Antonio Rodriguez propose dans son
dernier ouvrage un regard sur le "lyrique" en littérature.
Dissipant certaines confusions, il y voit un mode littéraire
dont la fonction est de communiquer une réalité
affective et émotive. Il s'agit là d'un ouvrage
universitaire, proposant un modèle propre à
affiner l'analyse des textes littéraires, mais aussi
à rendre plus claire l'expérience de la lecture
de textes lyriques, à permettre aux lecteurs de dépasser
un sentiment confus de beauté ressenti à la
lecture de tels textes, pour atteindre à un réelle
compréhension, à une réelle communication
avec l'auteur. Pour le Culturactif, Antonio Rodriguez répond
aux questions de Sophie Klimis-Bourquin.
Entretien
Antonio Rodriguez, dans votre dernier
ouvrage, "Le Pacte lyrique", vous vous livrez à
une critique décapante mais toujours argumentativement
fondée des théorisations dont le lyrique a fait
l'objet au cours des siècles. L'une des pistes principales
que vous explorez pour tordre le coup aux idées reçues
consiste à établir une distinction nette entre
"lyrique" et "lyrisme". Pouvez-vous nous
la décrire en quelques mots ?
Une critique décapante, vous
trouvez ? Tant mieux, car quand le vernis tient mal, il faut
le décaper minutieusement pour repasser un nouveau
vernis qui tienne mieux. C'est vrai qu'il y a de nombreuses
idées reçues sur le lyrisme, avec des connotations
peu flatteuses. Si un politicien est emphatique, on le dit
immédiatement " lyrique "
Qu'on vous
traite de " lyrique " et la philosophe que vous
êtes le prendrait sans doute contre elle, car elle y
verrait à juste titre l'accusation d'une perte de rigueur
de son argumentation, emportée par un enthousiasme
peu adéquat. En fait, le mot "lyrisme" apparaît
en 1829 et implique d'emblée une attitude d'élévation
vers le sublime, avec quelques excès parfois et des
ratés souvent, qui se retrouvent dans le suffixe -isme.
Aussi, on a déjà chez Littré les connotations
négatives du terme, liée à une critique
du romantisme. Cela ne correspond pas à la tradition
littéraire du discours lyrique que l'on retrouve dans
la Bible (Prenez le Cantique du cantique ou Job)
et même dans les poèmes d'Akhénaton (XVe
siècle av. J.-C.) ou dans des textes de l'Egypte ancienne.
Le discours "lyrique" qui traverse l'histoire des
littératures n'a que peu de lien avec l'emphase ou
l'épanchement spontané. Il engage des formes
très travaillées pour donner à sentir
des émotions ou des sensations, sans les raconter ni
les expliquer. Le rythme, les images, les jeux énonciatifs
vont permettre de faire ressentir au lecteur les enjeux affectifs
de l'existence. Du coup, il convient de bien distinguer le
" lyrique " (terme employé avant le XIXe
siècle pour renvoyer à ce discours en littérature)
et le " lyrisme " (au sens romantique et connoté),
car on voit mal comment on pourrait associer la poésie
sacrée d'Akhénaton à une esthétique
de l'existence sublime typiquement romantique. Ce sont deux
domaines différents, qui sont encore trop confondus
par la critique littéraire.
Afin de préciser la spécificité
du "lyrique", pouvez-vous expliciter pourquoi vous
avez choisi de le définir à partir de la notion
de "pacte", plutôt que de celle de "genre
littéraire", "d'acte énonciatif"
ou encore "d'écart", comme c'est traditionnellement
le cas?
En fait, je parle de " pacte "
parce que pour comprendre un texte lyrique, il faut passer
un contrat implicite. C'est comme dans tout jeu : si vous
voulez avoir du plaisir et trouver du sens, il faut connaître
les règles. Le " lyrique " implique des règles
sur tous les plans du discours : graphique, phonique, syntaxique,
métrique, énonciatif, référentiel,
temporel
Il relève de la construction d'une trame
de compréhension générale. Il est au
même niveau que le récit par exemple : pour comprendre
une histoire, vous devez être capable de coopérer
avec les informations du texte pour parvenir à construire
un monde, avec des personnages qui vont vivre des péripéties.
Pour opérer cette synthèse de l'histoire, vous
savez jouer avec une intrigue et avec la logique de l'action
pour parvenir à saisir le fil du texte. Quand vous
perdez le fil, c'est que la trame de l'histoire n'est pas
claire. Le pacte lyrique, ce sont ces règles implicites
qui nous permettent de dégager le fil d'un texte à
dominante lyrique. Du coup, tous les éléments
deviennent signifiants par rapport à une ligne affective.
Lorsque Baudelaire écrit " Quand le ciel bas et
lourd pèse comme un couvercle ", il nous donne
à sentir la mélancolie. Dans le poème,
l'alexandrin engage un rythme pesant. Quand Michaux décrit
un combat, il le donne à sentir de la manière
suivante: " Il l'emparouille et l'endosque contre terre
/ Il le rague et le roupète jusqu'à son drâle
". Le lyrique peut permettre de parler de tout (l'amour,
les combats, le deuil, la cigarette), mais à chaque
fois quelque chose va nous être communiqué en
profondeur sur notre rapport au monde. On est très
loin du cliché : " O Toi, sais-tu combien je souffre
". Tout le texte vient incarner les sensations à
évoquer.
L'erreur habituelle, c'est de croire
que la poésie lyrique offre une dimension sacrée
pour des initiés qui entrent dans une mystérieuse
alchimie de la compréhension. C'est une construction
historique liée à l'art pur du XIXe siècle
de laquelle il faut absolument sortir. La poésie lyrique,
c'est une forme d'écriture comme une autre, un moyen
de communiquer, de dire quelque chose de spécifique
sur la réalité. La poésie est faite pour
être lue, elle est adressée au lecteur. Le jeu
commence dans les mains du lecteur. C'est lui qui va investir
le texte, identifier les émotions ou les sensations,
pour se rejouer. Du coup, c'est vraiment un pacte entre auteurs
et lecteurs (les auteurs qui s'inscrivent dans des traditions)
et non un pur acte énonciatif à l'écart
du discours normé (ça, c'est la vision typique
du structuralisme sur le lyrique, parce qu'il comprend la
métaphore comme un écart).
En fait, c'est assez simple : pour
investir un texte lyrique, il faut savoir comment trouver
un fil de compréhension. Le problème, c'est
que notre culture actuelle mise surtout sur le récit
ou l'argumentation (regardez la télévision ou
le cinéma), en délaissant le lyrique. On apprend
à écrire des dissertations ou des compositions
à l'école, mais rarement à dire ses émotions
pour qu'un lecteur puisse les sentir. Comme les règles
sont peu connues de la majorité du public, cela arrange
passablement de dire que c'est finalement un discours mystérieux
et sans doute profond. Mon étude essaie de détailler
comment l'affectif se retrouve à tous les niveaux du
discours et comment il engage des règles spécifiques
.
Votre modèle interprétatif
présente l'intérêt d'inscrire le pacte
lyrique dans une théorie plus générale
des "trois pactes": lyrique, fabulant et critique.
Pouvez-vous nous l'exposer, en précisant la raison
de cet élargissement?
Le discours lyrique n'est pas un discours
à part. Il se situe au même niveau que le récit
ou l'argumentation. En fait, ma théorie des pactes
discursifs cherche à montrer les trois grandes formes
de communication en littérature. Les genres littéraires
s'appuient sur ces trois structures du discours. Par exemple,
le roman, le drame et le conte sont centrés sur le
pacte fabulant, qui est, selon formule antique, une "
mise en intrigue d'actions ". L'essai, le pamphlet, l'art
poétique sont plutôt du côté du
pacte critique, qui serait une " mise en critique de
valeurs ". La poésie moderne est axée sur
le discours lyrique, qui est une " mise en forme affective
du pâtir humain ". Toutefois, il faut se méfier
des associations trop immédiates entre pactes discursifs
et genres littéraires. La poésie n'a pas toujours
eu une dominante lyrique. Au XVIIIe siècle, elle est
même centrée sur l'argumentation et la narration.
Ce n'est qu'à partir du XIXe siècle que poésie
et discours lyrique semblent directement associés.
Toutefois, il existe aujourd'hui de nombreuses poésies
critiques (chez les littéralistes notamment) ou fabulantes.
Par ailleurs, les pactes sont toujours entrelacés dans
les textes. Si vous prenez un poème en prose de Baudelaire,
vous trouvez des séquences lyriques, narratives et
critiques. Toutefois, le lecteur rassemble le texte autour
d'un axe dominant pour déterminer si l'essentiel tient
à une réception affective, à construire
une histoire ou à remettre en jeu certaines valeurs.
Il faut penser ces pactes comme des formes transhistoriques
qui permettent une communication littéraire et qui
s'entrelacent selon des dominantes dans les textes.
Venons-en à l'effectivité
de votre modèle pour l'interprétation des textes
littéraires. A plusieurs reprises, vous citez et commentez
avec finesse des poèmes d'André du Bouchet et
d'Henri Michaux. En quoi ces textes sont-ils pour vous paradigmatiques
du lyrique ?
Je ne dirais pas " paradigmatiques
", parce que je ne crois pas qu'il y ait une pureté
lyrique ou une essence dans les textes. Certains poèmes
ont une dominante plus affirmée que d'autres. L'uvre
de Michaux offre des points d'ancrage très intéressants
pour observer le rythme dans la syntaxe, dans les néologismes.
Celle d'André du Bouchet travaille le rythme à
un niveau graphique de mise en page. Du coup, j'essaie de
montrer à partir de différents auteurs les stratégies
pour faire sentir la vie affective en axant sur un plan du
discours (graphique, phonique, syntaxique, logique, énonciatif,
destination
). La phrase d'André du Bouchet "
Cela est
respirer " me paraît par exemple
très marquante du jeu sur le blanc. Les points de suspension
et le blanc obligent le lecteur à prendre son souffle,
même s'il ne lit pas le poème à haute
voix. La deuxième partie de mon étude consiste
justement à répertorier les différentes
stratégies à partir des différents plans
du discours. C'est pourquoi cet essai offre une vision générale
et un fondement pour une approche opératoire de la
poésie lyrique. Le but était de donner de nombreux
outils pour l'analyse, tout en offrant une définition
claire de ce discours et de sa visée. Il est un socle
pour rendre la critique de la poésie plus rigoureuse,
du moins je l'espère, car trop d'essais consacrés
à ce genre se fourvoient dans la " belle "
écriture empathique. La poésie lyrique peut
être travaillée aussi rigoureusement que les
récits. Ce n'est pas parce qu'elle traite de l'affectif
qu'il faut prendre un ton pénétré pour
dire simplement " c'est beau " ou " vous voyez
comme c'est profond ". Le critique doit plutôt
aider le lecteur à entrer dans des uvres exigeantes,
qui peuvent lui apporter du plaisir et surtout une compréhension
de ce qui paraît si obscur dans l'existence, à
savoir les sensations, les tonalités affectives (joie,
mélancolie, angoisse) et le jeu du désir qui
déterminent notre relation au monde et aux autres.
Entretien avec Sophie Klimis-Bourquin
philosophe et enseignante à l'Université de
Lausanne
|