Adolf Muschg
Langue étrangère
Qui apprend une autre langue peut découvrir une nouvelle relation à sa langue maternelle et au monde. A cet égard, la situation alémanique est très particulière, de par l'histoire de l'allemand, tendu entre nationalisme et universalisme, des Lumières au IIIè Reich et jusqu'à nous. Adolf Muschg, l'un des plus éminents auteurs de ce pays, livre ses réflexions. Grâce à leur problème particulier lié à langue, les auteurs suisses allemands en viennent, moins que d’autres, à considérer la langue comme un produit de la nature en quelque sorte. Force leur est de constater que la langue qu’ils écrivent ne leur coule pas tout naturellement dans le bec, mais qu’elle demande à être faite, composée artificiellement.
C’est en ce sens que je définis le profit provenant d’une langue étrangère: il réside dans l’identification et la reconnaissance de la différence dans l’absolu. Dès lors qu’on s’y est frotté dans l’autre langue, on la découvre également dans la sienne propre. On apprend à l’apprécier dans sa singularité, y compris l’arbitraire, la liberté, le hasard qui est à l’oeuvre en elle. De là résulte une compétence culturelle qui dépasse la simple acquisition de la langue: une disposition à capter toujours, d’un même mouvement, l’autre facette d’une chose. A travers l’étrangeté de sa propre langue, découvrir l’émerveillement devant la langue en tant que telle peut signifier alors la participation active à un projet civilisateur.
Le processus de la mise en culture
C’est parce que la traversée de nombreuses générations l’a produite que notre langue n’est pas seulement la nôtre. Son usage l’a rendue telle qu’elle est, sans cesse en devenir. Avec ses liens et ses associations, elle emmagasine aussi ce dont ont rêvé ceux qui la parlaient et qui l’écrivaient, ce dont leurs pensées ont joué, tandis que cette langue se construisait pour eux et pour après eux. Sa signification – au-delà de la référence issue du dictionnaire – la langue l’obtient seulement par la richesse de l’aura que chaque mot draine avec lui à travers l’histoire. Faire abstraction de cette conquête, - soit par ignorance, soit faute d’avoir appris comment on travaille avec ses multiples sens et le fait qu’il est possible de les travailler, - est une perte culturelle qui ne saurait être compensée par une approche mécaniste d’une langue étrangère.
On peut „dominer“ une langue et rester pauvre et sans expression dans cette maîtrise. La langue dont nous avons hérité conserve certaines représentations de la réalité. L’apprendre devrait signifier la lire dans la force de sa vision, écrire avec la conscience des propriétés de ses images et de l’histoire de sa signification. Il n’est pas nécessaire d’être lettré pour continuer à agir sur cette langue, indépendamment de notre volonté. Et il n’est pas indifférent que nous fassions de la richesse de son sens un usage élargi ou réducteur; que nous restituions une langue plus pauvre que celle que nous avons reçue.
Dans ce processus de culturation d’une société, l’apprentissage d’une langue étrangère devrait tenir lieu de révélation pour le développement d’un individu par la langue. Un monde transmis par une écriture grecque, japonaise ou arabe n’est plus un monde familier. Les équivalences que le dictionnaire suggère ne livrent pas le contexte qui rend l’autre langue réellement autre, aussi efficace d’une manière différente. Il serait pratiquement impossible de s'approprier ce contexte
complètement. Mais rien que d’en avoir une idée suffit à mesurer l’étrangeté que celui qui parle ou écrit cette langue ressent dans sa rencontre avec notre propre langue. Et par un paradoxe, qui n’est qu’apparent, l’identification précisément de cette étrangeté jette le pont le plus sûr vers la compréhension de la réciprocité.
L’autre image de la langue
Car c’est dans la disponibilité à mettre l’autre langue en bouche et à l’accueillir dans le coeur que réside la chance de se faire une nouvelle idée de son propre monde. Cela commence, psychanalytiquement parlant, par la projection avec transfert et contre transfert. C’est une aubaine lorsque cela débouche sur la capacité de faire valoir l’image de l’autre langue autant que la sienne propre et de n’en tenir aucune pour exclusive, car les deux sont pour citer Ranke „aussi immédiates pour Dieu“. Derrière cette parole se profile Herder ; et se trouve le miracle qu’il ait été donné à la langue allemande, comme à aucune autre, de concilier la diversité culturelle et l'obstination nationale; par là, elle est devenue la langue de la „littérature du monde“ chez Goethe.
Et c’est une misère, pour cette même raison, que la langue allemande ait toujours moins à dire – dans presque tous les sens du terme. C’est l’oeuvre d’Hitler qu’une langue, qui dans les années vingt encore était la première langue du savoir scientifique, ne soit plus, même pour ses propres locuteurs, une langue porteuse, à savoir une langue décisive pour leur propre culture. Elle l’a encore été pour Gottfried Keller, qui se disait sans difficulté poète « allemand ». La Suisse romande et la Suisse italienne sont, avec la distance politique nécessaire, fière de la communauté linguistique plus large à laquelle elles appartiennent. Dans la partie germanophone, l’on ne ressent plus une appartenance analogue et le confédéré qui en éprouverait de la fierté se verrait soupçonné de traitrise.
C’est la semence du national-socialisme et elle continue toujours à pousser vers la honte qui entrave justement les Allemands consciencieux, lorsqu’ils doivent intervenir pour la défense et l’honneur de la langue allemande. Sa conquête qui influençait la culture autrefois au-delà de sa frontière est tombée dans la pénombre, derrière le trompe-l’oeil clinquant du «Troisième Reich», ou qui se voit assombrie par l’oubli. Après 1945, la Suisse alémanique a fait quelques tentatives
pour remplir ce vide. Cela aurait pu être la grande heure de l’édition suisse. Mais l’impulsion resta tiède: la Suisse ne voulait pas être un pays allemand et elle ne se sentait ni habilitée, ni astreinte à assurer la relève d’un héritage, pour lequel elle avait été encore prête au XIXe siècle, étant la gardienne de la démocratie sur le continent. Au XXe siècle, elle a préféré protéger les frontières du petit Etat discrètement prospère. Contre l’Allemagne, il subsiste aujourd’hui encore quelque trace de cette frontière psychologiquement occupée, d’autant plus qu’elle est devenue, dans la tête de la plupart des Suisses, le synonyme d’une Europe élargie qui, de ce fait, génère de l’inquiétude.
Même après la réunification et malgré son poids assez important en Europe, la langue allemande ne sort pas gagnante de la globalisation. Même comme langue de l’UE, elle a besoin de s’imposer: elle ne profite pas de l'automatisme avec lequel des documents sont traduits en anglais et en français. De „plus petits" pays tels que l’Italie ou la Pologne, voire l’Autriche, se définissent énergiquement à propos de leur culture. L’Allemagne est dans la situation heureuse et malheureuse à la fois d’avoir moins besoin de cette affirmation et même de préférer l’éviter. Les Allemands sensibles traînent leur malus historique également dans leur évidence linguistique: seule sa minimisation lui rend son innocence.
Mais la honte qui accompagne la langue allemande peut aussi être d’une tout autre nature. Je suis préoccupé de voir que les personnes de pays présumés ennemis, les Russes notamment, jurent non seulement par Goethe, mais le citent en détail et à propos – aucun luxe, une denrée et un art qui s’est pratiquement éteint chez les Allemands mêmes. Il pourrait être bien éloigné de la suffisance wilhelmienne et de l’auto fustigation de la République fédérale. Que les Allemands manquent de respect pour l’acquisition de leur langue avec détachement, ils n’en demeurent pas moins redevables de quelque chose aux autres. Il n’est pas rare que ce qui bloque le chemin de ce respect s’entende comme une hargne à ses propres dépens, comme si la perte que l’on s’est infligée, s’accompagne également d’un malin plaisir. C’est une réparation détournée. Ce n’est pas tant que les Allemands utilisent leur langue plus rapidement ou plus couramment qu’autrefois– mais ils se donnent l’air de ne pas avoir besoin de la tenir en estime: « la défense de la langue » est quelque chose dont ils ne veulent rien entendre– comme si, en étant cultivée, la langue pourrait ne résonner autrement que de manière solennelle ou réactionnaire.
Le souffle de Dieu
On peut rapprocher les mots „étrangers“ et „langue“ également d’une tout autre manière et les relier spirituellement. Et que l’on entre par là dans une tradition, allemande particulièrement, parce qu’elle est portée par les Juifs allemands qui savaient – autrement que dans les agitations des pugilats allemands, - ce que cette langue valait pour eux. Et ils exigeaient ce qui leur manquait chez beaucoup d’Allemands: le respect devant cette langue que, seulement au XVIIIe siècle, les Juifs eux-mêmes s’étaient appropriée: une langue étrangère, pour ne pas rester, grâce à elle, des étrangers. Kafka, Benjamin ou Karl Kraus ont au moins autant en commun de n’avoir pas pu se saisir de cette langue allemande sans la tenir pour sacrée – et même de la purifier en tant que farouches non-puristes.
Comme pièce à conviction, je choisis un passage chez Martin Buber, le théologien expressionniste au prénom chrétien, le redécouvreur du hassidisme, de la double branche mystique et temporelle du judaïsme oriental. Certes, Buber n’appartient pas à titre personnel, mais en tant que force spirituelle aux victimes du nationalsocialisme et cette perte laisse également pressentir l’importance de la destruction que les Allemands se sont affligée, avec l’Holocauste, d’abord à eux-mêmes et à ce qu’il y a de plus précieux dans leur propre culture. A l’origine, cela a à avoir avec la langue, dans laquelle les cabalistes du christianisme – à l’instar d’un Jacob Böhme – cherchaient à décliner le sens de la création: car dans cette langue soufflait pour eux un esprit saint, le souffle de Dieu.
Dans le champ de la foi juive, il ne s’agit pas là d’une expression toute faite, ni seulement d’une religion du livre même dans sa version hassidique. « La langue », écrit Buber dans sa Légende de Baal-Schem, « a été de tout temps un objet mystérieux et redoutable. Il existe une théorie singulière des lettres de l’alphabet comme éléments du monde, et qui traite de leur combinaison comme constituant le coeur de la réalité. Le verbe est un abîme que traverse celui qui parle. Il faut dire les paroles comme si les cieux étaient ouverts en elles. Et non comme si elles sortaient de ta bouche, mais comme si tu y entrais. » 1
Mais la réunion avec Dieu, qui est confiée à une langue, capable d’être ainsi vécue, rencontre son obstacle le plus profond en Dieu lui-même. Elle doit savoir, qu’il est lui-même un Dieu perdu – dans un sens inouï, que Buber illustre avec un mot de David: „Je suis un étranger dans le pays“, et cela signifie: dans son propre pays, Israël, dont il est le roi. La légende hassidique ose penser que Dieu aussi est un étranger dans sa propre toute puissance, car sa gloire, son schéchina, s’est séparée de lui et erre en exil, là où elle aussi attend la rédemption; et cet exil est notre monde.
La séparation de Dieu, la misère de l’être humain, appelé le „péché“, passe aussi d’abord par Dieu lui-même. Par là, cependant, la ferveur – l’amour de la langue – vient aussi au service du Dieu unique. Elle ne cherche pas seulement cette unité, mais la produit, „en ce que", comme cela s’appelle chez maître Eckhart, „elle apprend à l’être humain à agir avec et sur son Dieu“. L’exil devient ainsi un destin divin partagé: «celui qui est ainsi détaché», chez Buber, «est l’ami de Dieu, comme un étranger est l’ami d’un autre étranger, à cause précisément de son état d’étranger sur la terre ».2
Apprendre à l’intérieur
La conscience de cette langue étrangère, la fissure qui la désigne, la responsabilité qui lui est impartie, ne passe pas seulement par le témoignage des Juifs allemands: elle s’étend aux plus grandes oeuvres de la littérature allemande. Elle a le double caractère d’une prière et d’une supplication; elle s’élève vers un Dieu qu’elle rend alors présent à travers cette élévation, une langue de l’exil, qui cherche sa vocation tout en désespérant, en même temps, de sa justification. Ainsi, Hölderlin dans ses poèmes tardifs, a préparé un espace pour un Dieu qui est „proche et difficile à saisir“. Une telle compréhension de la langue étrangère est un trésor qui appartient à tous et à personne à la fois. Il ne se laisse pas réduire à la petite monnaie que l’on apprend correctement dans les cours de langue étrangère.
Mais dans ce cadre - dira le praticien – l’enseignement linguistique n’a, non plus, rien à gagner dans une telle conception de la langue. Pourtant, c’est justement là qu’il pourrait y avoir perdu quelque chose. Qui veut apprendre non seulement par coeur, mais avec le coeur, que la seule lune dans notre ciel nocturne s’appelle „der Mond“3 en allemand, avec la même efficacité et non moins de magie: celui-là ne voit pas ensuite deux lunes dans le ciel. Mais il voit cette seule lune également dans toute sa différence. Et ce n’est pas seulement du bout des lèvres qu’il lit les derniers vers qui terminent la première strophe de Brod und Wein d’Hölderlin : « Resplendit là-bas, l’étrangère parmi les êtres humains/Au-dessus des cimes des montagnes, triste et somptueuse“.
„Triste et somptueuse » – une harmonie inouïe. Elle continue à résonner encore. Mais elle a besoin d’un espace de résonnance pour se faire entendre.
Adolf Muschg
Traduction Sima Dakkus
1 Martin Buber, La légende du Baal-Shem, trad. Hans Hildenbrand, Edition du Rocher, 1993, p 34.
2 Ma traduction
3 Ici, les langues sont inversées dans la traduction pour garder le sens de la comparaison (ndt)
Note de la rédaction: Contrairement à l'habitude, ce texte n'est pas né d'une sollicitation de notre rédaction à notre invité. C'est la traductrice Sima Dakkus qui nous l'a spontanément proposé en français, après avoir découvert le texte dans la Neue Zürcher Zeitung du 14 mars 2009. Nos vifs remerciements vont à Adolf Muschg, pour nous avoir gracieusement permis de publier cette traduction, et à Sima Dakkus pour son initiative.
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