Sergej Roic
A propos de globalisation, d’”italicité”
et de son dernier roman, "Tabù"

Sergej Roic est né en 1959 à Sebenico, en Dalmatie, et il a grandi en Suisse, et étudié la philosophie et la littérature à Zagreb. Il est actuellement responsable des relations publiques de l'association Globus et Locus, sise à Milan, et rédacteur de la revue semestrielle Dialogica des Editions Nicolodi. Collaborateur régulier du Corriere del Ticino , il a également publié des livres de création : deux recueil de nouvelles, Innumerevoli uomini (1991) et Il tempo grande (2004), et un bref roman, Tabù (2007).

 

Entretien avec Sergej Roic, par Francesco Biamonte et Yari Bernasconi

Culturactif.ch: L'association Globus et Locus a été fondée en 1997 dans le but – je cite ses statuts – « d' affronter les problèmes que les transformations économiques, culturelles et sociales, liées aux processus de globalisation en cours, sont en train de produire dans le contexte italien  ». D'où le terme de « glocalisation   » : de quoi s'agit-il ?

Sergej Roic: Le terme « glocal   » a été forgé au début des années 90 par Roland Robertson. En résumé, il s'agit du lien direct, au niveau culturel et économique, entre les événements planétaires et ceux qui se produisent à l'échelle locale. Lien rendu possibile, en premier lieu, par l'annullation du temps et de l'espace résultant de la mobilité croissante. Aujourd'hui, chacun peut arriver en n'importe quel point du globe en moins de 24 heures, et les signes se déplacent istantanément. Je citerai un seul exemple, au niveau culturel. La maison d'édition « Epoche   », dirigée par la Tessinoise Gaia Amaducci et qui publie la littérature africaine en traduction italienne, a amené l'Afrique et ses thèmes au Tessin, tandis qu'étaient organisées des conférences et des présentations d'une realité peu connue chez nous. Le Tessin local s'est donc enrichi d'une prise de conscience en se mettant à interagir avec une dimension jusqu'ici pratiquement inconnue. Que cette maison d'édition ait son siège à Milan n'a eu dans ce cas qu'une importance relative : elle est aujourd'hui présente et appréciée en Suisse italienne. Pour ce qui est de l'association Globus et Locus, elle réunit régions, chambres de commerce, fondations et universités de l'Italie du Nord en un partenariat auquel participe aussi la Ville de Lugano. La philosophie de Globus et Locus est transfrontalière et voue une attention particulière au modèle confédéral helvétique, tolérant, décentralisé et ouvert aux minorités, et de ce fait intrinsèquement glocal.

Dans le programme de Globus et Locus a pris place le « Progetto Italici   », qui touche aussi de près la Suisse italienne. Qu'est-ce que l'italicité ? En quoi consiste le projet ?

Le “Progetto Italici” a pour but de resserrer les liens à l'intérieur d'une communauté comptant à l'échelle planétaire 250 millions de personnes qui partagent une culture et des valeurs communes, les Italiques étant les Italiens, les Suisses italiens, les Dalmates, les Istriens, les Maltais, les habitants de Saint-Marin, toutes les personnes originaires de ces pays dispersées dans le monde et tous les italophiles. Les valeurs italiques sont celles, « historiques   », de la tolérance, de la paix, de l'accueil, du bon goût et de l'art de vivre. Cet été, à la suite d'un intéressant débat sur l'identité tessinoise qui s'est tenu dans les quotidiens de Suisse italienne et qui débouchera prochainement sur la publication d'un pamphlet, le thème d'une seconde appartenance, italique, à côté de la nationalité suisse, a été reçu comme positif et porteur de sens pour tous les italophones de Suisse. Se reconnaître dans l'italicité aide en effet aussi bien à défendre la langue italienne dans ce pays qu'à considérer précisément la Suisse italienne comme le baromètre de l'efficacité du fédéralisme helvétique. Si la culture italophone est méconnue en Suisse, pourra-t-on encore parler de fédéralisme et d'attention aux minorités ? La réponse est bien évidemment non, et il est réjouissant que le monde politique de notre pays et même sa diplomatie commencent à s'en rendre compte.

Permettez-nous d'exprimer une certaine stupéfaction : l'idée de nouer entre des communautés géographiquement éloignées des contacts facilités par la langue, la mobilité et les nouveaux moyens de communication nous convainc, mais en quoi les valeurs de «  paix   » , d' «  accueil   » , de «  bon goût   » , seraient-elles des particularités italiques ? De l'Empire romain à la Lega dei Ticinesi en passant par l'histoire des communes et des républiques du Moyen-Age et de la Renaissance, et celle de tout le siècle passé, il ne nous semble pas que les « Italiques » soient « historiquement » plus (ou moins) portés à la paix que les autres. Et pour ce qui est de la tolérance, nous ne voyons pas en quoi ils en feraient plus preuve que d'autres : certaines déclarations récentes d'hommes politiques italiens sur les homosexuels, pour ne citer qu'un exemple, seraient impensables ou même illégales dans certains pays d'Europe ou aux Etats-Unis. Quant au bon goût, c'est une notion purement subjective, que chacun ou presque s'attribue… En quoi donc la notion d'« italicité » que vous défendez serait-elle différente d'un patriotisme à l'ancienne, avec le simple ajout d'un caractère transnational, en une espèce de « Grande Italie » ?

L'italicité, plus qu'un trait caractéristique qui définirait par l'ascendance du «  sang  » la population tout entière d'un territoire donné et tous ses descendants, est un sentiment, un penchant ou une aspiration. Ce sentiment et ce penchant ont bien des racines historiques – les Italiens et les italophones limitrophes ont plus été envahis qu'envahisseurs, par exemple – mais ils dérivent surtout d'un substrat psychologique que le grand anthropologue français René Girard définit par «  attention aux victimes  » ou par «  capacité de compassion  » . Peut-être que ce trait empathique a été inculqué aux Italiques, en tant que tendance, par leurs liens familiaux qui aujourd'hui encore sont forts et donc partagés, toujours est-il qu'à part les cas terribles survenant dans les métropoles dépersonnalisantes, l'intégration des étrangers arrivant en Italie (mais aussi au Tessin) est aujourd'hui plus facile et plus immédiate, malgré en dépit des mille problèmes qui surgissent à son propos et des protestations populistes soutenues par des partis isolationnistes que je qualifierais de «  provincialistes  » . Chacun a le provincialisme qu'il mérite, pourrait-on dire, et l'histoire suisse récente, avec ce rejet systématique des difficultés nationales sur les « étrangers », le démontre. Mais peut-on, en toute conscience , dire que la Suisse n'est pas un pays d'accueil quand, historiquement et politiquement aussi, elle l'a toujours été (énormément même dans le cas du Tessin) ?
Pour ce qui est de l'Italie et de l'italicité, il faut distinguer. L'italicité, en tant que communauté de sentiment, n'a pas grand-chose à voir avec l'Italie Etat-nation. Au contraire, on rencontre ses traits les plus reconnaissables dans les croisements culturels : les campaniles des églises dalmates sont une copie en miniature du campanile vénitien de Saint-Marc (c'est le célèbre romaniste berlinois Trabant qui me l'a fait remarquer) ; la star du basket américain Kobe Bryant, Noir et fils d'un basketteur qui jouait en Italie, parle un italien parfait et il est vu aux Etats-Unis comme un personnage qui présente aussi les traits italiques typiques ; le même René Girard, Français qui enseigne à Stanford en Californie et que j'ai interviewé à Lugano pour un quotidien tessinois à l'occasion d'un congrès, m'a dit : oh, eccomi finalmente nel paese dove il dolce sì risuona – nous étions au Tessin, en Suisse. Bref, l'italicité ne représente pas un pays, son système économique ou son histoire, mais réunit ceux qui s'identifient dans un patrimoine culturel (que pour ma part je qualifierais d'humaniste) en mesure d'accepter l'autre et d'éprouver solidarité et compassion pour celui qui est différent de soi. Les traits les plus immédiats de l'italicité, cette sympathie et cette joie de vivre que certains nordiques – mais pas Goethe – pourront trouver parfois un peu envahissa ntes, rapprochent aussi les gens du monde entier des produits fabriqués par les Italiques (comprenons-nous bien : les Italiques de Rome, mais aussi ceux de Toronto ou de Sydney). Je suis convaincu que le succès de la mode d'origine italienne ou de la cuisine «  italienne  » (plein de gens, à travers le monde, ouvrent des restaurants «  italiens  » qui n'ont d'italien que le nom) a précisément à voir avec cette joie de vivre et ce partage intrinsèque des valeurs de la vie – désir de paix, tolérance, goût des belles choses. Ça a peut-être l'air d'un cliché, mais beaucoup d'Italiques – par penchant ou par aspiration – font vraiment les choses «  avec amour  » .

Tabù (Edizioni dell'Istituto Italiano di Cultura di Napoli), votre dernier livre, est un court roman paru en avril de cette année. L'intrigue tourne autour d'Ascanio Rimaboschi, jeune journaliste italien qui est né et a grandi en Suisse, ex-chargé de cours à l'Université de Zurich et globe-trotter, qui déchaîne de « grandes polémiques » par la publication d'un « feuilleton » surMartin Heidegger. Episode qui le catapulte en Italie, l'Italie désirée et rêvée, à la cour du vieux politicien Carlo Corelli, pour la réalisation d'un « projet global » : réunir les Italiques du monde entier, « qui, comme vous, ont l'Italie au cœur  ». Jusqu'à quel point Ascanio Rimaboschi correspond-il à Sergej Roic ? Serait-ce votre attachement au discours sur l'italicité qui vous a inspiré ce roman ?

Tabù est un roman de fiction, mais qui prend appui sur la realité. Chaque jour, un nombre plus grand de personnes dans le monde se reconnaissent dans le nom et les valeurs italiques. De quelle manière ce « projet global » d'une communauté de sentiment supranationale se concrétisera, il ne nous est pas encore donné de le savoir. Dans mon roman, j'ai tenté de tracer une voie et le personnage d'Ascanio Rimboschi, qui par certains côtés me ressemble, est par d'autres une fiction qui, je l'espère, donne de l'élan à l'histoire. Le titre, Tabù , n'a pas été choisi par hasard : en effet, les thèmes et les personnages qui vont plus loin qu'un discours national ou nationaliste sont rares pour ne pas dire inexistants. Carlo Corelli, le grand vieillard, veille sur la compréhension et la réussite de l'idée italique. Est-ce lui qui aura raison à la fin ?

Pourtant, pour en rester à la fiction de votre roman, Ascanio Rimaboschi s'immerge aussi dans l'idéal italique pour s'opposer à la realité qui l'a vu naître et grandir, le « pays des routes droites, des bonnes écoles, des églises où jamais personne n'irait confesser quoi que ce soit » : la Suisse. Cette Suisse qui, dit-il, « est par certains aspects plus germanique encore que l'Allemagne » : trait significatif, vu que « les Italiques devaient laisser derrière eux le poids de l'histoire européenne, les massacres, la prétendue superiorité de telle ou telle race, bref, l'arrogance germanique, et planer sur les ailes de l'art, la paix, la qualité de vie, embrassant avec conviction la tolérante et mélodieuse existence italique ». Tout cela pour dire qu'il nous semble que, parallèlement à ce que vous avez appelé « communauté de sentiment supranationale », des voix – peut-être involontaires, peut-être hors de contrôle – soulignent une certaine superiorité intrinsèque de la valeur italique, comme si elle était plus juste ou plus vraie que d'autres. En même temps, ce Carlo Corelli (dont la carrière politique « avait débouché sur quelque chose de plus qu'un rôle institutionnel : c'était un leader, en Italie du Nord »), à New York pour un cycle de conférences tandis que les Etats-Unis sont débordés par les conséquences de leurs aventures militaires en Arabie, dit quelque chose qui, en un sens, se teinte de tons populistes : « Corelli connaissait l'histoire romaine et la tenait pour véritable et complète magistra vitae . Les Américains, dont la ville s'étendait à ses pieds, n'avaient rien appris. Ils ne savaient pas. Ne pouvaient pas. Ils ne résoudraient rien. [...] Eux, les Américains, avaient besoin d'un Galba pacifique et capable, se dit-il après s'être réveillé, inquiet, en pleine nuit. Ils ont besoin d'un général de la paix. D'une idée de paix ». Comment répondez-vous à notre perplexité ?

J'espère que le lecteur de Tabù ou celui qui s'approchera de l'italicité ne tombera pas dans le vieux piège de prendre une idée qui se veut positive, comme l'est sans consteste celle de l'italicité, pour une tentative de démontrer la supériorité d'un peuple ou d'une idée par rapport à d'autres peuples ou idées. L'italicité est une communauté de sentiment, une manière et peut-être aussi une méthode pour s'ouvrir à la vie et à ses valeurs les plus humaines : la beauté, le bon goût, l'art de vivre, l'art, la paix. La note un peu polémique que l'on peut trouver dans le roman, je l'ai tirée d'un article de la NZZ d'il y a quelques années, quand un correspondant de la gazette zurichoise a rendu compte d'une conférence tenue en ville sur l'Humanisme latin. Son commentaire était arrogant : voilà que maintenant même les Latins veulent nous apprendre comment vivre. L'italicité, dirais-je, suggère qu'il y a une manière de vivre et de nouer des contacts qui est plus directe et meilleure par rapport au culte de l'efficience à la limite de l'aridité que l'on rencontre dans les citadelles du pouvoir financier helvétique ou dans quelques-unes des pires némésis du mode de pensée germanique. Pour ce qui est du général romain Galba, il s'agit d'une boutade. Galba, dans les chroniques de Tacite, est dépeint comme celui que tous tenaient pour le mieux apte à gouverner, s'il n'avait pas déjà gouverné pour de bon. D'où le Galba « pacifique et capable », tout le contraire du Galba historique, vaincu et incapable d'unifier Rome.

Propos recueillis par Francesco Biamonte et Yari Bernasconi
Traduit de l'italien par Christian Viredaz