Bessa Myftiu Bessa Myftiu est née à Tirana, en Albanie. Conteuse, traductrice, critique littéraire, elle a ensuite émigré en Suisse, et enseigne aujourd'hui à l'Université de Genève en faculté des Sciences de l'éducation. Elle développe en français une oeuvre qui va de la poésie à la prose narrative et à l'essai (voir la page http://www.culturactif.ch/ecrivains/myftiu.htm). Bessa Myftiu est également présente sur notre site à travers son récit Chronique du dimanche, inédit des pages d'octobre 2006 du Culturactif.
Entretien avec Bessa Myftiu (Francesco Biamonte) Quelles raisons vous ont-elles amené à quitter l'Albanie ? Et à vous installer précisément en Suisse? Je n'avais jamais pensé quitter un jour l'Albanie pour vivre ailleurs. En Suisse, j'ai débarqué par hasard, suite à une invitation d'un Albanais du Kosovo en visite à Tirana, qui travaillait ici depuis longtemps. En buvant un café avec d'autres amis, il m'a demandé si je voulais visiter la Suisse. Pourquoi pas? J'étais curieuse de découvrir un autre pays que le mien... Et pendant cette visite, j'ai fais la connaissance d'un Suisse qui est devenu par la suite mon mari, lors de mon deuxième voyage. Mais l'idée de m'installer en Suisse est venue petit à petit. Même si officiellement j'étais devenue Suissesse, j'avais demandé à mon chef à Tirana de réserver pendant six mois encore mon poste à la rédaction de la revue "La scène et l'écran". Au fil des jours, je me rendais compte de mon besoin de vivre une nouvelle expérience, tout en gardant une porte ouverte pour le retour. C'est la raison pour laquelle j'ai décidé d'obtenir le diplôme d'enseignante de français pour les non-francophones à l'Université de Genève, au cas ou... Mais les années ont passé, et entre temps l'Albanie avait tellement changé que j'y avais de moins en moins de repères. Tout était neuf ou en train de naître. Je m'y sentais étrangère... En Suisse, j'avais au moins le statut de l'étrangère - et il est beaucoup plus difficile de se sentir étranger chez soi, où l'on ne vous accorde même pas ce statut. Vous avez publié tous vos textes littéraires et vos essais en français. Pourquoi? Tout d'abord, par amour. J'ai dédié quelques poèmes en français à mon mari, car il me semblait inconcevable de lui écrire en albanais. En même temps, j'ai eu l'idée de lui faire connaître mes poèmes préférés. A l'aide d'un dictionnaire, j'ai commencé à me traduire. J'ai la passion de la traduction. Autrefois j'avais traduit en albanais Byron, Whitman, Shakespeare et bien d'autres. Mais cette fois je me suis permise une nouvelle liberté. Je ne suis pas restée très fidèle à mes vers - chaque fois que je ne trouvais pas le rime, je changeais de mot. Tout me paraissais facile, car je ne trahissais que moi-même ! J'avais le courage de l'ignorance... Ainsi est né mon premier recueil de poèmes, Des amis perdus, publié en deux langues, albanais et français. J'avais envie de rendre mes poèmes écrits en Albanie lisibles pour mes amis en Suisse. Le premier pas, le plus difficile, était fait... Grâce à ce petit recueil, je suis devenue membre de la Société Genevoise des Ecrivains : je pouvais désormais participer à un concours de roman ! Je me suis lancée ! Vos deux romans (Ma Légende, paru en 1998 et Confessions des lieux disparus, à paraître aux Editions de l'Aube) racontent une certaine Albanie au lectorat francophone. Ressentez-vous le besoin de témoigner? Oui, un besoin très fort. Je répète souvent que j'aime vivre en Suisse, car je peux utiliser ici la graisse accumulée en Albanie - une métaphore pour dire que mon pays d'origine m'a fourni des réserves émotionnelles inépuisables. Mon écriture est inextricablement liée à l'Albanie : c'est le pays de mon enfance et de ma prime jeunesse où j'ai ressenti les premières joies, les premières déceptions... Il est inutile de mentionner l'importance des premières émotions pour tous les êtres humains, et surtout pour ceux qui écrivent. Le passé nous suit, nous façonne, nous ouvre l'avenir et nous rend nostalgiques. D'autant plus quand ce passé est irrévocablement révolu. Bien sûr, chaque passé est irrévocablement révolu, mais quelques uns le sont plus que d'autres ! Après de grands changements politiques et écologiques, tels que ceux qui ont transformé l'Albanie, il devient parfois impossible de trouver des traces physiques d'un passé même très proche. L'université dans laquelle se déroule l'histoire du roman Ma légende n'existe plus, non seulement en tant que façon d'enseigner, mais également en tant que bâtiment. Dans ces conditions, mon passé devient pour moi très important, et mon besoin de témoigner urgent. Dans dix ans, personne ne se souviendra plus de ce à propos de quoi j'écris. Déjà, mes amis en Albanie s'étonnent quand je leur raconte des événements du passé, ils ont tout oublié, car ils ont changé de mode de vie: plus de temps pour se retrouver, pour débattre des questions de l'esprit comme autrefois; ils doivent survivre, c'est le capitalisme à ses débuts, le capitalisme sauvage... Vos textes sont parus chez des éditeurs français. Est-ce la Suisse romande qui ne s'intéresse pas à vos textes, ou vous qui visez de préférence le monde éditorial français? J'ai envoyé tous mes manuscrit, (excepté le livre de poèmes A toi si jamais, illustré par Serge Diakonoff) à des éditeurs français et suisses, mais ce sont des Français qui les ont publiés. Vous avez aussi écrit le scénario du film Ullka, dans lequel vous teniez le rôle principal, et qui est sorti aussi bien en Albanie qu'en Suisse. L'accueil a-t- il été semblable dans les deux pays ou très différent? Le film est sorti au Scala, à Genève, en mai 2004 : il faisait beau après deux mois de pluie ! Personne n'avait envie de s'enfermer dans un cinéma. D'ailleurs, par manque de budget, le film n'a bénéficié d'aucune publicité. Il est resté tout de même trois semaines au Scala, puis une semaine au cinéma Lux, mais très peu de spectateurs sont allés le voir. Ullka a été visionné à Tirana dernièrement, à l'occasion du Festival du film albanais, et accueilli avec beaucoup d'enthousiasme. La Suisse découvre les richesses des littératures d'immigration, qui bénéficient d'un début de reconnaissance - il y a quelques années on a ainsi commencé à parler d'une "cinquième littérature de Suisse". Quel regard portez-vous sur cette tendance récente? J'ai un grand défaut qui ne m'honore point: je m'interesse plus aux morts qu'au vivants et je connais très mal la littérature contemporaine. D'ailleurs, je ne me suis jamais vue comme une contemporaine - une façon de survivre en Albanie sans lire les journaux et la littérature du réalisme socialiste, mais une tare ici... Quels rapports entretenez-vous aujourd'hui avec votre pays d'origine ? Y comptez-vous des lecteurs? Auriez-vous le désir d'y publier des textes ou des traductions de vos textes? J'étais invitée au Festival du film albanais en tant que scénariste et actrice du film Ullka; je suis arrivée tard le soir et j'ai gagné ma chambre au grand hôtel au centre de Tirana. Le matin, quand je me suis réveillée, j'ai ouvert le rideau: depuis le dixième étage je contemplais ma ville, où heureusement il restait encore quelques repères: la mosquée au milieu de la place publique, l'église et les bâtiments construits par les italiens durant les années trente! J'aurais voulu en ce moment avoir deux coeurs, pour que l'un puisse exploser! De même que le soleil tendre d'octobre illuminait ma ville natale, le soleil ardent de mes souvenirs brûlait ma poitrine. Je me suis exclamée : "Mais j'ai tout laissé ici !" Je suis descendue prendre le petit déjeuner dans la salle autrefois réservée uniquement aux étrangers, on m'a parlé en anglais et j'ai pleuré. J'ai pleuré d'émotion de me trouver là et d'étonenment d'être une étrangère - de devoir partir dans quelques jours pour recommencer une autre vie, ma vie. J'ai pleuré car l'Albanie, c'est mon amour. J'y ai gardé absolument tous mes amis... qui sont pour la plupart à l'étranger. Ils peuvent me lire. Je n'ai pas pensé à traduire mes livres en albanais, car pour le moment la littérature n'a pas beaucoup de place dans la vie de tous les jours... Les "intellos" albanais, ceux qui s'intéressent aux livres, savent lire en français. Ainsi, je ne me presse pas pour traduire ce que j'ai écrit; mais je serais très heureuse de pouvoir publier les traductions de Byron, Shelley, Whitman, Wilde, Shakespeare que j'avais réalisées autrefois. Vous considérez-vous comme un écrivain suisse, albanais, français? Je me considère comme un écrivain qui écrit en français. C'est une langue qui me convient pour exprimer ce que je ressens . Vous êtes chargée de cours à l'Université de Genève en Sciences de l'éducation. Or vous avez publié un recueil de proses intitulé Limite - récits d'éducation, et un livre intitulé Nietzsche et Dostoïevski éducateurs, un essai dans lequel vous insérez des textes de création. Est-ce un goût albanais pour la fable qui vous amène a choisir ces formes pour exprimer votre réflexion sur l'éducation? Sûrement. Je viens d'une culture orale où la fable occupait la première place en tant que façon de considérer le monde et de donner son jugement - moyennant non seulement l'esprit mais également l'âme. Mon grand-père racontait, mon père racontait et moi aussi, je racontais des histoires aux enfants du quartier. Je lisais beaucoup, et parfois j'inventais. Quand mon imagination tarissait, il me suffisait d'observer: chaque moment de vie offrait une aventure pour en faire un récit. Le récit était mon point de vue sur le monde, un savoir qui s'offre sans s'imposer, une sagesse que chacun peut interpréter à sa propre façon pour en tirer ses propres conclusions. C'est de l'Albanie que j'ai hérité la passion de la vie humaine, de la contemplation, l'envie de raconter, de poser des questions. Ainsi sont nés les récits que j'intègre au savoir théorique sur l'éducation. Car je pense que chaque morceau de vie est un savoir et peut servir de leçon, de conseil, d'avertissement. Chaque morceau de vie peut devenir un point d'interrogation et une passerelle pour aller ailleurs. Comment cette manière décalée, peu usuelle dans un contexte universitaire sous nos longitudes est-elle perçue en Suisse? Il me reste à le découvrir. Lisez-vous des auteurs suisses? Très peu, parmis lesquels je peux mentionner Corinna Bille, Alice Rivaz, Jacques Chessex, Ronald Fornerod, Patrick Rossier. Comme je l'ai dit tantôt, votre dernier roman devrait paraître prochainement aux Editions de l'Aube. Pouvez-vous nous en dire quelques mots? Peindre les événements tragiques au moyen d'un pinceau comique afin de triompher sur la détresse est le point de vue que j'ai choisi pour raconter dans Confessions de lieux disparus l'histoire de ma famille, qui commence bien avant ma naissance, la lutte continuelle à la Don Quichotte et Sancho Pansa entre un père plein d'illusions et une mère terre à terre, entre la vérité utopique et la convenance pratique, au fond d'une Albanie légendaire, avilie par les rites communistes et déchirée par les traditions ancestrales. Le paysage bizarre de l'Albanie d'Enver Hodja, où coexistent un marxisme-léninisme délirant et des m¦urs patriarcales, est parcouru de personnages extravagants et insolites. La haine rivalise avec l'amour. J'ai essayé de décrire cet amour souvent malchanceux, sur l'arrière-fond de la dictature, de dessiner une trajectoire autobiographique, et de le traiter avec humour - un point de vue peu habituel pour les auteurs qui ont écrit sur le socialisme. Comment rire de sa misère pour la surmonter? Mon roman n'en fournit pas la recette, mais un témoignage qui m'était indispensable. Propos recueillis par Francesco Biamonte
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