Gabriel Mützenberg répond à Flurin M. Spescha
Vous ne vous sentirez pas froissé dans votre modestie, jose lespérer, si je dis que vous êtes incontestablement la personne, en Suisse romande, qui connaît le mieux la littérature romanche. Cette connaissance, vous ne lavez pas gardée pour vous, tel un trésor, vous lavez fait partager par de nombreux lecteurs et par des publics fort divers. On a parlé à votre sujet dun rôle de "passeur", entre la culture romanche et le public romand, et javancerai, pour ma part, lidée dune sorte de "vocation". Il me paraît dès lors tout naturel de chercher à savoir comment est née cette vocation et à connaître ce qui vous a conduit à jouer ce rôle d"ambassadeur". Pour des raisons de santé, jai été transplanté dans les Grisons de décembre 1946 à juin 1955, presque dix ans. Je ny étais jamais allé auparavant. Demblée jai été frappé par la vue de cet amoncellement de maisons Davos sous une épaisse couche de neige. Des années plus tard, heureux davoir retrouvé la santé, jai fait le trajet de Davos à Genève à pied et en bateau. Mais entre-temps, javais beaucoup marché, arpentant pratiquement toutes les vallées des Grisons. Il nétait pas question de rester inactif, pendant ces longues années de cure, vous pensez bien. Je me suis mis à faire de la chronique radiophonique (cela se faisait à lépoque) et à écrire pour divers journaux. Les fruits de mes découvertes, je les ai transmis notamment aux lecteurs de La Tribune de Genève, où jai pu faire paraître à intervalles réguliers une "Lettre des Grisons". Mon hypothèse que votre attachement à la littérature romanche a été précédé par un attachement aux Grisons ne serait donc pas tout à fait fausse? Nullement, bien au contraire! A force de marcher, je me suis pris dadmiration pour la diversité des paysages, jai découvert la beauté des châteaux, des églises, des villages. Cela ma amené à étudier lhistoire de ce pays, histoire très mouvementée, vous le savez sans doute. Des personnages tels Jean Travers, Blasius Alexander et autres mont fourni matière à des causeries pour Radio-Genève, à des pièces radiophoniques, puis à des publications. Faut-il voir dans cet intérêt pour lhistoire des Grisons le début de votre carrière dhistorien? Pourquoi pas! Jai commencé mes études dhistoire quelques années après mon retour à Genève, et mon mémoire de licence est consacré à un aspect important de lhistoire des Grisons, celui des voies de communication. Dautres travaux ont porté sur cette histoire, par exemple sur le thème de lévolution sociale du village dans les Alpes rhétiques. Par la suite, je me suis tourné vers lhistoire de Genève et la vie de personnages de notre région, sur le plan religieux et dans le domaine de la pédagogie. Vous vous êtes intéressé à Calvin, à Michel Servet, à Henry Dunant, à quelques grands pédagogues de Suisse romande, à lhistoire de lécole à Genève. Votre thèse de doctorat porte sur la restauration de lécole en 1830. Et à vous voir travailler, on peut penser que votre goût pour lhistoire na pas diminué, loin de là. Mais revenons-en au romanche. Comment le contact avec la langue et la littérature sest-il fait? En voyageant dans les Grisons, jentendais, bien sûr, les gens du pays parler le romanche. Mais avec létranger que jétais pour eux, ces gens parlaient lallemand ou le français. La véritable rencontre avec le romanche proprement dit remonte à un moment très précis. En 1952, on célébrait à Scuol/Schuls le 300e anniversaire du rachat, par la Basse-Engadine, des droits féodaux que lAutriche possédait encore après la guerre de Trente Ans. Je me rendis à Scuol afin dassister à ces festivités et den rendre compte dans la presse romande. Au cur de cette célébration il y eut une pièce commémorative, "La chanzun da la libertà", due à Men Rauch, écrivain et chansonnier. Le rôle principal était tenu par Cla Biert, lui-même également écrivain. Jen parlerai dailleurs encore. Cest lors de ce spectacle que jentendis pour la première fois résonner le romanche dans toute son originalité. Tout naturellement je fis en sorte de rencontrer personnellement Men Rauch, et il fut lun des premiers auteurs romanches auquel je consacrai un article. Voilà donc le moment où la vocation dont jai parlé tout à lheure est née? Cest exact. Dès ce moment-là, je me mis à me documenter sur la langue romanche et sa littérature. Ne connaissant pas le romanche, jeus recours à des ouvrages en langue allemande et anglaise, en particulier à un ouvrage de lauteur américain Elizabeth M. Maxfield, dans lequel elle parle de Zaccaria Pallioppi, de Gian Fadri Caderas, de Peider Lansel, poètes et écrivains du XIXe siècle. Mais surtout je me mis à chercher le contact direct avec les écrivains romanches vivants, Reto Caratsch, Gian Belsch de Zuoz, Artur Caflisch, Jon Semadeni, plus tard Andri Peer, Tista Murk et bien dautres. Eh bien, vous mobligez ainsi à modifier mon idée. Connaissant votre passion pour lhistoire, jai toujours cru que vous aviez dabord fait connaissance de la littérature romanche ancienne, notamment des auteurs qui, au début, ont mis le romanche au service de la cause religieuse, que ce soit du côté protestant avec les Travers, Bifrun, Chiampel ou encore Stiafen Gabriel, ou du côté catholique avec Zacharias de Salò ou Balzer Alig. Il semble quil nen soit rien. Ce serait trop dire. Si, dès le début, jai été en contact avec la littérature romanche en train de se faire, je me suis aussi plongé, par la force des choses un festival me reportant en plein XVIIe siècle dans les périodes anciennes. Mais ce nest quau moment où jai envisagé de faire la synthèse de mes centaines darticles parus dans La Tribune de Genève, dans Coopération, plus tard aussi dans Construire que jai entrepris une étude plus systématique. Les noms que vous avez cités jusquà maintenant sont surtout ceux dauteurs ladins, donc de lEngadine. Et ceux des autres régions romanches, quen est-il? Ny voyez surtout pas de parti pris. Les choses se sont enchaînées peu à peu, au fil des rencontres. Je nai dailleurs pas encore nommé Luisa Famos, poétesse engadinoise, que jai rencontrée dabord à Zurich, puis en Engadine. Mais je me souviens de très belles heures passées en compagnie décrivains et poètes dautres régions, Flurin Darms, Toni Halter, Vic Hendry, Gion Deplazes, votre frère, le poète Hendri Spescha, Carli Fry, dautres encore. Sans parler des disparus tels Muoth, Camathias, Huonder, Fontana ou Nay. Cela ma permis dapprécier la diversité des idiomes romanches, le génie propre à chacun deux. Ce projet de livre, comment sest-il réalisé? Il ny eut pas un projet, mais plusieurs. Jai caressé lidée de publier un ouvrage illustré, Silhouettes des Grisons, et des pourparlers se sont engagés pour cela avec une maison dédition bien connue, la Baconnière. Des raisons financières nous ont obligés dy renoncer. Je pensais réunir ce que javais écrit sur les monuments dart des Grisons, du carolingien au baroque. En revanche, le projet concernant la littérature romanche a vu le jour Oui, en effet. Il ma semblé hautement souhaitable que paraisse en langue française un ouvrage présentant cette littérature, ses origines et son histoire. Il nen existait tout simplement pas. Mes contacts avec de nombreux auteurs mont grandement stimulé. Des conseils très précieux mont été prodigués par des hommes comme Jon Pult et Töna Schmid. Gion Deplazes, écrivain mais également professeur, a mis à ma disposition les notes dun cours donné à Zurich en 1972. Cest ainsi qua pris forme louvrage auquel jai donné le titre Destin de la langue et de la littérature rhéto-romanes, publié en 1974 par les Editions LAge dHomme, avec le soutien de la Fondation Pro Helvetia. Huit ans plus tard, en 1982, le même éditeur a publié le recueil de textes que javais préparé sous le titre Anthologie rhéto-romane, où paraissaient pour la première fois en traduction française quelques-uns des poèmes et des textes en prose romanches les plus significatifs. De Destin est sortie en 1991 une deuxième édition, considérablement élargie, cette fois-ci dans la collection Poche Suisse. Ces deux livres resteront toujours les témoins précieux de votre amour du romanche, et, en langue française, ils constituent la référence. Dautres auteurs, Iso Camartin et Reto Bezzola notamment, puis Gion Deplazes, ont publié des ouvrages proches des vôtres, mais en romanche et en allemand. A la ré?exion, je me dis que vous avez été audacieux. Comment avez-vous appris le romanche? Comment avez-vous réussi à approcher les cinq idiomes romanches parlés et écrits en Suisse? Ecoutez, je ne prétends pas savoir le romanche. Je peux le lire, je ne le parle pas vraiment. Mais il se produit quelque chose de très particulier, chaque fois que je me trouve, seul ou avec mon épouse, dans les Grisons. Etre dans le pays, immergé, comme on dirait aujourdhui, et fréquenter la littérature, cela forme un tout. Pour moi et mon épouse, les Grisons sont devenus une seconde patrie. Vous avez fait le chemin inverse de quelques Grisons bien connus pour qui Genève est devenue une nouvelle patrie. Je pense à Barthélemy Menn, le peintre, Otto Barblan, le musicien, Peider Lansel, le poète. Cest vrai, du moins dans une certaine mesure. Menn et Barblan ont passé une grande partie de leur vie à Genève. Peider Lansel, comme beaucoup dautres Grisons, séjournait une moitié de lannée à Genève, lautre en Engadine. Pour moi, il sagit, mis à part les années vécues à Davos, de voyages, de séjours plus ou moins courts, mais intenses. Dailleurs, puisque vous parlez dOtto Barblan, je vous signale que je lai connu lorsque javais sept ou huit ans. Cest lui qui ma introduit dans le monde de la musique de Bach. Et jai traduit du romanche en français le livre que lui a consacré Elisa Perini. Vous faites bien de me dire cela, je lignorais. Mais revenons, si vous le voulez bien, encore à la langue, puisque vous parlez de traduction. Jai toujours essayé, écrivant des articles sur des poètes et des écrivains, dy insérer tel poème, tel passage de texte en prose. A force dessais, et en écoutant les conseils et les critiques, jai pu me familiariser avec la langue. Cela ma beaucoup aidé pour lAnthologie, encore que les traductions qui sy trouvent ne soient pas toutes de moi, vous le savez bien. A la même époque, jai eu le plaisir de traduire le recueil autobiographique de Cla Biert, sous le titre Une jeunesse en Engadine, qui a paru dans la collection ch en 1981 simultanément dans les quatre langues, lécrivain, hélas, étant décédé peu avant. Pour Cla Biert, lauteur de récits, vous avez, me semble-t-il, une admiration toute particulière, si jen crois ce que vous écrivez de lui dans Destin. Sinon, je dirais que vous me paraissez plus particulièrement proche des poètes. Ai-je tort ou raison? Jai en effet traduit un assez grand nombre de poèmes, et je me sens une grande affinité avec certains poètes romanches, Flurin Darms, par exemple, votre frère Hendri, et puis, bien sûr, Luisa Famos dont les poèmes me touchent profondément , surtout ceux à caractère religieux. Voilà déjà quelque temps que je les ai traduits, en compagnie de mon épouse, mais la publication prévue a pris du retard. Maintenant les choses sont en bonne voie, et le recueil devrait, si tout va bien, paraître lan prochain. Tant de questions devraient encore vous être posées Pouvez-vous, pour terminer, me dire quel écho a rencontré votre effort pour faire connaître le romanche et les Grisons? Il me paraît difficile den juger. Destin et lAnthologie ont trouvé un accueil très positif. Le fait que Destin ait pu être réédité me paraît être un indice non négligeable. Que des journaux et des revues aient à longueur dannée publié mes articles sur le romanche prouve aussi que ce travail a été apprécié. Sur ce point, toutefois, je dois ajouter que les choses ont beaucoup changé. La presse accorde de moins en moins despace à ces questions. Dun autre côté, il faut reconnaître que la menace qui pèse sur le romanche a ému lopinion au point de faire accepter un article constitutionnel qui fait de lui une langue semi-officielle sur le plan fédéral. Cest un résultat encourageant. Et je suis heureux si, par mes travaux, jai pu y contribuer. Propos recueillis par Flurin M. Spescha
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