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L'invité du mois

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  Autoportrait dans un rétroviseur

 

Qu'un être, voué jusqu'à sa mort à s'agiter dans l'arène où espèrent, gémissent, s'éclatent et agonisent des milliards d'autres êtres, se prenne à épier la petite trace qu'il laisse dans son sillage: cette compulsion, pour dérisoire qu'elle soit, est aussi légitime. Privé de l'impression qu'un «sens» inspire nos pas, où trouver l'énergie de poursuivre jusqu'au bout l'harassante pérégrination que devient l'existence ? De là à fonder dans les mots ce qui n'est qu'élucubration, semi-fiction teintée d'apitoiement... Humiliantes sirènes de l'autosuggestion. En matière d'autobiographie, se taire est préférable.

Seulement voilà: semblable aux conductrices que je vois, le matin, mettre à profit chaque feu rouge pour contrôler dans leur rétroviseur l'état de leur maquillage, à moi aussi m'arrive de devoir m'assurer que mon look tient la route. Témoin, ces derniers temps, ma tentation accrue de justifier une orientation de ma vie d'écrivain remontant à quinze ans mais qui chicane encore plus d'un proche.

Le choc poignant de la réalité humaine

«Quelle mouche t'a piqué -m'interpellent leurs silences -ce jour où, congédiant la poésie, tu t'es lancé dans ces bizarres fourre-tout mixant ethnologie, récit de voyage et journalisme ?»

Comme si j'avais déchu. Comme si toute tension poétique avait déserté mes bouquins. Quant à la seule façon honnête d'expliciter ce recentrage -et non ce dévoiement -, je doute qu'elle dissiperait la gêne. Que penseraient de moi ces amis si je leur déclarais que c'est à tel balayeur valaisan, à tel bonimenteur vaudois ou à une prostituée genevoise que l'on doit ma métamorphose ? Et qu'en concluraient-ils si j'ajoutais que, loin de regretter cette impulsion fatale, je ne cesse de bénir la seconde qui, m'offrant de quitter mon cher quant-à-moi, me permit de cueillir -sans filtre ni recul - le choc poignant de la réalité humaine ?

Telle est pourtant la vérité: sans Joseph, sans Claude, sans Zazie, sans Titi-Ie-facteur, sans Marinette, l'auxiliaire de police, sans Barbara et son taxi ou sans Jérome, gardien de nuit; sans ceux qui furent d'abord pour moi des anonymes évoluant par tous temps dans les rues, ce que tant d'entre nous considérons comme l'unique forme littéraire garante de la vraie poésie (soit la manie d'aller à la ligne à tout bout de champ) eût conservé son serviteur. Au nom de l'art, j'aurais pu ignorer l'inouïe charge humaine - mais aussi poétique - que recèlent ces gens exposés à la vue de chacun, qui se pressentent méprisés... voir niés dans leur existence. Perte insondable.

L'on me dira: pour exprimer ces présences de la rue, il existe des moyens davantage «poétiques» que l'enquête. J'en doute. Dire la poésie par le biais de la poésie ne s'avère pas nécessairement le chemin le plus sûr lorsque le choc reçu des autres vous pousse, davantage qu'à fixer un émoi fugitif, à exprimer des vies, des trajectoires menant à un instant précis et le faisant durablement vibrer. Or c'est de ça qu'il s'agissait: de moments impliquant deux existences mises à nu. De chocs humains d'une affolante densité. De coeurs à coeurs conférant à telle scène qu'on eut pu croire banale un caractère aussi critique que magique. Par quel prodige ? Par la grâce de quelle secrète reconnaissance ? Ces fulgurances requéraient que je tente de transmettre, un peu du mystère de ces personnes de l'ombre, de leur passé, de leur mémoire, de leurs soucis, de leurs attentes, de leurs hantises, de leurs réflexions quotidiennes, de leur regard sur les gens et le monde... Autant de simultanés que n'eussent pu contenir des vers.

Roumanie prison des âmes

Pas question pour autant de taire ce que Les métiers de la rue, ouvrage élaboré en 1989, recèle de discutable, avec sa manière de sacraliser la parole de mes vis-à-vis... par crainte de trahir leur confiance. Mais sans cette toute première escapade hors de la littérature, comment aurais-je acquis assez de confiance pour me risquer, au lendemain de l'exécution du couple Ceausescu, à travers une Roumanie avide de se dire par la bouche d'intellectuels, de paysans, d'ouvriers, de militaires, de Roumains «pure souche», de Hongrois, d'Allemands, de Juifs, de Tsiganes ?

Et comment, quelques années plus tard, aurais-je pu partager le quotidien de sociétés indiennes du continent américain... ces communautés qui, tandis que je consignais leur existence au jour le jour, leur mémoire, leurs détresses, leurs combats, leurs raisons d'espérer, leur perception de l'univers et leurs cérémonies, questionneraient les fondements de ma propre culture au point d'en faire une terre en friche ?

Les possibles enjeux de la littérature
Une fin en soi ou un outil au service d'autre chose

Pour frôler l'idée fixe, ces arguments ne sont pas forcément inutiles. Ainsi m'incitent-ils à approcher les possibles enjeux de la littérature et les différents sens dont on peut l'investir, selon qu'on soit conduit (possiblement à son insu) à voir en elle une fin en soi - avec son corollaire, la sacralisation de I'oeuvre comme de l'écrivain -ou plutôt un outil au service d'autre chose. D'une passion plus obscure conduisant peu à peu à un effacement de la personne, afin qu'à travers elle puisse affleurer une partie de la «réalité surnaturelle» dont les hommes et le monde lui semblent investis.

Par-delà le constant besoin que nous avons de nous valoriser, il nous est quelquefois donné de percevoir autour de nous des affrontements aux conséquences autrement critiques que la seule estime de nous-mêmes. Ainsi l'inexorable destruction physique et symbolique du monde à laquelle se livrent, à l'aide de moyens toujours plus massifs, la civilisation occidentale et tous ceux qu'elle gagne - de gré ou de force - à sa cause. Soit un pillage des ressources naturelles et une standardisation culturelle menaçant d'entraîner avec elle la somme des stratégies que tous les marginalisés de la planète - hommage aux peuples dits «primitifs» - ont patiemment élaborées afin de contenir l'homme dans des limites raisonnables... et d'ainsi plus sûrement transmettre à tous leurs survivants une terre viable.

Comme il en va du désastre que constitue l'extinction de milliers d'espèces animales, le processus en cours ne se limite pas à un tragique appauvrissement de la Création. A une succession de génocides apparemment mineurs opérés par intérêt ou négligence. Pour nous, les enfants d'Occident, et pour nos descendants, cette normalisation culturelle signifie à terme l'effacement de tout cosmovision alternative; de toute réflexion sur la place de l'homme dans le monde; de toute manière différente de nous situer dans le règne du vivant; de toute gratitude pour ce qui nous fut confié; de tout cérémonial. De toute authentique rencontre, avec ce que ce mot implique de sacré et de mise en cause de soi. Assortie d'une promotion tous azimuts de la pensée unique, la colonisation du monde et des masses au nom de mots d'ordres dégradants -mais économiquement juteux - comme «le plaisir pour tous» ou le «droit de jouir» préfigure une régression irréversible. Un cauchemar.

Face à ce sarclage général de l'espace, des cultures, des mentalités, que peut l'individu ? Quasiment rien. Du moins, la passion qu'inspire certaines minorités rudoyées et déterminées à résister au concasseur de l'Histoire, peut un jour inciter tel d'entre nous à se faire le «passeur» - imparfait - de leur voix. D'autres individus qui peinent eux aussi à trouver leurs marques dans le prêt-à-penser du vingt-et-unième siècle occidental pourraient alors voir conforté leur sentiment qu'ils ne sont pas seulement sur terre pour consommer, nourrir la machine qui les avilit et jouir en solitaires. Est-cela qu'on appelle le civisme ?

Et voilà ! Exactement ce que je redoutais. A rêver de me justifier, j'ai encore ranimé les sirènes de l'autosuggestion et les semi-fictions teintées d'apitoiement. Comme s'il m'importait tant que ça d'être un Zorro caracolant au-dessus de l'abîme. Comme si le métier de vivre n'impliquait pas une somme déconcertante de paramètres contradictoires avec lesquels, en permanence, il s'agit de négocier pour échapper au rôle qu'on a périodiquement besoin de s'octroyer. Comme si, sous peine de se retrouver pétrifié, l'éphémère petit monde que nous sommes à nous seuls ne pouvait endurer un peu d'incertitude, d'humilité et de silence... avant de se dissoudre.

Que la poésie puisse s'affirmer au coeur de l'écriture et des situations

Du silence - à la bonne heure. Et pourquoi pas un bloc de papier et un crayon ? De quoi commencer le cycle poétique que, depuis plus d'un lustre, je souhaite écrire. Cycle sans vers, bien sûr, afin qu'épargnée par la convention, la poésie puisse d'autant s'affirmer au coeur de l'écriture et des situations - à l'insu du lecteur. Exactement comme dans mes derniers livres sur les Indiens… Ça y est, ça recommence. A nouveau le syndrome du rétroviseur. Maudit ratiocineur.

Jil Silberstein

 

  Données biographiques

 

Jil Silberstein est né à Paris en 1948. Après de nombreux voyages, il s'installe à Lausanne, travaille dix ans aux éditions l'Age d'Homme, publie des chroniques littéraires dans Le Révizor, à Construire et à la Gazette de Lausanne, puis anime la revue d'anthropologie culturelle Présences. La parution d'une dizaine de livres de poèmes, d'essais et de traductions ponctue ce premier séjour en Suisse.

En 1992, parti vivre à Washington DC (USA), il consacre l'essentiel de son temps à la rédaction d'Innu, chronique des Indiens montagnais du Québec-Labrador parmi lesquels il séjourne une année.

1996. De retour en Suisse, s'installant à Zurich, il se partage entre un travail à temps partiel aux éditions Payot Lausanne, la rédaction de critiques littéraires pour le quotidien 24 Heures, l'établissement - pour la collection «Bouquins» - d'un choix d'oeuvres politiques de Victor Serge et un témoignage sur les Indiens Kali'na d'Amazonie chez qui il effectue plusieurs séjours.

En été 2000, il revient vivre dans le canton de Vaud où il continue de travailler aux Éditions Payot Lausanne, poursuit ses occupations littéraires et prépare un séjour parmi les Tchoukches du détroit de Béring.

 

  Ouvrages publiés

Poèmes

Exacerber l'Instant , L'Age d'Homme, 1974; réédition 1999
Ni vouloir de chair , L'Age d'Homme, 1976
Le judas , L'Age d'Homme, 1980
Pharmacie de l'Ange (L'Age d'Homme, 1983
Sur la mort commune et haïssable, Le temps qu'il fait, 1993

Chroniques

Le visage de l'homme, Le temps qu'il fait, 1988
Les métiers de la rue, photographies Jean Mohr, Favre, 1990
Roumanie, prison des âmes, Le temps qu'il fait, 1991
Innu - A la rencontre des Montagnais du Ouébec-Labrador, Albin Michel, 1998
Kali'na - Une famille amérindienne de Guyane française, Albin Michel, 2002

Essais

La promesse et le pardon, L'Age d'Homme, 1986
Promenade avec Palézieux, Galerie Ditesheim, 1987
H.J. Breustedt, Métamorphoses et méditations, Vie Art Cité, 1989
Hesselbarth, une souffrance recyclée, Alliance culturelle romande, 1990

Traductions

Georg Trakl, Hymnes à la nuit, L'Age d'Homme, 1979
Czeslaw Milosz, Enfant d'Europe, L'Age d'Homme, 1980
Thomas Edward Lawrence, Men in Print, La T able Ronde, 1988

En collaboration

Youri Galanskov, Le Manifeste humain, L'Age d'Homme, 1982
avec V. Boukovsky, N. Gorbanevskaya, A. Ginzbourg, E. Kouznetsov
Victor Serge, Mémoires d'un révolutionnaire et autres écrits politiques, 1908-1947
Collection «Bouquins», Robert Laffont éditeur, 2001, avec Jean Rière

Les Indiens Montagnais - qui se nomment Innus, "les êtres humains", dans leur propre langue - forment la plus grande nation autochtone du Québec où ils occupaient un territoire qui s'étend jusqu'au Labrador, à peu près aussi grand que la France.
Après plus d'un an passé sur leurs réserves et leurs territoires de chasse, Jil Silberstein, grand voyageur et auteur d'une douzaine d'ouvrages, a écrit ce livre pour donner à voir, écouter, entendre la réalité indienne dans sa globalité, entre les injustices, les violences de l'Histoire et la détresse ou les espoirs d'aujourd'hui.

Innu - A la rencontre des Montagnais du Ouébec-Labrador, Albin Michel, 1998

Depuis le XVIIe siècle, date de leur première rencontre avec les Français, ils ont vécu une histoire tissée de violences, de préjugés, de discriminations et de malentendus qui perdurent encore aujourd'hui. Leur univers et leur culture demeurent méconnus.

Jil Silberstein, l'auteur de Innu, nous ouvre l'intimité d'une famille kali'na d'aujourd'hui, les Thérèse.

Kali'na - Une famille amérindienne de Guyane française, Albin Michel, 2002

 

Page créée le 14.08.02
Dernière mise à jour le 14.08.02

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