Samuel Moser
président de la Fondation Robert-Walser

Depuis 1978, le Prix Robert-Walser consacrant le premier texte en prose d'un auteur. Décerné tous les deux ans à Bienne, ville natale de Walser, il a la spécificité rare d'être bilingue, comme Bienne elle-même, et distingue alternativement un livre en allemand et un livre en français.

Le Prix Walser a sorti pour son trentième anniversaire un ouvrage très soigné, où l'on retrouve — en dialogue avec des photographies de Stephan Rappo et David Gagnebin-de Bons —, des textes inédits de tous les auteurs primés, en langue originale française ou allemande et en traduction. Intitulé emblématiquement Was aus mir wurde / ce que je devenais, cet ouvrage permet de se faire une petite idée de l'écriture actuelle ou récente de ces auteurs : Ueli Bernays, Frédérique Clémençon, Werner Fritsch, Marianne Fritz, Thierry Hesse, Thomas Hettche, Michel Host, Händl Klaus, Marius Daniel Popescu, Monique Schwitter, Malika Wagner, Matthias Zschokke. Dans ce palmarès international, on remarque une représentation suisse particulière, sans être disproportionnée, à côté d'auteurs français, allemands, autrichiens… Tous, relevons-le, ont accompli un parcours durable et conséquent : le Prix Walser peut se targuer de ne pas avoir primé des feux de paille. Le vernissage du livre a en outre été l'occasion d'un colloque autour des prix littéraires.

Samuel Moser, critique littéraire et président de la Fondation qui décerne ce prix, a répondu à nos questions.

 

Entretien avec Samuel Moser (par Francesco Biamonte)

Samuel Moser, vous êtes président de la Fondation Robert-Walser de Bienne, qui fête actuellement son trentième anniversaire. Dans quel contexte et avec quels objectifs la Fondation a-t-elle vu le jour ?

Elle l'a vu cent ans après Robert Walser, né en 1878 à Bienne, rue Dufour. A l'occasion de ce centenaire, Suhrkamp a sorti la première édition complète de Walser en livre de poche. Au Schauspielhaus de Zurich, une cérémonie importante a été organisée pour ce jubilé. A Bienne, déjà dans les années précédentes, quelques amateurs non seulement de Walser mais de littérature tout court ont préparé la fête pour ce fils extraordinaire de la ville. L'idée qu'ils ont réalisée est digne du poète : ne pas ériger un monument pour quelqu'un qui préférait, d'une manière stricte et presque arrogante, rester modeste et petit, mais saisir l'occasion pour soutenir la création littéraire, l'écriture. C'était une décision à sa manière subversive, car elle impliquait un engagement à long terme des fondateurs, c'est-à-dire de la Ville de Bienne, du Canton de Berne et de la Literarische Gesellschaft Biel.

Quelle était la notoriété de Walser à cette époque, dans le monde germanophone et francophone ? La notoriété et le prestige de Walser ont-ils été accrus par ce prix, ou est-ce plutôt ce prix qui a gagné en prestige grâce à la renommée de Walser, devenu entretemps un des auteurs suisses les plus respectés dans le monde ?

N'exagerons pas : le prix apporte d'abord quelque chose aux lauréats. Si vraiment il arrive à faire des lecteurs et des lecteurs de Walser en particulier, tant mieux. C'est bien sur le but principal de toute initiative littéraire : créer des lecteurs. Mais les choses ont changé depuis 1978. A cette époque Suhrkamp à lancé son édition complète sous le fanion d' une phrase de Hermann Hesse : «Si Robert Walser avait cent mille lecteurs le monde irait mieux». Entretemps il a même plus de cent mille lecteurs, ou pour être exact : plus de cent mille personnes qui prétendent être des lecteurs de Walser, car lire Walser est un travail extraordinaire. Mais personne n'aurait la prétention de dire que le monde va mieux maintenant. Restons modeste : le prix profite de la rénommée accrue de Robert Walser non seulement dans le monde germanophone mais, plus visiblement encore, dans la francophonie.

Techniquement, comment le Prix fonctionne-t-il ? Comment le jury est-il constitué, les ouvrages sélectionnés, etc. ?

Le comité de la fondation nomme les membres du jury entre des critiques littéraires, des auteurs, des lecteurs, et même des amateurs. Le jury s'organise ensuite lui-même et reste indépendant. Le sécretariat du comité contacte le nombre le plus grand possible de maisons d'éditions soit en Allemagne, Autriche et Suisse alémanique pour le prix germanophone, soit France, Belgique et Canada francophone pour le prix francophone, car le prix est décerné à une première œuvre de prose tous les deux ans, alternativement en allemand et en français. Nous demandons dans le meilleur des cas des manuscrits acceptés pour la publication par les éditeurs mais encore inédits, ou, sinon, des premières œuvres de parution récente. C'est donc un travail énorme de recherche de textes, et de lectorat : le jury évalue cent à cent vingt textes environ. C'est à lui de se partager la lecture. J'ose dire que le Prix Walser est le plus juste et le plus transparent des prix littéraires : les candidats jouent tous avec les mêmes cartes, il n'y a ni de cadeaux ni de parrains et le jury se lance dans le vide avec sa décision.

Quelle est la dotation du prix ? Y a-t-il un lien entre dotation et prestige, et crédibilité ? (Le Nobel rapporte à son lauréat plus d'un million d'Euros ; le plus prestigieux des prix français, le Goncourt, culmine autour de 15 francs suisses, selon le taux de change, et un prix pratiquement inconnu hors de Genève, comme le Pittard de L'Andelyn, en vaut 10'000.-…) ?

Il serait fort naïf de prétendre qu'aujourd'hui, où l'argent règne sur tout, la dotation d'un prix n'augmente pas son prestige. Dans les pays germanophones ou anglosaxons, c'est de plus en plus la dotation qui compte, et elle seule. Et pas seulement pour les lauréats. Le Goncourt garantit un tirage extraordinaire et promet des ventes remarquables. Du moins c'est ce qu'on dit. Malheureusement, pour économiser, nous avons été obligés de baisser la somme du Prix Walser, qui était à l'origine de CHF 25'000.-, à CHF 20'000.-. En compensation nous avons augmenté sa cadence : à l'origine il était décerné tous les trois ans, il est aujourd'hui attribué tous les deux ans. Cela dit, c'est à mon avis le palmarès qui annoblit un prix : ses porteurs tout d'abord, mais aussi le jury et tout ceux qui sont derrière. On reproche souvent aux jurys de se couronner eux-mêmes. Mais un jury qui n'est pas fier de son travail ne rend aucun service aux lauréats.

D'une façon beaucoup plus générale, à quoi sert un prix littéraire selon vous ? Quels sont ses potentiels, et aussi ses éventuels dangers, ses effets pervers ?

Les dangers sont plus visibles que les potentiels, mais moins importants. Un prix, surtout un prix pour une première œuvre, peut porter un auteur très vite très haut, trop haut. Peut-être qu'après peu de temps, personne ne s'interessera plus à lui, qu'il risquera même de ne plus avoir la patience nécessaire à son dur travail ni le silence qu'il lui faut pour rester fidèle à sa langue, à ses thèmes. Il risque d'entrer dans un cirque, ou pire encore dans une foire des concurrences et des vanités. Il faut avoir de la chance pour gagner un prix mais il faut être mûr pour le porter. Heureusement les potentiels d'un prix restent toujours plus grands. Ils peuvent assurer pour un temps une certaine liberté économique à l'auteur. Ce qui lui donne donc la possibilité d'écrire – ou de faire n'importe quoi d'autre, ce qui est très important pour les écrivains comme pour tout le monde. Nous n'avons jamais demandé aux lauréats du Prix Walser une deuxième œuvre. En plus de cela, le prix et la cérémonie leur offrent la chance d'entrer en contact avec le publique, la critique etc.

Les prix littéraires ont-ils en gros le même fonctionnement et les mêmes fonctions dans les différentes sphères linguistiques et culturelles ? Pour parler du monde germanophone et francophone, concernés par le Prix Walser, le Goncourt et le Deutscher Buchpreis, par exemple, sont-ils des réalités comparables ?

Je pense que oui. Je constate qu'il y a de plus en plus de prix plutôt modestes et locaux d'une part, et que d'autre part l'interêt des médias se concentre presque exclusivement sur les trois, quatres prix les plus prestigieux. Si les médias deviennent de plus en plus les serviteurs des grands prix et du capital que ces prix ont derrière eux, nous risquons de perdre la liberté d'opinion et la variété des littératures, voire le sérieux de la critique elle-même. C'est peut-être déjà plus le cas en France qu'en Suisse ou même en Allemagne. Et pourtant l'évolution dans ces pays ne m'inspire pas confiance. La critique littéraire doit être un correctif. Les livres portés par le cirque des grands prix, des illustrés, de la télé, etc. n'ont pas tellement besoin de l'attention des pages culturelles de la presse.

Quelles sont les fonctions du Prix Walser en particulier ? Atteint-il les mêmes buts, la même notoriété, rencontre-t-il éventuellement les mêmes obstacles de part et d'autre de la frontière linguistique ?

C'est un prix de création, pas un prix au mérite. Un prix qui veut faire connaître des inconnus. Un prix à la recherche d'un public au service d'un texte, d'un auteur. Personne ne peut faire des bénéfices monétaires sur un Prix Walser. La tâche principale du comité est d'implanter le prix dans la mémoire des maisons d'édition, de prendre contact et de rester en contact. Comme Bienne. Ville bilingue située en Suisse alémanique, est le plus souvent vue comme germanophone par les francophones il est évident qu'il nous faut faire plus d'efforts chez les éditeurs et la presse francophone.

L'enracinement local de la Fondation donne-il au Prix une dimension helvétique, par exemple à travers le réseau qui constitue le jury, ou encore par son bilinguisme — un caractère très particulier ?

Comme je viens de le dire, le bilinguisme de Bienne est bien réel. Mais qui le prend vraiment au sérieux, même à Bienne? Il est difficile de recruter des membres francophones pour le comité. En ce qui concerne le jury, nous sommes très attentifs à ce qu'il soit international dans sa composition. Il n'y a qu'un ou deux membres de la région. Si le Prix Walser commence à être considéré comme un prix local, il sera mort. Le bilinguisme du Prix Walser vise un échange culturel et littéraire beaucoup plus large et fondamental. Nous sommes convaincus que chaque littérature ne vit qu'à condition qu'il y ait d'autres littératures et d'autres langues. Malheureusement nous n'avons pas les moyens pour assurer la traduction des lauréats du Prix Walser. Mais elle reste une de nos aspirations permanentes.

A l'occasion du 30 ème anniversaire de la Fondation, un livre a paru, très soigné du point de vue graphique, où l'on trouve un texte récent de tous les lauréats. Intitulé « Was aus mir wurde / Ce que je devenais », à l'instar d'une nouvelle de Walser, justement, et assorti de notes biobibliographiques, le livre met en évidence le parcours de tous ces auteurs « découverts » par le Prix Robert-Walser. La parution du livre a été l'occasion d'un colloque sur ce thème : « Un Prix littéraire, et après ? ». Pourriez-vous tenter une synthèse de ce qui a été dit durant ce colloque ?

Une synthèse devrait surtout relever les différences des opinions. Il y avait les sceptiques, les déçus, les presque cyniques et les enthousiastes — du moins parmi les critiques littéraires et les éditeurs invités de France, d'Autriche, d'Allemagne et de Suisse. Les lauréats du Prix Walser réunis pour la première fois (pas pour la dernière, espérons-le) étaient plus unanimes : le prix, tant par la somme d'argent que par l'interêt public qu'il leur a apporté, les a aidés. Ils ont bénéficié d'une perspective dans leur travail qu'ils n'avaient pas avant. Et ils ont continué à écrire, ce qui n'est pas évident du tout. Aucun d'entre eux n'avait l'air d'avoir subi quelque dommage à cause de ce prix. Mais naturellement il n'a pas fait d'eux un poète. Le public présent au colloque et qui se penchait pour la première fois sur de telles questions était touché, m'a-t-il semblé, par le fait qu'un prix littéraire (alimenté notamment par des moyens publics, par le tribut des citoyens) est vraiment quelque chose de sérieux et très important dans la carrière d'un artiste.

J'aimerais terminer cet entretien par une question liée à un événement récent. Un nouveau prix, fort bien doté, le Schweizer Buchpreis, a été décerné fin 2008 pour la première fois. Rolf Lappert en a été honoré. En dépit de la dénomination du prix, qui semble révéler une ambition nationale, il n'y avait en cette première année que des auteurs alémaniques parmi les 5 nominés : pas de livre romand, Suisse italien, romanche, ou encore dans une des langues de l'immigration — ce qui a pu surprendre, voire irriter. Que pensez-vous de cette initiative ? Que peut-elle apporter à la scène littéraire suisse d'une manière générale ? Et comment réagissez-vous a son caractère, pour l'heure, strictement germanophone ?

Je ne connais pas en détail la formule de ce prix, né à l'ombre de son modèle allemand [le Deutscher Buchpreis, principal prix littéraire allemand, ndlr]. A mon avis, il a pour but de stimuler la vente des livres. C'est un prix des libraires. En outre, il sert à promouvoir l'ex-Salon du livre de Bâle, transformé en manifestation littéraire censée compléter les « Journées littéraires de Soleure » [rendez-vous annuel du milieu littéraire suisse et du public, ndlr], si tant est que celles-ci aient vraiment besoin d'un complément. A Soleure, les organisateurs ont toujours évité un prix, jusqu'à présent du moins. D'après ce que je sais le jury du Prix Suisse du Livre étita exclusivement composé de membres germanophones. Je pense que c'était une décision prise sciemment – mais qu'on a oublié de la communiquer au public. Cela dit, j'ai mes réserves vis-à-vis de ce prix et elles ne seraient pas éliminées avec la participation de toutes les littératures existantes en Suisse. Le Schweizer Buchpreis honore, pour le moment au moins, des auteurs qui jouissent déjà de l'interêt du public ; il risque de décerner le succès. Ce serait alors un prix sans risque. Le contraire du Prix Walser. Mais laissons lui le temps. Il ne faut pas juger les prix avant qu'ils ne fêtent leurs trente ans.

Propos recueillis par Francesco Biamonte