Entretien avec Peter Schnyder
L'université de Haute Alsace,
où vous enseignez, propose une section «Études
helvétiques»
aboutissant à un diplôme universitaire : pouvez-vous
en dresser un bref portrait ? Peut-on dire que vous appliquez
à la Suisse sur territoire français l'esprit
de la «Landeskunde»
(«connaissance du
pays») germanique,
peu présent dans les traditions académiques
francophones ?
Les « Études helvétiques
» offrent deux diplômes,
l'un littéraire, l'autre socio-économique et
un tronc commun de conférences, en principe une douzaine.
Elles prennent également place dans une structure de
recherche, le Centre de Recherche sur l'Europe Littéraire
(CREL), lui même composante de l'Institut d'Etude et
de Recherche sur les Langues et Littératures Européennes
(ILLE). En dehors de leur rôle de formation, les «
Études helvétiques » ont vocation de favoriser
la recherche avant tout littéraire, en organisant des
Journées d'études et des colloques dont les
actes sont publiés et ainsi accessibles à un
public plus large. C'est de la plus haute importance, car
à l'intérieur des littératures francophones,
les lettres romandes ne sont-elles pas (trop) peu étudiées,
analysées, discutées ?
Pour ce qui est du Diplôme
d'Université en Études helvétiques (D.U.E.H.),
il existe depuis plusieurs années, avec deux «
volets ». Le premier est littéraire, intégré
à la Faculté des Lettres et Sciences humaines
(FLSH), assuré par le soussigné ; le second
est socio-économique, organisé par la Faculté
des Sciences économiques, sociales et juridiques
(FSESJ), et assuré par Michèle Becht. Les étudiants
- une trentaine pour chaque cursus - peuvent donc acquérir
le D.U.E.H. soit avec la mention « Culture, Littérature
et Société », soit avec la mention «
Management », en choisissant des cours optionnels parallèlement
à leurs études.
La durée moyenne est de 3 ans
pour le D.U. « littéraire » et de 2 ans pour
le D.U. « Management ». Cela dit, il y a des étudiants
qui sont déjà titulaires d'une licence ou d'un
Master (D.E.A.) qui s'inscrivent dans le but d'un diplôme
supplémentaire. Il est possible de cumuler les cours
et d'acquérir ainsi le D.U. en moins de trois ans.
Pour ce qui est de la Landeskunde,
à laquelle vous faites allusion, elle est limitée
à des rudiments, tout comme les aperçus historiques
et politiques, vu les deux axes d'approches du diplôme,
littéraire ou socio-économique. Avec l'introduction,
à l'université de Haute-Alsace, du système
LMD (Licence-Master-Doctorat), l'offre des enseignements en
littérature francophone se voit intensifiée,
sans compter notre partenariat avec d'autres universités
et notamment avec le nouveau « Centre des études
françaises et francophones » de l'Université
de Bâle, dirigé par le professeur Robert Kopp.
À cela s'ajoutent les cursus dans le cadre du Master
européen qui va se mettre en place prochainement et
où l'université de Mulhouse est fortement impliquée.
La situation géographique
de Mulhouse joue-t-elle un rôle autre que symbolique
(en raison de sa situation limitrophe) ?
Si l'on dispense un enseignement spécifique,
on peut le faire à peu près n'importe où
mais en l'occurrence il s'agit d'une conception qui profite
de la situation « stratégique » de Mulhouse.
L'un des buts est effectivement de familiariser les étudiants
avec la Suisse voisine : mais n'oubliez pas que même
si la Suisse est tout près - Bâle est à
20 minutes de Mulhouse - dans l'esprit des gens, elle est
souvent très loin. Si nous parvenons à rapprocher
la Suisse et donc les lettres romandes des Mulhousiens, c'est
positif. C'est dans un souci de rapprochement mutuel inscrit
dans l'idée de la Regio Tri-Rhena (auquel s'ajoute
l'ouverture sur l'Allemagne) que l'université de Haute-Alsace
a créé ces « D.U. en études helvétiques
».
Qui sont vos étudiants ?
D'où viennent-ils, et que cherchent-ils ?
On peut distinguer plusieurs groupes
: d'un côté les étudiants des parcours
classiques - inscrits en Licence de Lettres (Lettres Modernes,
Lettres classiques, Licence d'Allemand, d'Anglais etc.). Il
y a de l'autre ceux qui ont acquis un diplôme (pas forcément
en littérature) et qui s'intéressent à
la Suisse. Il en va de même des étudiants de
la FSESJ qui choisissent cette voie pour se spécialiser
sur un marché proche et important pour la région
Alsace-Sud. Les raisons de leur inscription peuvent être
professionnelles ; aussi bien des titulaires du Diplôme
d'études helvétiques ont travaillé ou
travaillent comme enseignants en Suisse (certains, ayant été
titularisés, s'y sont installés). Pour ceux
qui cherchent à se rapprocher de la Suisse en vue d'un
travail quel qu'il soit, il est indéniable que le D.U.E.H.
leur offre des connaissances fort utiles, sans compter qu'il
fait disparaître des appréhensions liées
aux préjugés.
Vous avez évoqué les
deux volets du DUEH: « Littérature, culture et
société » d'une part, « Socio-économie
et management » d'autre part. Comment ces deux pôles
dialoguent-ils? Quelle est la place spécifique de la
littérature dans ce cadre particulier ?
L'existence de la littérature,
son étude systématique est une chose ; la réalité
économique, son étude scientifique en est une
autre. Les étudiants des deux options sont ainsi confrontés
à des mondes qui en général s'ignorent
voire s'excluent. Avec le mélange de sujets littéraires
ou culturels et politiques ou socio-économiques, les
uns et les autres apprennent qu'il y a une complémentarité
entre les deux mondes : c'est d'abord l'acceptation que les
deux univers ont une raison d'être. Comment penser que
cette compréhension pour des domaines qui ne touchent
pas directement leurs matières n'aura pas des répercussions
sur leur manière de voir et d'agir ?
Il faut ajouter que les littéraires
se montrent souvent plus ouverts pour l'autre perspective,
mais l'inverse peut également arriver. N'oubliez pas
que les conférences font également appel à
un public d'amateurs. Régulièrement, les étudiants
voient des auditeurs venus parfois de loin (et souvent bien
plus âgés qu'eux) s'intéresser non seulement
à une spécialité (et en vue de l'obtention
d'un diplôme) mais à l'ensemble des conférences,
avec la seule idée de se cultiver : c'est là
un exemple, indirect, mais efficace, d'une interdisciplinarité
bien comprise.
Il faut dire que la paternité
de ce concept original revient à une personnalité
fort importante du monde économique mulhousien, M.
Jacques-Henry Gros qui, après avoir dirigé la
Société industrielle de sa ville et d'autres
organismes importants, a joué un rôle déterminant
dans le développement de l'Euro-Airport de Bâle-Mulhouse.
Homme fort cultivé, il s'est beaucoup investi dans
la fondation de l'Université de Haute-Alsace (qui va
fêter ses 30 ans cet automne). C'est lui qui préside
une petite association qui a pour objectif de promouvoir les
études et les échanges franco-suisses. Cet organisme,
l'APEFS, est le pilier du Cycle de conférences
auquel, fort heureusement, d'autres sponsors, comme Pro
Helvetia et Présence Suisse apportent leur aide
- sans négliger l'aide très active du Consulat
Général de Suisse à Strasbourg et, évidemment,
des instances universitaires, à commencer par le soutien
constant et avisé du professeur Michel Faure, premier
Vice-Président de l'UHA, responsable des Relations
internationales.
On lit sur le site des Études
Helvétiques (www.etudeshelvetiques.uha.fr)
: « Les conférences sont destinées à
mettre en route et approfondir une réflexion critique
dans le domaine de la culture, de l'histoire, de la littérature,
des arts, de la politique et de l'économie. De nombreuses
personnalités (écrivains, poètes, universitaires,
chercheurs, hauts fonctionnaires, industriels), proposeront
une pensée comparative porteuse d'avenir pour
l'UHA, Mulhouse et la Regio. »
Pouvez-vous développer pour nous la notion de «
pensée comparative » ?
L'enjeu reste comparatif en ceci que
parler de la Suisse - de sa littérature ou de son système
politique ou encore de son économie - se fait chez
nous d'emblée par comparaison aux enjeux nationaux
français. Si on évoque Ramuz, l'auditeur mulhousien
le comparera d'abord à Giono, par exemple, ou à
Céline. Dans un deuxième temps, cette approche
comparative permet de jauger deux façons de dire, de
faire, deux systèmes de valeurs. Dans bien des domaines,
la Suisse a trouvé des solutions qui mériteraient
l'attention des Français - inversement, la Suisse aussi
peut apprendre de la France. C'est toujours d'un grand enrichissement
car on s'éloigne de la pensée nationale, point
de départ pour les deux pays - même et peut-être
parce que la Suisse officielle a refusé, jusqu'ici,
de faire partie de l'Europe.
Tout cela fait qu'en général,
les conférenciers aiment bien prendre la parole à
Mulhouse, s'adresser à un public mixte - étudiants
et amateurs - mais largement français. Les femmes écrivaines
rencontrent souvent un écho insoupçonné
- ainsi Anne-Lise Grobéty, Marie-Claire Dewarrat, Mireille
Kuttel ou Françoise Choquard.
Pourriez-vous en outre citer et
peut-être commenter quelques uns de ces « vieux
clichés » dont il est question ? (Vous avez par
exemple publié dans la collection « Helvetica
» il y a quelques années un volume intitulé
La Suisse - une idylle ? : le
cliché idyllique a-t-il encore cours en France et ailleurs,
après les nombreux événements qui ont
modifié la perception de ce pays à l'intérieur
de ses frontières tout au moins (blanchiment, fonds
juifs, faillite de Swissair, etc.) ?
Le cliché, c'est la substitution
d'un cas général irréfléchi à
une situation en réalité fort complexe. On peut
très bien vivre avec. Mais de temps à autre,
on est confronté à la réalité
et il se peut alors que l'image que l'on se fait de telle
ou telle chose ne corresponde plus à l'idée
de départ. Pour ce qui est de l'image de la Suisse
en France, et notamment en Alsace, elle reste ambivalente.
Pendant longtemps, la Suisse était l'idylle, mais comme
vous le laissez entendre, depuis un certain temps, l'idylle
s'est inversée : la Suisse est devenue une anti-idylle.
Dans les deux cas, il faut sortir du mythe, aller au-delà
du cliché, ce qui exige des efforts multiples. Modestement
mais avec ténacité, les conférences y
contribuent à leur tour. À cela, il faut ajouter
les questions que le public est libre de poser au conférencier,
sans oublier le moment, convivial, de l'apéritif où
cet échange d'idées s'étend souvent aux
auditeurs entre eux.
A propos de La Suisse - une idylle
? : De l'intérieur de la Suisse, on peut avoir
le sentiment que c'est la littérature de l'époque
Frisch-Dürrenmatt qui s'est attaquée au topos
de la Suisse idyllique et que ce thème, du point de
vue littéraire, appartient déjà au passé
- symptomatiquement, comme nous le disons ailleurs ce mois
sur le Culturactif, ce ne sont plus Frisch et Dürrenmatt
qui servent de pères aux lettres suisses, mais plutôt
un Robert Walser)
Il suffit de lire l'étude liminaire
de Peter André Bloch dans ce même volume - «
The End of Paradise. La fin du mythe fondateur suisse ?
» - pour se rendre compte que la critique généralisée
du pays telle que l'ont pratiquée Frisch et Dürrenmatt
- et qui a été fort utile dans les années
1950 - n'est plus aujourd'hui de mise. Il y a aujourd'hui
une autre critique de la Suisse - en Suisse alémanique
et en Suisse romande, qui mérite, elle aussi, un examen
« critique » de notre part, sans négliger
une tendance, mise en évidence par Pia Reinacher (dans
Je suisse) : les jeunes auteurs suisses ne s'intéressent
plus, a priori, à la Suisse. Ou alors ils le
font indirectement, en rappelant que la Suisse n'est pas seule
dans le monde, que ses problèmes sont aussi ceux des
autres pays ou doivent être résolus dans cette
perspective. La littérature est toujours le miroir
d'une société : si la société
y renonce délibérément, elle s'appauvrit
elle-même, puisque comme les autres arts, la poésie,
le roman, le théâtre nous aident à découvrir
ce qui fait sens.
Or la littérature n'est pas
tournée uniquement vers la société :
depuis toujours, la poésie revendique une approche
individuelle du monde, où l'émotion et l'intuition
ont leur part (au détriment de la logique disjonctive
qui sous-tend notre quotidien). Le travail du poète,
n'est-ce pas de chercher à exprimer les émotions
que peut provoquer le choc de la beauté dans un monde
où la laideur prévaut ? D'explorer l'être
face aux questions premières : vie, mort, amour, deuil,
joie, souffrance ? Depuis un certain temps, on peut constater
ceci : les poètes romands « délaissent
» la Suisse : ils ne font plus guère allusion
à la Suisse. Et s'ils le font, c'est pour des raisons
de poétique : le pays est toujours là, certes,
mais ni pour être glorifié ni pour être
dénigré : c'est en tant que paysage et pour
sa portée poétique. À partir de là,
le message est autre, plus métaphysique : c'est un
constat amer de la brièveté de la vie, un souvenir
d'enfance qui s'éloigne et qui rappelle la fuite inexorable
du temps, un cri de détresse par rapport à la
barbarie du monde actuel
Indirectement, les poètes
rendent attentifs à des problèmes de société
- sans renoncer à travailler, chacun à sa manière
et selon leur tempérament ce qui doit être au
centre : une certaine forme.
Parmi les auteurs invités
dans vos conférences en 2005-2006, on note la présence
d'Yves Laplace et de Daniel de Roulet, tous deux au centre
d'une contribution de Visions de la
Suisse. Entretenez-vous avec ces auteurs des affinités
particulières, et si oui pourquoi - ou est-ce un hasard
?
Absolument pas. Nous restons éclectiques,
nous avons l'intention d'inviter tous les auteurs romands
pour peu qu'ils soient disponibles à un moment donné,
ce qui est loin d'être le cas. Il est vrai que je voue
personnellement une grande passion à la poésie
(pas seulement romande). Pendant un certain temps, j'ai caressé
le projet de réunir, à Mulhouse, pendant deux
ou trois jours, une vingtaine de poètes romands ! Mais
le financement faisant problème, j'ai dû abandonner
cette belle idée de « Journées de la poésie
romande ». Fort heureusement, la poésie n'est
pas une chose urgente. Mais il faut créer des occasions
de rencontres, de lectures, de discussions, car le public
a besoin d'orientations, pour ne pas dire d'initiations. C'est
particulièrement vrai en France puisque les textes
ne traversent pas toujours aisément la frontière.
Je renvoie aux Journées culturelles « La
Suisse à l'UHA » avec l'exposition sur les expositions
nationales installée par Gregor Dill des Archives fédérales,
ou à une autre en présence de l'Ambassadeur
de Suisse en France, M. Jean-Luc Nordmann.
À côté des contraintes
du calendrier, il y a des contraintes internes : l'année
passée, nous avons pu inviter deux auteurs-éditeurs,
Florian Rodari et Alain Rochat. Mais l'idée de base
avait été d'organiser une table ronde avec quatre
éditeurs : pour des raisons diverses, elle n'a pas
pu se réaliser. L'année prochaine, il y aura
donc nécessairement des écrivains plus proches
du roman : tout en restant souples, il s'agit de créer
un équilibre naturel.
Mais cet équilibre implique
aussi certains égards vis-à-vis des écrivains
de qui on ne peut guère exiger le déplacement.
Ainsi, j'ai renoncé à relancer des auteurs aussi
importants que Maurice Chappaz, Anne Perrier, Georges Haldas.
Pas question de déranger Philippe Jaccottet même
si une thèse sera prochainement soutenue à Mulhouse
sur son uvre. Pour les poètes, nous avons commencé
à inviter la génération des poètes
nés autour de 1930, Alexandre Voisard, Vahé
Godel, Pierre Chappuis, Hughes Richard, puis les poètes
plus « jeunes », de Pierre-Alain Tâche à
Sylviane Dupuis, en passant par Frédéric Wandelère,
François Debluë et José-Flore Tappy. J'en
oublie. Anne Rothschild va être invitée tout
comme Francine Clavien et bien d'autres. Nous ne faisons pas
de discrimination, à partir du moment où l'écrivain
« compte » dans le paysage littéraire romand.
À côté des auteurs, nous sommes heureux
de saluer ici bien des spécialistes de lettres romandes,
des professeurs, venant souvent de Suisse.
Nos contacts avec le Centre de Recherche
sur les Lettres romandes ont toujours été
bonnes. Nos étudiants y sont très bien reçus.
Doris Jakubec [longtemps directrice du Centre de recherche
sur les Lettres romandes, dont le poste est aujourd'hui occupé
par Daniel Maggetti, ndlr] a été invitée
à plusieurs conférences et colloques. Grâce
à ses démarches, la Bibliothèque de l'université
a pu accueillir une partie du « Fonds Henri Perrochon
», legs très précieux. Et Daniel Maggetti
sera l'invité d'un prochain colloque, tout comme ses
collaborateurs.
Outre ces deux écrivains,
vous accueillez Noëlle Revaz, éditée chez
Gallimard, et Georges-Arthur Goldschmidt, qui vit à
Paris. Daniel de Roulet vit en France, et y publie, tout comme
Yves Laplace. Les auteurs invités sont donc très
« français », pour des « Suisses ».
Là encore, est-ce un hasard?
Oui, évidemment, car encore
une fois tous les auteurs ne sont pas libres au même
moment. Cela fait des années que j'ai l'intention d'inviter
Georges-Arthur Goldschmidt d'autant plus que les problèmes
de traduction sont très éloquents pour qui veut
« comprendre » comment fonctionne la littérature.
Nous avions parmi nous Ilma Rakusa et Marcel Schwander - c'était
dans les deux cas des conférences inoubliables, d'un
grand profit pour les étudiants et les amateurs.
Vous êtes également
directeur du Centre de Recherche sur l'Europe Littéraire
(CREL), auquel vous avez fait allusion tout-à-l'heure.
De quoi s'agit-il, et de quelle manière le travail
du CREL et les Études Helvétiques sont-ils coordonnées
?
Je dirais que le CREL est le grand
frère des Études helvétiques. Notre Centre
de recherches a inscrit l'étude des littératures
francophones sur sa bannière. Il le fait sans favoriser
l'une ou l'autre, mais tout de même en fonction de ses
compétences propres. (De là aussi la regrettable
absence de la littérature du Tessin.) Ainsi, le CREL
organise régulièrement des colloques où
la Suisse littéraire - francophone et alémanique
- est un sujet à part entière. Cette approche
est particulièrement bienvenue à Mulhouse :
il y a la France, qui crée une distance évidente
vis-à-vis de la Suisse et de ce qui est helvétique
- mais il y a aussi l'Alsace, qui favorise une proximité
de bon aloi, souvent amicale. Sans négliger que nous
sommes une bonne équipe d'enseignants-chercheurs, et
que nous jouissons du soutien des collectivités locales
- ce qui est déjà une caution. Au niveau éditorial,
nous avons l'opportunité de publier nos Actes aux Presses
universitaires de Strasbourg à des prix qui défient
toute concurrence.
Cette convergence permet l'essentiel
: que nous continuions à nous occuper de la littérature
francophone en général et de la littérature
romande en particulier. L'une et l'autre le méritent.
Nos étudiants sont très souvent surpris quand
ils découvrent des univers si « différents
» de leurs auteurs ! La plupart connaissent - de nom
- Ramuz, mais Catherine Colomb ? Charles-Albert Cingria ?
Gustave Roud ?
C'est ce que nous avons essayé
de faire avec notre colloque (en mars 2003) sur Gustave Roud
- dont les Actes ont été publiés dans
un volume publié aux Presses universitaires de Strasbourg,
Les Chemins de Gustave Roud
(2004), et, en mai 2005, avec « Ombre et Lumière
dans la poésie romande et belge du XXe
siècle ». À suivre
Venons en au volume Visions de
la Suisse, que vous venez de publier, et qui fournit l'occasion
pour nous de découvrir et de présenter votre
travail. On en trouve donc une présentation associée
à cet entretien, de sorte que nous ne nous étendrons
pas sur ce sujet. Deux questions toutefois autour de ce volume.
La première se rattache essentiellement à l'article
de Patrick Amstutz, « La langue française dans
les marges: quel destin pour la Suisse interculturelle et
multilingue ? », mais aussi à l'avant-propos de
Charly Teuscher, Consul général de Suisse à
Strasbourg, et nous renvoie aussi à l'invité
du mois de mai 2005, Bernhard Altermatt. La voici donc : en
Suisse, un débat sur l'enseignement des langues à
l'école a actuellement lieu. Une volonté de
certains milieux, en Suisse alémanique surtout, de
donner la priorité à l'anglais fait craindre
un recul dans la maîtrise et l'intérêt
pour les langues nationales de la part des citoyens. Les défenseurs
des langues nationales rappellent dans ce débat combien
le patrimoine culturel suisse et sa tradition (notamment scolaire,
mais aussi dans des activités d'échange, etc.)
serait précieux dans le cadre de la construction européenne,
et s'étonne de ce que certains Suisses vont aujourd'hui
dans une direction à la fois déconnectée
de l'histoire et de la tradition nationale, mais aussi contraire
aux recommandations européennes en matière de
langues. (Des statistiques italiennes récentes montrent
en outre, soit dit en passant, que, dans ce pays, les personnes
ayant étudié les langues au niveau universitaires
sont celles qui trouvent le plus rapidement un emploi en rapport
avec leurs compétences spécifiques.) Depuis
votre observatoire, quel regard portez-vous sur ce débat
? La Suisse vous paraît-elle avoir quelque chose de
spécial et de précieux à offrir à
l'Europe en fait de culture de l'échange linguistique?
N'est-il pas déjà trop tard? L'Europe serait-elle
déjà, à ce stade, en avance sur la Suisse?
Les problèmes linguistiques
que vous soulevez sont très graves. Qu'un pays comme
la Suisse n'ait pas réussi à institutionnaliser
des échanges linguistiques entre élèves
et avec des classes de tous les niveaux, voilà qui
m'a toujours épaté. Car les organes capables
de le faire existent bel et bien. On peut citer la Fondation
Oertli à Soleure ou le Centre de Rencontres de la Waldegg
du Canton de Soleure : pendant trois décennies, mon
collègue germaniste à Mulhouse, Peter André
Bloch, a tenté mille rapprochements entre les régions,
à tous les niveaux. Ses efforts se sont toujours heurtés
à un curieux immobilisme de la part des instances politiques,
sans oublier les préjugés nombreux - pourquoi
les élèves romands passeraient-ils une semaine
en Suisse alémaniques où ils n'apprendront même
pas le bon allemand ? Ce que l'Armée suisse a su réaliser
avec succès, le système scolaire n'a pas su
ou voulu l'imiter. Les efforts des linguistes au niveau de
la Commission suisse des Directeurs de l'éducation
publique n'ont pas abouti à grand-chose : c'est que
les milieux économiques sont ouvertement orientés
vers la langue anglaise. Contrairement au passé où,
comme le montre Georges Lüdi dans son étude sur
la maîtrise des langues au XVIIIe siècle, l'apprentissage
de plusieurs langues est aujourd'hui souvent considéré
comme un luxe inutile, trop coûteux : il faut parler
sa langue et savoir s'exprimer dans une langue-véhicule
qui est l'anglais. Ces sont là aussi des Visions
de la Suisse - pas trop flatteuses il est vrai, de la
réalité actuelle. À tout cela s'ajoute
que bien des Suisses de la partie alémanique maîtrisent
mal l'allemand. Mais s'en étonnerait-on quand on sait
que dans les écoles, les enseignements se font souvent
en dialecte - et que personne ne réagit ?
Quant au monolinguisme, il est encore
bien plus implanté en France. Même en Alsace,
où j'enseigne depuis 1995, j'ai pu constater une régression
fort regrettable des connaissances de l'allemand - sans que
la maîtrise de l'anglais progresse pour autant. Je veux
croire qu'il s'agit là d'une paresse du XXIe e siècle,
un effort qui ne paraît plus justifié...
Une question critique enfin : on
peut être pour le moins surpris en tant que Suisse de
l'absence totale de l'italien et du romanche dans ce volume.
Vous vous en excusez très brièvement dans la
préface, mais vu d'ici, il m'apparaît que quelques
contributions sur la littérature tessinoise et ses
rapports avec l'Italie et le reste de la Suisse par exemple,
ou sur la dimension identitaire très spécifique
de la littérature romanche, auraient apporté
davantage dans ces « visions » que d'autres contributions
qui y figurent bel et bien, sur des sujets tout de même
assez éloignés comme « Goethe et la Suisse
». Comment se fait-il que vous ayez fait ce choix ? J'avance
une hypothèse : n'y a-t-il pas là un reflet
de la préoccupation franco-allemande centrale en Alsace
et plus généralement dans l'Union Européenne
?
Pour le dire d'abord : Les rapports
entre Goethe et la Suisse sont intéressants, car ils
révèlent une lente modification de sa vision
du pays auquel il était attaché, le rejet d'un
préjugé, celui de l'horreur des montagnes. Dès
cette époque, elle diminue, au profit d'un intérêt
d'abord scientifique, puis esthétique. Pour en venir
à votre hypothèse : elle est fausse. Je vais
essayer de dire pourquoi. Quant à la Suisse italienne
et romanche, oui, j'ai pris le parti, en organisant le colloque,
de ne pas les intégrer. Vous me direz que c'est paradoxal
de faire l'éloge du plurilinguisme et en même
de délaisser deux langues nationales. Je répondrai
que c'est d'abord une question de compétences, ensuite
une question d'organisation. Nul n'est tenu à l'impossible
! Gérer un colloque avec plus de trente communications
devient très lourd. Mes collègues italianistes
ne connaissent guère la littérature tessinoise
: il eût fallu faire appel à des spécialistes
d'autres universités, avec une gestion encore plus
lourde, l'élaboration de conventions au niveau des
Rectorats etc.
Mais il y a aussi le côté
pratique : Visions de la Suisse comporte actuellement
480 pages ; il est vendu à 28 euros - ce qui rend le
volume accessible à tous les budgets. Avec un volet
tessinois et romanche, il eût fallu une conception tout
autre et au lieu d'un volume, il fallait en envisager deux.
Ni le directeur de collection ni l'éditeur auraient
accepté ! Car il faut aussi songer au public. Avec
les Presses universitaires de Strasbourg, le public visé
est avant tout francophone. Si le livre trouve des
lecteurs en France et en Suisse (romande), n'est-ce pas préparer
le terrain pour que les personnes compétentes organisent
un jour un colloque dans le même esprit, sur la littérature
des Grisons, ou celle du Tessin et ses accointances avec l'Italie.
Je pense particulièrement au travail considérable
que fait Diana Rüesch pour les Archives Prezzolini à
la Bibliothèque cantonale de Lugano. Mais comme le
dit Goethe : dans le domaine de l'esprit, une idée
en crée d'autres, une vision en prépare d'autres.
On n'en a jamais fini. Si malgré l'absence du domaine
tessinois et romanche, Visions de la Suisse provoque
quelques réflexions sur notre pays - et donc sur le
monde actuel, le pari sera gagné.
Propos recueillis par Francesco Biamonte
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