François Pulazza
Une quarantaine de librairies indépendantes ont fermé en Suisse romande depuis le début des années 2000, et les libraires ne savent pas encore ce que leur réserve l'arrivée imminente du livre électronique, qui bouleversera le marché. C'est dans ce contexte lourd d'incertitude que François Pulazza vient d'ouvrir une nouvelle enseigne: début mars, il inaugurait «La Part du Rêve», sans doute «la plus petite librairie de Genève, mais celle qui offre le meilleur choix!» sourit-il. Dans le minuscule espace de la rue Leschot, véritable «cabinet de lecture», une table de nouveautés choisies avec soin côtoie une bibliothèque réservée à des petits éditeurs indépendants, tandis que sur d'autres rayonnages s'alignent des livres anciens, rares et dédicacés. De fait, avant une reprise définitive, La Part du Rêve collabore avec Monsieur Jean-Jacques Faure, qui s'intéresse depuis 35 ans aux livres parus entre 1850 et 1950, et envoie quatre catalogues par an à ses clients bibliophiles qu'il reçoit ensuite sur rendez-vous. De par ce fonctionnement, la librairie était souvent fermée: les deux hommes ont donc imaginé cette formule «qui convient à tous les deux», se réjouit François Pulazza. «Cet intérêt bibliophilique me correspondait: je propose également des livres d'art, ainsi que des ouvrages édités avec un soin particulier.» Ouvrir une nouvelle librairie à Genève en 2010, est-ce bien raisonnable? La question semble incongrue face à l'enthousiasme communicatif du libraire, qui n'en est pas à son coup d'essai.
Entretien avec François Pulazza, par Anne Pitteloud
Qu'est-ce qui vous a motivé à prendre le risque de lancer La Part du rêve? Quelle vision de votre métier défendez-vous?
François Pulazza: Je suis devenu toujours plus petit afin de revenir à l'essence même de ma profession. J'ai d'abord été responsable et acheteur général des librairies Forum à Genève, et j'ai créé un troisième Forum à Signy, près de Nyon (propriétés de Coop, les librairies Forum ont fermé fin 2003). En octobre 2003, j'ai ressuscité la librairie Descombes, rue Verdaine. Tout le monde nous disait que c'était une gageure que de relancer cette librairie située juste derrière la Fnac, mais la Nouvelle Librairie Descombes marche bien aujourd'hui.
Aujourd'hui, il est très facile de trouver un livre avec la base de données Electre sur Internet. Le libraire doit donc offrir un plus, et le petit libraire peut survivre à condition qu'il soit différent. Il y a bien sûr aussi de très bons libraires et de très bons disquaires dans les grandes surfaces, mais je défends une autre manière de travailler, qui privilégie un contact étroit avec les clients.
J'ai une forte personnalité et certains disent aimer cela, beaucoup font confiance à mes choix. Il existe selon moi deux sortes de clients. Les premiers iront toujours à la Fnac: ils aiment l'anonymat et le côté impersonnel des grandes surfaces, non la dimension intime. La seule question qu'on leur pose est «avez-vous la carte Fnac?» et pour eux c'est parfait. C'est qu'il faut oser pousser la porte de ce petit cabinet de lecture, cela peut impressionner ou gêner… Cela convient à ceux qui ne vont pas dans une librairie, mais vont voir leur libraire: ils ont envie de passer un moment privilégié avec lui, qui leur aura préparé une sélection de livres et connaît leurs préférences. Il y a des clients que je côtoie depuis des années et j'achète des livres spécialement pour eux; je me rappelle leurs goûts, leurs intérêts, ce qu'ils ont lu, je les connais par cœur et je sais qu'ils aimeront. Il s'agit de coller à une personne. Ainsi, j'envoie une newsletter qui présente les nouveautés, mais aussi une lettre plus personnalisée à certains clients. Parfois ils me disent: «C'est terrible, vous me connaissez trop bien.» C'est qu'on est dans le registre de l'intime, surtout en littérature – ma spécialité. Le libraire est un marchand de rêve qui doit pouvoir communiquer ses passions.
Enfin, j'aimerais relever que je suis bien entouré ici: il y a le phénomène de la rue Leschot, si l'on peut dire. Elle se bonifie depuis qu'elle est partiellement piétonne. A côté, il y a un an environ, l'ancien gérant de la librairie ésotérique Delphica a lancé Les Trois mondes. La librairie pour enfants Le Chien bleu s'est installée dans la rue il y a un mois. La librairie ancienne Le Temps perdu est juste à côté, celle du Boulevard un peu plus loin à la rue de Carouge…
Selon vous, la petite librairie a toutes ses chances dans le contexte actuel.
Je fais partie du comité de l'Association suisse des diffuseurs, éditeurs et libraires (ASDEL) en tant que responsable de la formation des libraires. Je dis aux apprentis: «N'ayez pas peur, ce métier est difficile, mais si on veut durer en tant que petit libraire il faut faire plus, privilégier le contact, transmettre ses passions, et surtout faire preuve d'une immense curiosité.» Il s'agit de se tenir au courant, de savoir de quels livres parle la presse, de consulter Livres Hebdo , le magazine de la profession. Cela va si vite, tant de livres sortent... On doit être de bons généralistes, constamment en éveil, et connaître tous les secteurs car on a besoin de toutes les commandes – j'attends ainsi beaucoup des bibliothèques , qu'elles nous aident à réaliser notre rêve…
Avec ou sans prix réglementé du livre, l'important est d'abord l'accueil que le libraire réserve à ses clients. Et beaucoup sont gris, tristes… On parle toujours des 40 libraires disparus, mais il faut dire que certains méprisaient les gens. Toute personne qui lit est digne d'intérêt: un Barbara Cartland peut mener à de meilleurs romans d'amour. Mais certains libraires méprisent ce genre de lectures et de lecteurs.
Je suis peut-être Don Quichotte, mais j'y crois. Je ne changerai pas ma ligne. J'ai déjà fait dégouliner des best-sellers et des Marc Lévy le long des rayons, ça ne m'intéresse plus !
Justement, parlez-nous de vos choix, dans ce marché du livre au roulement si rapide.
Il faut souligner que près de 70 000 nouvelles références francophones sortent chaque année: le rythme est tellement rapide que les livres disparaissent très vite. Il y a vingt ou trente ans, nous pouvions user du fameux droit de retour pendant un an, et nous gardions les livres dix, onze mois avant de penser à les retourner. La production a doublé aujourd'hui. Si un livre sorti en janvier n'a pas marché, il faut déjà penser à le renvoyer. C'est éphémère, il y a peu d'élus. C'est très dur pour un auteur d'être édité, puis très difficile d'être lu.
Je fais donc une sélection importante – de plus, la place réduite de ma librairie m'y oblige. Si 15 nouveautés paraissent dans la collection Blanche de Gallimard, je mise sur deux titres, pas plus. Mes préférences m'ont toujours porté vers la littérature, l'histoire, un peu la philosophie, ainsi que les beaux-arts – je propose les catalogues des expos actuelles. J'ai travaillé pendant treize ans comme œnologue: j'ai ici une bibliothèque d'œnologie avec des titres sur le vin qui sortent des sentiers battus.
Enfin, dans ce contexte de surproduction, les petits éditeurs qui sortent cinq à six livres par an restent visibles plus longtemps! Je propose ici plus de 70 petits éditeurs indépendants: Héros-limite ou La Dogana côté suisse romand, ainsi qu'une soixantaine de petites maisons françaises dont beaucoup ne sont pas distribuées, qu'on n'a jamais vus à Genève – comme La Rumeur des Ages ou Circa 1924, par exemple. Je les ai découverts dans des salons du livre ou sur Internet et j'ai toujours défendu cette ligne, chez Descombes également. Il y a par exemple la Librairie La Brèche, qui est aussi éditeur; les éditions La Part des Anges, Jean-Paul Rocher, Aden, Anabase, Ivrea, Finitude, Argol, des Cendres, Sillage, L'Arbre vengeur… Leurs livres sont de beaux objets et offrent des textes de grande qualité, à des prix de poche.. Certains ressuscitent d'anciens auteurs français, libres de droit et épuisés, ce qui est très bien quand on voit cette littérature nombriliste qui s'écrit aujourd'hui en France… Rééditer dans de beaux petits livres Jacques Audiberti, Pierre Louÿs, Catulle Mendès, Louis Chadourne, des nouvelles de Balzac ou Diderot, c'est aussi un bon moyen de se faire connaître en tant qu'éditeur débutant. Ainsi, La Rumeur des Ages vient de publier Aux Champs , une longue nouvelle de Zola. Le Dilettante est au départ un ancien libraire frustré de ne plus trouver les grands auteurs. Mon prochain projet est d'ailleurs de créer une nouvelle maison d'édition…
Sur certaines nouveautés, vous avez posé un billet avec votre note de lecture…
En effet, j'inscris mes commentaires pour guider le lecteur. C'est le libraire fantôme. J'ai beaucoup aimé Sept ans de Peter Stamm, et je vais le défendre encore un moment. Je préfère avoir moins de titres, mais plus longtemps. Il y a aussi les éditeurs que je suis. J'aime beaucoup la littérature étrangère, hispanique et anglophone particulièrement – Albert Sánchez Piñol chez Actes Sud, les auteurs publiés par Métailié, William Boyd dont le prochain roman sort bientôt…. Je trouve la littérature française trop nombriliste.
Et que pensez-vous de la littérature suisse? et romande? Quels sont vos relations avec les auteurs d'ici?
J'avoue une admiration pour la littérature suisse alémanique contemporaine. Il y a de dignes héritiers de Durrenmatt et de Frisch. Ils s'appellent Martin Suter, Urs Widmer, Peter Stamm, Markus Werner, Pascal Mercier… Fantastique! Il n'y a pas de comparaison avec la littérature romande qui aurait tendance à m'ennuyer… Si je dois en citer un seul, je dirai Blaise Hofmann chez Zoé, toujours très bon dans des genres très différents…
J'ai bien sûr des contacts avec quelques auteurs. Les meilleurs sont ceux qui font preuve de discrétion comme mon ami Armen Godel, et non d'autres que je ne citerai pas, seulement inquiets de la présence de leurs livres dans les rayons!
Beaucoup de librairies indépendantes accueillent des rencontres, des lectures, les animations étant aussi une manière d'offrir un «plus» littéraire par rapport aux grandes surfaces. Envisagez-vous de telles animations?
Les dédicaces et lectures m'ennuient. Chacun son style mais… pour les lectures, je préfère ma propre voix. A moins que le texte ne soit lu par un comédien, qui lui apporte réellement quelque chose. Chez Descombes, j'organisais plutôt des rencontres avec des éditeurs: Anne-Marie Métailié, Sabine Wespieser, Viviane Hamy, et tant d'autres… C'était extraordinaire, beaucoup plus dynamique que les lectures. Je jouais au journaliste, je leur posais des questions sur leur métier, leur catalogue, les nouveautés, et elles finissaient par nous parler avec passion d'une foule de livres. C'était de beaux moments de partage et d'enthousiasme. J'avais invité Françoise Nyssen d'Actes Sud chez Descombes, qui me dit en arrivant: «Il n'y aura personne, qui veut écouter un éditeur?» Or nous accueillions environ 80 personnes. Ces rencontres fidélisaient des lecteurs pour les mois à venir, les gens étant ensuite attentifs aux parutions de l'éditeur découvert. Ici ce serait difficile étant donné la taille de la librairie, mais nous pourrions imaginer quelque chose avec les cafés voisins…
En tant que petit libraire, comment vous positionnez-vous face au livre numérique?
La plate-forme suisse n'est pas encore lancée, mais La Part du rêve proposera le livre numérique: mes clients pourront acheter le matériel, je leur montrerai comment télécharger des textes, etc. La plupart d'entre eux sont des amoureux du papier, donc je ne pense pas que beaucoup seront intéressés. Mais le livre électronique sera très bien pour certains usages, en voyage par exemple – guides, dictionnaires et romans tiendront sur un seul petit support. Ce qui m'inquiète, en revanche, est le dirigisme: si je veux un lecteur avec de la couleur, je dois acheter actuellement le Kindle, mais je suis du coup obligé de me fournir chez Amazon. Ce qui veut dire que si Amazon ne trouve pas d'accord avec certains éditeurs, il sera impossible d'acheter leurs livres…
En Suisse, c'est l'Office du livre, diffuseur basé à Fribourg, qui prépare sa propre plateforme. L'échéance est toujours repoussée, on parle à présent de mi-avril. On suit les dernières évolutions: en France, Gallimard va intenter un procès contre Google, Hachette méprise les libraires et veut les évincer… Aux Etats-Unis, il y a eu plus de 3 millions de téléchargements pirates rien qu'au dernier trimestre 2009. En Suisse, l'idée est de protéger le libraire: lorsque le lecteur s'inscrit, il devra entrer le nom du libraire de son choix, ou alors ce sera celui le plus proche de son domicile, qui touchera un petit pourcentage du prix du téléchargement.
Propos recueillis par Anne Pitteloud
*** La Part du rêve
4 rue Leschot
1205 Genève
Tél. 022 320 63 06.
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