de sa situation doublement minoritaire, a développé une attention particulière vis-à-vis de ses propres spécificités littéraires, et qu'elle a également cultivé une certaine sensibilité à l'égard des littératures nationales – comme si un certain nombre d'acteurs culturels se sentaient, en quelque sorte, investis de ce rôle. Cela n'a rien à voir avec du patriotisme déguisé, me semble-t-il. Peut-être que, confrontée à la barrière (difficilement franchissable) du Jura, et n'étant pas dans la situation majoritaire des Alémaniques (par ailleurs mieux intégrés dans les circuits germanophones), la Suisse romande a besoin d'un espace de respiration… mais c'est là une hypothèse qui demande à être vérifiée!
Propos recueillis par Francesco Biamonte
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