Le Culturactif: Quelles raisons
vous ont-elles amené à quitter le Portugal ?
Et à vous installer précisément en Suisse
?
Luiz-Manuel: Volontairement exilé
en 1962, pour des raisons politiques, après avoir été
arrêté à deux reprises, pendant quelques
mois, sous la dictature. Des amis suisses m'ayant encouragé
à les rejoindre en Suisse, je m'y suis installé...
et je m'y suis enraciné.
Comment vous êtes-vous senti
accueilli en Suisse en tant qu'auteur (tant du côté
des lecteurs que de vos confrères et du milieu de la
littérature et de la culture) ?
Arrivant en Suisse, je n'avais pas
grand chose dans mon bagage littéraire. Puis, il y
a eu un long processus d'acclimatation: l'insertion professionnelle,
sociale et même politique; l'acquisition de la maîtrise
de la langue aboutissant au bilinguisme; le début de
l'activité de traducteur de poésie; l'entrée
en écriture; la découverte d'une vocation de
passeur s'exprimant surtout par le biais de la traduction
mais empruntant parfois les chemins de l'amitié littéraire
pour s'épanouir. Tout le long de ce cheminement, je
me suis toujours senti bien accueilli.
Réciproquement, quel effet
vous a fait le milieu littéraire suisse au moment de
votre arrivée?
J'ai surtout été fasciné
par la richesse de la littérature suisse, particulièrement
de la littérature romande, dont j'ignorais pratiquement
tout. A mon arrivée, on m'a offert un livre: Le
testament du Haut-Rhône, de Chappaz. Et c'est par
le biais de ce beau texte que j'ai entamé mon apprentissage
de la littérature romande (du reste, Maurice Chappaz
est devenu plus tard un ami pour moi et c'est lui qui a préfacé
mon premier recueil en français).
La Suisse découvre les richesses
des littératures d'immigration, qui bénéficient
d'un début de reconnaissance - il y a quelques années
on a ainsi commencé à parler d'une "cinquième
littérature de Suisse". Quel regard portez-vous
sur cette tendance récente? Vos impressions sur le
milieu littéraire suisse ont-elle changé au
fil du temps ?
Mes premières impressions n'ont
pas changé: je considère toujours que la littérature
suisse est d'une richesse inouïe, souvent méconnue
à l'étranger. Quant à la "cinquième
littérature de Suisse", je me réjouis de
voir qu'elle bénéficie d'un début de
reconnaissance: comme dans d'autres domaines, l'apport littéraire
des immigrés ne saurait être que bénéfique.
Cependant, c'est un processus très lent et il faut
parfois attendre la deuxième ou la troisième
génération pour voir émerger des écrivains
"suisses" issus de l'immigration. A titre d'exemple,
je citerais le cas de l'immigration portugaise en Suisse,
très récente: les écrivains issus de
cette communauté ayant déjà publié
un ou deux livres appartiennent tous à la première
génération et écrivent tous - sauf moi-même
- en portugais.
Quels rapports entretenez-vous aujourd'hui
avec votre pays d'origine ? Vous y rendez-vous souvent ? Y
comptez-vous des lecteurs?
Pendant les douze premières
années de vie en Suisse, je ne suis pas retourné
au Portugal. Y retournant pour la première fois en
1974, après la Révolution des oeillets, j'étais
un peu décalé par rapport à mon pays
natal - comme si je lui étais devenu étranger.
Et il m'a fallu un certain temps pour me réapproprier
le Portugal et pour accepter totalement mon appartenance à
deux pays, au demeurant très différents l'un
de l'autre. J'ai encore de la famille au Portugal et j'y retourne
au moins tous les deux ans. Mais j'entretiens des liens -
au moins épistolaires -avec de nombreux correspondants
portugais (famille, amis, etc.), surtout via courriel. Par
ailleurs, il existe aujourd'hui en Suisse une forte colonie
portugaise et je participe encore énormément
à la vie associative dans les milieux portugais - comme
dans les milieux suisses, du reste. Ayant aussi publié
en portugais, je compte nécessairement des lecteurs
au Portugal, surtout dans ma région natale.
Avez-vous le sentiment d'appartenir
davantage à la scène culturelle suisse ou portugaise?
Vous considérez-vous comme un écrivain suisse?
Actuellement, j'ai le sentiment d'appartenir
davantage à la scène culturelle suisse. Et je
me considère comme un écrivain suisse, voire
suisse romand - lorsque j'écris en français...
Cependant, je reste aussi membre des associations faîtières
des écrivains et des traducteurs portugais.
Votre expérience de migrant
a-t-elle directement nourri votre oeuvre littéraire?
De quelle manière?
Oui, dans certains cas. Il y a eu par
exemple un recueil en portugais, publié à Lausanne
en 1995 par la FAPS - Fédération des associations
portugaises de Suisse -, dont le titre est "Cruel Europa
mãe das utopias" ("Cruelle Europe souche
d'utopies": ce recueil poétique est clairement
et entièrement l'oeuvre d'un migrant, même
s'il est écrit en décasyllabes classiques, abordant
exclusivement des thèmes liés à l'exil,
à l'isolement, aux problèmes des immigrants,
aux rapports étranges que le pays d'origine a noués
- ou a oublié de nouer - avec ses enfants. Une sorte
de catharsis, bien sûr... Mais j'ai écrit aussi
des textes en français, qui approchent, sous forme
poétique, la thématique de l'intégration,
des racines, etc.
Vous avez été très
actif en tant que médiateur culturel, et avez cherché
à donner une place en Suisse à la littérature
portugaise. Pouvez-vous nous parler de cette démarche,
de qui vous y a conduit, et de ce que vous avez compris, appris,
observé à travers elle ?
Je suis encore actif dans ce domaine.
Mais mon activité de passeur s'est exercée et
s'exerce encore, chaque fois que possible, dans les deux sens:
diffuser la poésie portugaise en Suisse, certes, mais
diffuser aussi la poésie suisse au Portugal, puisque
j'ai traduit et présenté en portugais vingt
et quelques poètes suisses, dont deux Tessinois (Fabio
Pusterla et Solvej Albeverio-Manzoni). Cette vocation de passeur
s'est aussi développée dans au moins une autre
langue - le grec - par le biais des amitiés littéraires,
avec l'aide de Mousse Boulanger, par exemple, en suscitant
la présentation dans cette langue-là, où
n'abondent pas les textes d'auteurs suisses, de trente poètes
romands, traduits par une amie, la poétesse Victoria
Theodorou. Laquelle, du reste, a utilisé ses honoraires
de traductrice pour... financer l'impression de l'ouvrage.
La démarche me paraît
aller de soi pour un écrivain et traducteur bilingue,
le principe de la solidarité - au plan littéraire
comme au plan social - étant très important
pour moi.
Votre regard sur la littérature
portugaise se modifie-t-il à travers votre expérience
de la littérature suisse, ou de la Suisse en général?
Je me suis surtout rendu compte du
fait qu'il s'agit de deux mondes littéraires très
différents et différemment façonnés
par la géographie et par l'Histoire (cf. Claude Frochaux).
Vous avez entrepris d'écrire
aussi en français ; comment se joue votre rapport à
la littérature dans vos deux langues d'expression ?
Ecrivez-vous les mêmes choses, et si tel n'est pas le
cas: à quoi est-ce dû?
Pendant longtemps, j'ai essayé
de comprendre le phénomène de l'écriture
en deux langues. J'écris souvent par jets (de la vapeur
s'échappant d'une marmite où bouillonne Dieu
sait quoi?), je veux dire que j'écris parfois jusqu'à
quelques dizaines de pages suivies. Et il arrive souvent que
cela commence dans une des deux langues, que cela saute ensuite
à l'autre langue, pour revenir plus loin à la
première langue - et ainsi de suite. Finalement, j'ai
renoncé à comprendre et je me limite à
dire: Pourvu que cela dure! Mais la promiscuité linguistique
n'est pas sans dangers et il faut souvent recommencer à
lire les classiques - dans les deux langues...
Il est rarissime de tomber sur un
texte qui pourrait s'épanouir simultanément
dans les deux langues - et lorsque cela se produit, il est
très difficile de choisir à quelle langue il
va appartenir...
En règle générale,
on n'écrit pas les mêmes choses dans les deux
langues - et bien des textes écrits dans une des deux
langues me paraissent porteurs d'une impossibilité
de transposition dans l'autre langue. Mon intuition me dit
que cela tient au fait que les deux langues ont des structures
différentes et que les thèmes possibles ne se
chevauchent jamais entièrement, certains d'entre eux
découlant l'Histoire, d'autres de la géographie:
comment parler de la mer lorsqu'on est montagnard? Et comment
parler de la montagne lorsqu'on est né et qu'on a vécu
ses premières années au bord de la mer?
Vous publiez ces jours un nouveau
recueil chez Samizdat, à Genève: Théorie
du phare. Pouvez-vous nous en dire quelques mots?
Je vais citer ce que dit Claire Krähenbühl
dans la présentation de Théorie du phare
: "Dans son livre bilingue, Fractales & replis,
on trouvait déjà des textes aux alliages peu
communs, étrangement chaotiques, où la thermodynamique
et les turbulences des particules côtoyaient l'abeille
vespérale et la poule au pot. Dans ce chaudron-ci mijote
à nouveau un drôle de mélange: une philosophie
un peu noire, une pointe de saudade, beaucoup de matière
prosaïque, des élans lyriques, le tout épicé
d'humour, d'ironie même, saupoudré de tendresse,
sentiment qu'affectionne particulièrement le gardien
(et le narrateur qui a les pieds sur la falaise et la tête
dans l'azur)." En somme, après une introduction
- en trompe-l'oeil... - supposée autobiographique,
la démarche devenue presque habituelle a été
d'insérer dans le discours poétique des éléments
extraits du concret et du quotidien qui normalement n'y sont
pas associés.
Propos recueillis par Francesco
Biamonte
Page créée le 19.10.06
Dernière mise à jour le 19.10.06
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