Hans Ruprecht
et le Festival international de littérature de Loèche-les-Bains

Le Festival international de littérature de Loèche-les-Bains a lieu chaque année pendant trois jours, entre fin juin et début juillet. Il permet d'assister à une trentaine de lectures d'auteurs dans un cadre particulier. L'allemand en est la langue principale, mais nullement exclusive. Si ce festival compte parmi les principales manifestations littéraires de Suisse, et en dépit d'une programmation qui comprend des auteurs francophones, la presse romande n'en rend guère compte. A l'issue de la quinzième édition, qui a eu lieu cette année, nous avons invité Hans Ruprecht, le directeur de la manifestation, qui a répondu à nos questions.

 

Entretien avec Hans Ruprecht, par Francesco Biamonte

Culturactif.ch : Le Festival vient de clore sa quinzième édition, qui est aussi la cinquième sous votre direction. Si l'on consulte les programmes des années précédentes, il semble avoir trouvé très rapidement son rythme. Qu'est-ce qui a changé en 15 années ? Et quelle marque pensez-vous avoir donné en ces cinq années de direction ?

Hans Ruprecht : Le libraire et éditeur Ricco Bilger a fondé le Festival en 1995. Au bout de dix ans, il m'a demandé si je voulais reprendre la direction de cette manifestation littéraire qui rencontrait un joli succès. Suivant le Festival depuis des années, j'en connaissais les particularités et la qualité. Il n'y avait aucune raison de changer quoi que ce soit de fondamental au concept. C'est pourquoi il n'y a guère eu de changements ; j'ai repris pour l'essentiel les lieux de lecture et le déroulement du Festival.
Deux projets s'y sont ajoutés. L'atelier de traduction, d'abord, qui a toujours lieu à Loèche à la veille du Festival. C'est une collaboration avec le LCB ( Literarisches Colloquium Berlin) et Pro Helvetia. Chaque année, un auteur ou une auteure suisse est invité/e afin de travailler avec six ou sept traducteurs et traductrices de différents espaces linguistiques. Il en est résulté des publications d'auteurs suisses en suédois, en français, en chinois, en roumain et en turc. Depuis cinq ans, des projets scolaires sont en outre menés chaque automne dans le Haut-Valais en collaboration avec le « Palais Valais ». Ce sont des lectures en classe avec des entretiens, des ateliers d'écriture avec des auteurs connus et, l'an dernier, nous avons aussi inclus le concept de roman dans l'école de Richard Reich. L'automne dernier, nous avons également pu réaliser le projet scolaire à Sierre et nous tenterons d'associer davantage à l'avenir la partie francophone du canton.

Une marque distinctive du Festival : les manifestations dans un cadre spécial, comme celles qui ont lieu de nuit sur un col… Est-il important pour le Festival de pouvoir se profiler par de tels attraits dans l'offre de plus en plus riche, ou la programmation reste-t-elle la clef unique du succès ? Et dans quelle mesure ce cadre conditionne-t-il la programmation ?

En fait, il n'y a que trois lectures sur trente qui sortent un peu du cadre « classique » : l'excursion dans les gorges de la Dala avec deux courtes lectures, la lecture de minuit au col de la Gemmi, à 2300 m d'altitude (dans le restaurant de montagne), et la lecture du dimanche matin aux Bains.
Comme Loèche-les-Bains est un petit endroit et que les lieux de lecture à disposition ne sont pas légion, nous utilisons les possibilités qui existent. Ces endroits sont très appréciés des auteurs et du public ; la gare désaffectée (l'ancienne salle d'attente), la galerie Saint-Laurent, l'ancien bain Saint-Laurent, désaffecté, ou le bar avec cheminée de l'Hôtel Sources des Alpes. Ces lieux n'ont pas vraiment d'influence sur le programme, sauf peut-être la lecture au col de la Gemmi, le vendredi à minuit : là, je place plutôt des lectures qui sont divertissantes.

Comment décririez-vous votre public ? Quantitativement d'une part, mais aussi qualitativement : qui sont les festivaliers de Loèche ?

La majorité du public a entre 25 et 55 ans, les deux tiers venant en couple. Le nombre de visiteurs âgés de 18 à 25 ans est en augmentation constante. Et la minorité des plus de 60 ans tend aussi à venir plus nombreuse au Festival.
Les festivaliers sont en majorité très cultivés et plurilingues. Ils sont aussi disposés à payer un prix convenable pour une prestation de qualité. Cela se voit également à la vente de livres.
La plupart des visiteurs viennent exprès pour le Festival. Beaucoup font partie de la scène littéraire, la plupart de Suisse alémanique, mais aussi de plus en plus d'Allemagne et d'Autriche, et, depuis 2008, de l'espace francophone aussi. Près de 90 % des festivaliers restent trois jours, et il y en a toujours plus qui restent même quatre jours.
Depuis trois ans, les habitants du village et de la région sont plus nombreux à fréquenter le Festival. Dans le public, on parle Walliserdeutsch et français. Ces deux dernières années, le Festival est devenu un événement culturel et social important.

Le programme affiche avant tout des auteurs confirmés ou consacrés par des prix importants (comme Rolf Lappert par exemple), très célèbres pour certains (en particulier Andrea de Carlo), ou du moins largement remarqués en Suisse pour leurs débuts (Arno Camenisch). Quelques noms surprennent pourtant, comme celui de Jérôme Lafargue par exemple. Quel est dans votre projet la place de l'exploration ?

Il est important pour moi, dans la programmation, que tout le spectre de la littérature soit présenté. Cela signifie qu'à côté d'une littérature exigeante, des textes faciles ont aussi leur place. Il y a pour moi dans le domaine du divertissement des livres très i ntelligents. Mais il y a aussi des domaines où il y a des limites, car le niveau peut aussi tomber très bas. Pour moi, la qualité est toujours un critère essentiel. Je tiens à ce que le lecteur assidu puisse découvrir chaque année un auteur ou une auteure qui lui était jusqu'alors inconnu/e. Pour beaucoup, cette année, la découverte avait nom Judith Schalansky, Bessa Myftiu, Jérôme Lafargue ou encore l'Ukrainien Serhij Zhadan.

On a pu lire dans la presse que vous proposez à tous les auteurs les mêmes honoraires, y compris à des lauréats du Prix Nobel. Qu'est-ce qui dicte cette ligne ?

Jusqu'à ce jour, à Loèche comme à d'autres Festivals, projets ou lectures, j'ai toujours payé les mêmes honoraires à tous les auteurs. Pour les jeunes, ces honoraires sont très bons, mais pour beaucoup d'auteurs connus, c'est moins que ce qu'ils touchent normalement. Cela fonctionne tout de même, car la plupart des auteurs et leurs éditeurs connaissent et estiment mon travail. Ce qui compte, c'est la composition du programme et le fait qu'un séjour très agréable est assuré.
A ce jour, ce ne sont jamais les honoraires qui ont fait venir les auteurs connus à Loèche.

Quelle doit être dans votre esprit la place respective de la littérature de langue allemande, suisse de langue allemande, et des littératures d'autres langues – suisses ou non – dans le programme de Loèche ?

Le Festival de Loèche est international et donc son programme aussi. Mais je tiens à inviter toujours deux ou trois auteurs du même espace linguistique. Il n'y a rien de plus triste qu'une auteure ou un auteur qui ne parle ni français, ni allemand, ni anglais et qui reste trois ou quatre jours au Festival sans avoir personne avec qui discuter.

Le monde littéraire alémanique connaît fort bien votre festival de Loèche, mais la presse romande n'en parle pratiquement pas. Nous nous réjouissons d'autant plus d'apprendre que le bilinguisme va être au centre de vos prochaines activités : vous lancez en ce moment un festival littéraire à Gstaad – un projet encore fort peu connu en suisse romande... Quelques mots sur ce projet à l'adresse des lecteurs francophones de Culturactif.ch ?

L'Automne littéraire de Gstaad est malheureusement gelé pour l'instant. L'association va être restructurée et, pour le moment, je ne peux pas dire ce qui va en sortir. S'il y aura une prochaine édition, ce ne sera pas avant l'automne 2011.

La programmation est centrée sur la littérature elle-même, sur les textes et leurs auteurs plutôt que sur les débats critiques ou culturels. Cette année pourtant, vous avez mis au programme un débat de politique culturelle : « Verlags- und Literaturförderung in der Schweiz » (« Soutien à l'édition et à la littérature en Suisse »). Pourquoi avoir introduit cette dimension politique dans le programme ?

Il y a toujours eu des tables rondes au Festival lorsque des thèmes d'actualité étaient susceptibles d'intéresser aussi un public de lecteurs.
Les éditions Ammann ont présenté ce printemps, au bout de près de trente ans d'activité, leur dernier programme. Ce ne sont pas seulement des motifs personnels qui ont conduit à la fermeture de cette maison d'édition importante pour la littérature suisse, mais aussi les conditions structurelles du marché du livre aujourd'hui.
L'an dernier, les éditions renommées d'Urs Engeler, à Bâle, ont aussi dû, pour des raisons financières, abandonner la forme qu'elles avaient jusque-là. Bien que les deux maisons se soient acquis une excellente réputation dans tout l'espace germanophone, elles n'ont pas pu tenir le coup en tant qu'éditeurs indépendants en Suisse. Avec eux, il manquera désormais deux importants promoteurs et passeurs de la littérature suisse.
Personne ou presque ne remet en cause le fait que la littérature représente un miroir important pour une nation. Pourtant il n'existe à ce jour en Suisse aucune politique du livre qui soit efficace, bien que les exigences financières de la scène littéraire soient modestes en comparaison de celles d'autres domaines de l'art.
A cela s'ajoute que la branche du livre vit aujourd'hui une énorme mutation structurelle. La politique, il est vrai, a reconnu qu'il faut intervenir et que la littérature, la branche culturelle la moins encouragée, a besoin de soutien, mais aucune politique d'encouragement efficace et efficiente n'a pu s'établir à ce jour.

Et quelles ont été les conclusions, s'il y en a, de cette discussion ?

La discussion du samedi après-midi sur la promotion de l'édition et de la littérature en Suisse a été très émotionnelle. Elle était très symptomatique des bouleversements qui secouent tout le marché du livre. De nombreuses solutions existent, mais ce qui va se passer, personne ne peut le dire. Il y a beaucoup d'idées et d'approches, mais impossible de savoir lesquelles deviendront finalement réalité. Je pense que Pro Helvetia doit beaucoup s'impliquer ici. J'en aurais donc attendu un peu plus de son directeur Pius Knüsel. Mais c'est passé un peu à l'arrière-plan à cause du tour passionné qu'a pris le débat. Quoi qu'il en soit, on a encore parlé de ce thème jusqu'à dimanche. Et là, en tant qu'organisateur, je suis en fait content, car si l'on trouve rarement des solutions lors de ce genre de débats, du moins certaines pistes ont pu être indiquées.

Après quinze ans de festival et cinq ans de direction, que voudriez-vous voir changer – dans les cinq ou quinze prochaines années ?

Un meilleur financement !!! C'est incroyable, mais même après 15 ans de Festival, je dois chaque année repartir de zéro pour réunir l'argent nécessaire. C'est pourquoi je ne peux jamais dire avec certitude si le Festival va pouvoir continuer sous la même forme.

Propos recueillis par Francesco Biamonte