Isabelle Rüf reçoit Jean Starobinski
Entretien 3
Entretien 3 : l'âme et le corps, de Cabanis à Freud
- Professeur Starobinski, voilà le troisième épisode des aventures du couple " action et réaction " que nous visitons maintenant pendant cette semaine, à loccasion de la parution de votre essai " Action et Réaction, vie et aventures dun couple " que vous venez de faire paraître aux Editions du Seuil. Nous avons vu comment ce couple sest constitué dans la physique et dans la chimie, de manière historique, quel traitement les médecins, jusquau XVIIIe siècle, lui ont donné. Et nous voilà au XIXe siècle, au moment où la question de lâme et du corps va se reposer dans des termes nouveaux, et spécialement à la fin du XIXe siècle avec Freud. Mais déjà avant, ce débat sinstaure avec des penseurs comme, par exemple Cabanis, que vous citez. Lâme et le corps réagissent lun sur lautre, on le sait déjà depuis un moment, à cette époque-là, mais sont-ils dans un rapport dégalité ?
- Cabanis construit son image de lhomme à partir de la sensibilité. Cest la sensibilité qui nous constitue. Cest comme le matériau premier. Tout est affaire de sensation, sensibilité, transformation de la sensibilité. Cabanis est célèbre pour quelques propositions très réductionnistes. On a retenu de lui que le cerveau sécrète la pensée comme le foie sécrète la bile; tout cela à partir de ce matériau quest la pensée. En fait, dans ses considérations sur les rapports du physique et du moral, il est beaucoup question de lorganisme, mais il est aussi question des activités de limagination, du rêve. Cest toute une construction complexe que Cabanis propose. Il est question des instincts ; il a des réponses à ces questions qui anticipent largement celles de Freud. Il est un penseur qui doit beaucoup à ses prédécesseurs; notamment on peut penser à Diderot, qui, dans Le rêve de dAlembert avait déjà développé toute une psychosomatique et toute une interprétation du rêve. Cabanis est très attentif à tout ce qui retentit de la vie psychique dans le corps, à tout ce qui retentit du corps dans la vie psychique. Il postule des échanges ; il postule des communications, et il le dit en termes dassociations. La pensée associationniste , chez lui, est déjà très très affirmée. Cest ainsi quil a un beau texte sur le rêve, et quil en fait un privilège des gens de lettres, des penseurs, des artistes, de tous les hommes dont les nerfs et le cerveau reçoivent beaucoup dimpressions, combinent beaucoup didées. La conséquence, cest une espèce de vie érotique du rêve, un phénomène qui inquiétait les médecins du début du XIXe siècle qui attribuaient quelquefois des conséquences très fâcheuses sur le plan de la santé : cétait les pertes séminales, les évacuations nocturnes, de semence, de sperme. Cabanis a une longue explication sur les rêves des poètes, des artistes qui voient apparaître le femme désirée et qui vont, avec elle, jusquau bout de laccomplissement amoureux. Tout ceci prouve que la sexualité était loin dêtre méconnue, absente de la médecine pré-freudienne. Il ne faut pas faire à Freud lhonneur dangereux, de lui attribuer des découvertes quensuite les historiens peuvent aisément contester. Freud est un personnage important, mais il nas pas tout découvert.
- Vous citez dailleurs un autre médecin, Delpit qui, lui, donne aux thérapeutes, enfin aux médecins, un grand rôle puisque il est la voix qui calme lorage; il reconnaît chez le patient ce grand besoin damour, et finalement il fait une sorte de description de ce quon pourrait appeler un transfert positif ?
- Très exactement . Oui, le médecin doit être une figure paternelle, protectrice. Il doit assurer une sorte de sécurité . Il doit être sécurisant. Dans un articles intitulé " réaction " dune encyclopédie médicale éditée en 1819, ce médecin, disciple de Maine de Biran, attribue aux médecins, un rôle, peut-être exagéré, de paternité et dassurance fournie aux malades, de façon que le médecin soit un recours constant, devienne un besoin, presque une drogue pour le malade. Il y a lieu de critiquer ce rapport de domination, ce rapport de prestige, postulé par Delpit. Mais, néanmoins, il se trouve que cest quelque chose qui correspond à une réalité qui est une demande de la part du malade. Le fait que ce soit une demande prouve que ce rôle quasi magique fait partie des nouvelles médecines, des médecines dites naturelles, des médecines dites complémentaires. Puisque notre système médical réduit le médecin scientifique à être un technicien, il faut bien quon invente quelquun qui soit ce père, ce mage quétait aussi le médecin au XIXe siècle.
- Il y a aussi, à cette période-là, tous les travaux et lintérêt porté à des phénomènes comme lhystérie ; vous citez Charcot, et aussi toutes sortes de thérapies qui visent à induire des réaction psychologiques violentes, soit par leur application, soit même par la menace de leur application
- En effet, la psychiatrie du XIXe siècle voulait agir par la parole, mais lorsque la maladie était rebelle, certains médecins avaient cette réaction -cest le cas de le dire- un peu sommaire, qui consistait à espérer que la menace de traitements désagréables, obtiendrait du malade, ce quon n'obtient pas par la persuasion. Doù les traitement un peu violents quont pu être les douches, quont pu être certaines surprises désagréables, secouant le malade, et remettant, en quelque sorte, la mécanique psychique en marche. Cétait une intuition assez naïve de leffet curatif dune sorte dagitation ou de traumatisme quon imposerait aux malades. Mais, vous parlez de lhystérie, et cest là peut-être, quon peut voir comment la pensée de Freud a pris son essor. Je ne rappelle pas ici les symptômes de lhystérie, les anesthésies, les crises, les mimiques passionnelles, etc. qui ont été cultivées ou observées par Charcot et ses disciples à la Salpêtrière. Il faut savoir que, dans - disons la vulgate médicale- on a cru un moment quil y avait une disposition du corps à lhystérie; quil y avait une maladie qui prédisposait à lhystérie; que probablement lutérus et les ovaires y était pour quelque chose. On a essayé dinfluer là-dessus par des pressions, des massages, des manuvres, des métaux quon appliquait sur le corps. Mais linterprétation générale cétait quà partir de cette disposition corporelle, dont on a pu débattre, lhystérie était réponse, cest-à-dire, réaction à des traumatismes, des expériences vécues, bouleversantes, que les individus normaux peuvent surmonter, mais que les individus de constitution hystérique, quils soient des femmes ou parfois des hommes, car on parlait dhystérie masculine, ne peuvent pas surmonter, en raison de leur constitution. Si bien que, est intervenue, en psychiatrie, la notion de traumatisme qui a été extrêmement importante.
- Cette notion de traumatisme, en lui appliquant des thérapies violentes, est-ce quon espère une nouvelle réaction en retour qui serait alors guérissante ?
- Voilà ! Exactement ! Si la maladie est leffet dun traumatisme, la thérapeutique doit, par différentes approches, essayer deffacer, ou de faire disparaître les effets traumatisants. Cest là que prend naissance la théorie que le physiologiste Breuer, physiologiste et médecin praticien -Breuer, laîné de Freud- qui sest associé avec Freud, a développé. Cest la théorie des études sur lhystérie de 1895. Le terme dab-réaction a alors était utilisé. De quoi sagissait-il ? Il sagissait de sujets, surtout féminins, qui avaient présenté des troubles psychiques et dont la thérapeutique sefforçait de les délivrer. Assez simplement, il se passait ceci, cest que ces troubles psychiques étant attribués à des événement traumatiques , par exemple, dans le cas original qui est la patiente de Breuer, Anna O. (Berta Papenheim) en réalité, cette jeune femme, qui avait veillé un père mourant, sétait endormie dans des états hypnoïdes, à bout de fatigue, et avait éprouvé des sensations très singulières, épouvantables. Linterprétation de Breuer, à ce moment, cétait que ces troubles, favorisés par les états dhypnose ou de fatigue, correspondaient à des corps étrangers. Le traumatisme avait été tel, que, une émotion, à lintérieur de cette personne, navait pas été exprimée, navait pas été intégralement liquidée, devenait une espèce de parasite. Il fallait, pour répondre à lexigence médicale de guérison, expulser ce parasite.
- Par quel moyen ?
- Le moyen consistait à faire parler, à écouter, à faire parler le sujet. Cette jeune femme qui était intelligente parlait de ramonage de cheminée, et de cure par la parole, talking cure, elle savait langlais. Du coup lémotion -quelle ne pouvait pas raconter, prétendument, à létat éveillé- spontanément, sextériorisait, se manifestait, se revivait, Certains effrois se réveillaient, et lextériorisation, la réalisation de lémotion complète était libératrice. Donc, la théorie du traumatisme supposait quil y avait, en somme deux membres de lémotion, lune qui est lexcitation et lémotion provoquées par le traumatisme, lautre, son extériorisation, sa manifestation motrice. Comme lorsque vous suscitez un réflexe par un stimulus quelconque, le réflexe doit saccomplir par un mouvement. Or, dans le cas de lhystérie, le mouvement extériorisant navait pas eu lieu. Telle était la théorie de Breuer et de Freud. Tous les cas quils racontent -dans les études sur lhystérie- sont des cas où des situations démotion ont été, en quelque sorte, enfermées, englobées, capturées dans le psychisme, et lont investi, ce psychisme, au point de ne plus le quitter. Lab-réaction était une sorte dexorcisme, si lon veut, permettant de purger lâme de ce corps étranger.
- Je comprends bien le processus assez mécanique qui consiste à extraire un corps étranger, mais est-ce quil ny a pas un danger à faire revivre une situation traumatisante qui a été enfouie ; un danger de la voir revivre et ré-agir de nouveau sur le malade ?
- Ça nétait pas la théorie de Breuer et de Freud. Au contraire, lexpulsion de cette émotion, son extériorisation, était considérée comme une libération. Peut-être la notion de purification, ou de purgation des passions, héritée de la théorie du théâtre grec, la théorie aristotélicienne, jouait un grand rôle, car le mot de catharsis, quutilisait Aristote pour parler des émotions dans la tragédie a été utilisé par Freud et Breuer pour leur méthode. Ils lont appelée méthode cathartique. Il est vrai quil existait au XIXe siècle tout un répertoire de remèdes dits cathartiques, et qui étaient tout bonnement des remèdes purgatifs, comme lhuile de ricin qui expulsaient ce que le corps retenait indûment. Donc il y a, si vous voulez, une nuance digestive, pour ne pas dire fécale, dans cette idée dexpulsion. Mais, si lon revient à la théorie du théâtre grec quavait étudié loncle de lépouse de Freud, le philologue Bernays, on sest beaucoup disputé sur cette idée de purification, comme effet de la tragédie. Quelques phrases dAristote ont suscité des montagnes de commentaires. Lidée dAristote, cest que le spectateur de la tragédie, face au destin des héros, éprouve la terreur et la pitié. De la sorte se produit, la catharsis, la purification de ses passions. Et loncle de l'épouse de Freud avait rattaché cette idée aristotélicienne à celle des médecins. Cétait vraiment une idée médicale. Terreur et pitié sont des passions quil ne faut pas nourrir en soi; la tragédie est loccasion de sen délivrer. Il ne sagit pas de les purifier qualitativement en nous ; il sagit de sen débarrasser une bonne fois par une émotion considérable ; par les sanglots et la terreur où nous plonge la scène tragique. Du coup, certains lecteurs de Freud pouvaient, en quelque sorte, adapter cette théorie esthétique à cette théorie médicale.
- Jean Starobinski, cette thérapie par prise de parole et par prise de conscience, elle est une réponse, finalement, à la théorie des réflexes qui privait lhomme de toute liberté, tandis que là il la récupère, non ?
- Il y a une liberté reconquise, en effet, à partir du moment où quelque chose qui est étranger à nous-mêmes, et qui est enfoui dans linconscient ou dans un oubli difficile à briser, séchappe et ne commande plus nos conduites. Mais, ce quil faut remarquer, cest que Freud est un savant qui a constamment révisé sa pensée et qui a aussi constamment fait lautobiographie de ses propres idées dans des écrits échelonnés entre 1910 et sa mort; finalement, la théorie cathartique a été abandonnée. La théorie du traumatisme a été abandonnée. Elle conduisait Freud à admettre que chez les très nombreux hystériques quil rencontrait, il y avait eu traumatisme, et comme le traumatisme cétait la séduction précoce de lenfant, il avait à admettre qu'un bon tiers des pères, des oncles viennois commettaient des attentats sexuels sur leurs enfants. Il sest donc dit , non, cest pas possible ; je me suis quand même laissé entraîner dans des hypothèses difficiles à soutenir . Et cest alors que la théorie de ldipe a pris la place de la théorie du traumatisme. En fait, cest lattachement de lenfant à une figure paternelle ou maternelle qui est responsable de la construction névrotique, de quelque chose qui demande à être travaillé, élaboré, dans le rapport thérapeutique. Du coup, la notion même de réaction qui était liée à celle de traumatisme, sest un peu atténuée dans la pensée de Freud. Cest donc dans la première théorie, celle de lhystérie selon Breuer, que réaction, abréaction, jouent un rôle fort. Par la suite, il sagira plutôt de la scène primitive rêvée, imaginée, fantasmée par lenfant et de ses conséquences. Du coup, Freud pourra parler, ici ou là, de formation réactionnelle. Il aura sa théorie des résistances au travail psychanalytique, et il parlera de réaction thérapeutique négative. Il fera très grande la part de la résistance, mais la notion de réaction elle-même, liée à la physiologie du XIXe siècle, à la neurologie, se dissipera ou satténuera considérablement. Il est très intéressant de suivre cette histoire des idées de Freud, auxquelles jai consacré pas mal de pages dans ce livre.
- Vous consacrez aussi pas mal de place à quelquun qui sest opposé à Freud et qui est Karl Jaspers
- Oui , jai donné de limportance à toute une série de médecins qui considèrent la réaction dans un cadre, si jose dire, existentiel. Quelquun est enfermé en prison pour une juste ou moins juste raison. Certains personnages, certains prisonniers construiront une sorte de délire réactionnel, un peu pour fuir dans la maladie. Ça, cest lexemple type de la réaction. Jaspers sest intéressé aux crimes commis par des jeunes gens adolescents quon arrache à leur milieu familial, quon place dans un milieu rigide, rigoureux où ils ont des services à rendre ; ce sont de petites servantes arrachées à la campagne, ou de petits apprentis qui mettent le feu à la maison ou tuent lenfant qui leur est confié.
- Est-ce que les bonnes de Genet seraient un exemple de cette nostalgie-là ?
- Hé oui, peut-être un peu ça ; ça se prolonge. La réflexion des psychiatres de lépoque, et celle de Jaspers dans sa thèse, cest que, il sagit dindividus peut-être fragiles psychiquement, mais qui ont une réaction à une situation où leur liberté est diminuée; où le milieu quon leur impose est complètement différent de celui quils connaissent, et où, dans le désarroi où ils sont, voulant détruire la situation elle-même, la réaction aboutit à des actes monstrueux. Donc, la réaction devient un motif, si jose dire, un argument explicatif de comportements anormaux. Il y a des réactions brèves, des réactions de longue haleine ; on se met à développer des considérations sur les diverses variétés de la réaction.
- Parce que, Jean Starobinski, pour quil y ait des réactions de ce type, des réactions psychiques anormales, il faut que la société ait déjà posé une norme ?
- Bien sûr ! Et cest aussi des considérations de cet ordre qui ont prévalu dans la psychiatrie américaine du début du XXe siècle, en grande partie sous linfluence dun psychiatre qui sest établi aux Etats-Unis, et qui était Suisse - de lEcole zurichoise du Burghölzli- il sappelait Adolf Meyer, et il a enseigné à Johns Hopkins à Baltimore. Pour lui, toute la grande nomenclature des maladies psychologiques, qui avait été établie par la clinique, surtout par le clinicien allemand Kraepelin, cétait un artifice. Ces maladies qui portent un nom, une étiquette, lui paraissaient des artifices. Alors que fallait-il faire ? Il fallait évidemment prendre acte, très précisément, des symptômes; les considérer comme des réactions soutenues biologiquement par des corps qui pouvaient avoir leur fragilité, mais essentiellement dans des situations sociales, des situations dinadaptation sociale. Sans être un théoricien systématique, sans avoir construit de traité, Meyer a exercé une très grande influence sur la psychiatrie américaine à laquelle, par la suite, en France, on a reproché de trop idéaliser ladaptation à la société donnée, ce qui, dune certaine façon, constitue aussi une soumission aux normes sociales. Mais je ne crois pas que Meyer prônait ce type dadaptation, dont parlaient aussi certains penseurs de ce quon a appelé le pragmatisme , William James, et Mead, un auteur très apprécié aujourdhui par Habermas. Le moi est, dune part, cet être capable dinitiatives tout à fait spontanées, mais il est constamment sous le regard des autres, et il y a un "Me " qui se constitue à côté du " I " et du moi, et ce Me , cest le rôle que nous jouons comme quelquun joue un rôle dans une équipe de football ; il est à sa place comme ailier ou défenseur, ou, face aux autres, dans le rapport avec les autres, dans une perpétuelle interaction sociale.
- Interaction, cest le mot sur lequel dailleurs se clôt, plus ou moins, ce chapitre ; et cest une nouvelle notion qui entre là
- Cest une toute nouvelle notion qui se met en place et qui anime aujourdhui les approches quon dit " systémiques ". Je ne les ai exposées; encore une fois je ne fais pas de la vulgarisation. Jessaie de voir les poussées dun mot " polypier " qui va dans un sens puis dans lautre et envahit un certain domaine. Je donne des indications; jessaie dêtre aussi clair que possible sur ce que peut être la pensée systémique aujourdhui, les systèmes de sociologues, comme les systèmes de psychologues du type Parsons, mais je renvoie le lecteur à dautres ouvrages. Jen ai le souci en tout cas, dans mes notes, où ils sinformeront davantage.
- Jean Starobinski, nous voilà arrivés au terme de ce troisième volet qui parcourt votre livre " Action et réaction ", qui vient de paraître aux Editions du Seuil. Demain nous aborderons le domaine de la fiction, le domaine de la littérature, où ce couple a vécu aussi de nombreuses aventures. Merci.
Domaine parlé : Une émission dAlphonse Layaz
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