Isabelle Rüf reçoit Jean Starobinski
Entretien 5
Entretien 5 : action/réaction dans le domaine politique
Professeur Starobinski, hier, à propos de votre ouvrage, " Action et réaction, vie et aventures dun couple ", vous évoquiez finalement la liberté personnelle et lusage quon peut faire de la connaissance. Mais quand nous entendons action et réaction, plus communément, nous entendons ce quil y a pour nous de réactionnaire dans le vocabulaire politique. Dans le dernier chapitre de votre livre, vous retracez effectivement comment ce couple action-réaction sest exprimé dans le monde de la politique, et, dune façon plus générale, dans lanalyse de la société en partant des uvres de Berkeley, par exemple.
Cest là une partie importante de cette exploration de mots à laquelle je me suis livré. Une partie très importante. A partir du succès de la physique newtonienne qui perçoit, dans le monde des corps célestes, dans le monde des planètes, ce principe de lattraction et de laction et réaction qui est son troisième axiome -à chaque action correspond une réaction de sens inverse et égale- très vite, des philosophes, des hommes qui essaient dexpliquer la vie morale, donc des moralistes, se sont dit : " mais après tout, puisquil y a une loi déquilibre dans le monde physique, ny en aurait-il pas une aussi dans le monde " moral ", comme on disait au XVIIIe siècle, cest-à-dire le monde des rapports humains ? On sest demandé sil ny avait pas un principe constant, régulier, dans le monde humain qui pourrait lexpliquer de la même manière simple que lattraction et laction-réaction dans le monde des corps physiques. Certains se sont dit que oui, il y en avait bien un, et que ce pouvait être, par exemple, lintérêt, que ce pouvait être une certaine forme damour-propre -tout le monde en a un partage égal - et du coup les rapports humains sexpliquent par un principe qui est toujours présent. Pour quelques penseurs, pour quelques philosophes dinspiration matérialiste, une grande unité permettait de passer en continuité de laction-réaction des corps physiques qui règne jusque dans les tourbillons de poussière à laction-réaction du monde moral. Par exemple, il se passe dans les foules les mêmes phénomènes que lorsque tourbillonne de la poussière ; il y a des lois invariables qui sont toujours à luvre ; et une causalité travaille à tous les étages de lunivers.
- Par exemple, dans la loi dattraction, dans aimant, il y a amant. Donc lattraction joue dans les deux niveaux, physique et social ?
- Exactement. Il y avait déjà une métaphore toute prête dans le monde physique, lattraction magnétique qui nétait pas réductible, bien sûr, on le sait, à lattraction des corps célestes. Mais on naviguait à la boussole ; on savait que laimant attire et cétait devenu, depuis très longtemps, une métaphore de lamour, une métaphore de lattrait amoureux. De sorte quon a tâtonné avec lidée dune nature où régneraient des lois homologues. Mais pendant longtemps -avec un succès considérable dailleurs qui allait répandre le mot " réaction " dans le langage courant- action et réaction nétait que le jeu de forces qui séquilibrent ; cétait les jeux de ressort, si lon veut parce quaprès tout, le ressort peut être expliqué, moyennant un coefficient délasticité, par les lois de Newton.
Ceci dit, au moment de la Révolution française où des forces sont entrées en rapports conflictuels, on a parlé daction et de réaction, dans un sens parfaitement neutre. Lorsquun parti devenait plus puissant, il était concevable que le parti opprimé, cest-à-dire lautre, indépendamment des doctrines professées par lun et lautre, essaie de reconquérir la place quil avait perdue. Cette valeur neutre de la réaction permettait, en quelque sorte, de montrer lespace public comme un espace de conflits, de va-et-vient, dallers-retours, dans la prépotence, la puissance et la faiblesse de forces affrontées. Dès lors, que sest-il passé de capital ? Et bien, cest la pensée du progrès. A partir du moment où sest mise en place lidée, non seulement des progrès de la science ou des institutions, mais lidée dun progrès, un grand progrès de lespèce humaine, de la société humaine, ce progrès sest identifié, dune certaine façon, dans lesprit des gens, à une véritable action ; et ce qui contrariait le progrès, ou le faisait rétrograder, était une réaction. Mais dès lors, le mot réaction devenait péjoratif. Or, dans le langage politique, le mot réaction et ladjectif réactionnaire ont fait leur apparition, dans le sens moderne, dans leur sens moderne qui a prévalu jusquà nos jours, à une date assez précise : la Révolution française, le conflit avec ce qui pouvait rester des forces monarchistes et, surtout, la période qui souvre après thermidor. Il faut savoir que la dictature de Robespierre -la Terreur- a été une épreuve terrible pour la France. Des tribunaux jugeaient sur la conviction des juges, sans avocats et sans pièces sérieuses à lappui. Les contre-révolutionnaires ont été envoyés à léchafaud -les supposés contre-révolutionnaires et les vrais contre-révolutionnaires-. Le mot révolutionnaire et le mot contre-révolutionnaire étaient déjà créés. Le 9 thermidor, quand un complot fait tomber Robespierre et quil disparaît, la Terreur cesse, mais une autre forme de violence revient qui est la vengeance contre ceux qui avaient favorisé Robespierre. Presque aussitôt, non seulement du côté des jacobins, mais dans le reste de la presse française, on parle de retour en arrière et de réaction monarchiste. On lui donne un qualificatif à cette réaction ; et ensuite on parle de réaction tout court. Le mot réaction, admirablement éclairé par une brochure de Benjamin Constant, (Des Réactions politiques 1797) désigne ce que les partisans de la première Révolution, qui nétaient pas forcément les partisans de Robespierre, considèrent comme un retour en arrière. Cest à cette date-là, 1795-96, que le mot réactionnaire se forge. Dabord, on disait réacteur ; il y a des acteurs et des réacteurs. Puis, sur le modèle de révolutionnaire, on crée réactionnaire. Le mot réactionnaire s'attache à l'action de la droite qui veut reconquérir le pouvoir, le système, les institutions dune époque antérieure, supposée moins avancées dans le sens du progrès. Voilà la création du terme, de loutil intellectuel qui va être largement employé ensuite, au XIXe siècle, par ceux qui accusent une société ou des partis politiques qui sont soit conservateurs soit portés à vouloir rétablir des autorités, des hiérarchies, des contraintes considérées comme rétrogrades.
- Jean Starobinski, dans cette acception, " réactionnaire " cest aussi "qui est contre le peuple" dune certaine façon ?
- Oui, dans la mesure où révolution et peuple représentent une sorte dentité. Le peuple, privé de ses droits, ne peut obtenir ces droits que moyennant révolution contre des institutions établies, les institutions du monde féodal, les institutions des hiérarchies autoritaires.
- Mais toute cette agitation que vous venez de décrire, cette agitation politique de la Révolution et de la période post-révolutionnaire, est-ce quelle ne contredit pas ce que disaient les philosophes des Lumières, tout leur discours sur " la perfectibilité " de lhomme, sur le triomphe de la raison qui peu à peu va vaincre ces désordres et ces allers retours ?
- En fait, les philosophes de la perfectibilité ont été eux-mêmes parfois les victimes de la Révolution. Cest le cas de Condorcet dont lécrit sur les progrès de lesprit humain (Esquisse dun tableau historique des progrès de lesprit humain, Paris, 1794) fonde la doctrine de la perfectibilité, la développe, lui donne toute son expression. Nous sommes là, à un moment où naissent des idéologies et où la notion de progrès sapplique, je crois, très légitimement, à ce quon pourrait nommer la reconnaissance de la dignité des individus. Cette reconnaissance de la dignité des individus sest aussi manifestée dans la revendication libérale -cest aussi un mot nouveau après la Révolution- tel que Benjamin Constant la formulée : que dans la société nouvelle, lautorité de lEtat et lautorité du Gouvernement soient mises sous le contrôle des représentants du peuple ; que ce soit dabord les représentants dune fraction du peuple, la fraction éclairée, et alors cest le parlement censitaire. Benjamin Constant, dans les écrits politiques tardifs -quil faut relire- déclare que ce libéralisme un peu élitaire quil souhaitait, devait être le plus rapidement possible remplacé par un libéralisme étendu au peuple tout entier, grâce à linstruction et au travail qui seraient lappel des esprits, de tous les esprits, au partage commun dune dignité qui peut se faire reconnaître dans la vie parlementaire. Donc, très vite, pour un Benjamin Constant, le libéralisme censitaire doit devenir une démocratie totale. Dans lesprit de Benjamin Constant, tout cela est lié à la notion dune poursuite du bonheur que chacun doit pouvoir accomplir sans que lEtat et les agents de lEtat interviennent dans sa vie personnelle. Il y a donc toute une idée de progrès qui est portée par la philosophie libérale de Constant. Les socialismes du XVIIIe siècle voudront aller plus loin encore dans cette reconnaissance de la dignité de lindividu. Quelquefois des situations paradoxales se manifesteront. Un auteur -qui est aujourdhui fort lu, je crois, dans certains milieux- Stirner, lauteur de " LUnique et sa propriété ", écrit, dune part, un texte qui essaie de faire disparaître lautorité de lEtat pour que lindividu soit le maître de sa destinée et de sa propriété. Survient la Révolution de 48, et, dans un écrit tout à fait raté de la fin de sa vie, le même Stirner fait léloge de la Réaction de 48. Il écrit une " Geschichte der Reaktion " qui nest pas traduite dans les uvres complètes de Stirner, où il dit que cest très bien quil y ait eu une Réaction en Allemagne contre cette Révolution qui était conduite par des catholiques, par des Juifs, enfin tout ce quil détestait, et qui révèle lenvers, en quelque sorte, de cet anarchisme, aujourdhui encore admiré de Stirner. Donc, la situation du XIXe siècle est une situation assez compliquée, assez complexe . Si lon revient par exemple au Manifeste communiste, on saperçoit que Marx saccommode assez bien des conservateurs traditionnels. Il les identifie bien. Il qualifie de réactionnaires les socialismes rivaux. Les autres, les conservateurs, on peut ne pas sen préoccuper trop ; ils vont être dépassés par le mouvement de la réalité. Mais les réactionnaires sont ceux qui, indirectement, sont les complices de répressions et surtout les rivaux dans lessor socialiste quil propose. Nous avons donc là tout un débat autour de la notion de progrès social et de réaction contre ce progrès social dont jai essayé dexposer les quelques étapes. Il ne sagissait pas de faire lhistoire des idées politiques. Il sagissait de montrer lirruption dun mot qui navait pas encore dapplication dans lordre politique dans ce nouveau domaine où il est devenu un mot opérant. Et tout ceci en solidarité avec les illusions et les désillusions du progrès.
- Avec cette idée de progrès qui est si prégnante à la fin du XVIIIe siècle, on a limpression que lêtre humain est perfectible à linfini ? Quil a besoin dun peu daide peut-être, de lois ou dun sentiment religieux, mais cette idée a quand même été terriblement battue en brèche par les événements du XXe siècle, par les guerres, par lholocauste ?
- Il y a crise de lidée de progrès, indéniablement. Si vous écoutez les discours des politiciens aujourdhui, il est rare quils accusent des réactionnaires. Il est rare quils invitent au progrès. Alors que cétait le cas sous la IIIe République encore. Il y avait des " Café du Progrès ", il y avait des " Rue du Progrès ". Je ne crois pas quon inaugure des plaques de rues avec le nom du Progrès aujourdhui. Cette crise de lidée de progrès entraîne une crise de lidée de réaction. Parce que les deux termes sont solidaires. Quest-ce quon trouve dans le langage des politiciens en lieu et place des progrès ? Jai été frappé, en tout cas dans la vie politique française, par le fait que, de façon assez floue, les politiciens de droite comme de gauche parlent du changement. Ou bien alors des politiciens résolument orientés du côté du souci de bien-être qui est tout à fait légitime, parlent de croissance. Mais la croissance et le progrès ce nest pas la même chose. La croissance économique est une chose qui se chiffre ; le progrès est une notion beaucoup plus floue sur laquelle les avis peuvent diverger.
- La croissance économique se chiffre, la croissance économique se paie aussi. Cest peut-être ce prix quon a appris à prendre en compte ?
- Voilà ! Donc il y a des changements dans le langage politique et je trouve quil est bon que des linguistes, que des historiens soient attentifs à cela. Ce serait dailleurs loccasion de dire simplement un mot, mais qui le fait ? Qui fait attention à ces changements de la langue politique ? Et bien
les spécialistes des sciences humaines qui, aujourdhui, dans lhorizon des universités, sont peut-être un peu prétérités par rapport aux techniciens de léconomie, à ceux qui présentent leurs idées sous les dehors dune science pure et dure. Jaimerais ici simplement rendre attentif au fait que le genre de travail que jai accompli sur lhistoire des mots -dune façon aussi objective que possible- ce genre de recherche sur les emplois des mots, ce ne sont pas les spécialistes de léconomie ou même de la sociologie qui le font ; ce sont les spécialistes des sciences humaines qui regardent les vieux dictionnaires ; qui voient le langage bouger ; qui découvrent de nouvelles formules qui font leur apparition à une date et se mettent à lépreuve pour peut-être disparaître peu après. Si " nous " nétions pas là, je me solidarise avec eux, nous serions toujours dans le climat dune science prétendue définitive qui se détruit au bout de cinq ou dix ans ; on la renvoie régulièrement aux vieilles lunes, mais il faut que quelquun soit là pour récapituler, quand même.
- Jean Starobinski, le dernier avatar de ce couple action-réaction, dans le langage populaire, cest " réac " pour dire, finalement, tout ce qui est opposé à ce qui serait nouveau peut-être ?
- Absolument ! Il y a ça. Mais, dautre part, réagir, simplement "réagir" -ce mot qui est le verbe- na pas cette connotation politique. Réaction, oui , mais cest un mot très ambigu. On peut avoir de bonnes et de mauvaises réactions. Où ? Mais partout ! Sur les stades, on peut réagir. Il faut réagir devant des situations scandaleuses. Donc le mot nest pas très net ; nest pas dégagé dambiguïté. Il faut reconnaître quil est polysémique, cest-à-dire quil a des sens multiples. Cest pourquoi la recherche que jai faite naboutit pas à des conclusions tranchées. Il faut constater quaujourdhui, réaction, ça se dit du joueur de tennis qui a bien répondu à son adversaire, ou d une équipe de football qui a su remonter son score : il y a eu réaction. Il y a une réaction que doit avoir le skieur sur le terrain, dans les difficultés du slalom. Bref, nous vivons dans un monde où, réagir, est la loi de tous nos mouvements pour ainsi dire. Dans un couple qui vit sa vie et son amour, il y a tout le temps interaction ; quelquefois des réactions erronées et quelquefois des réactions heureuses. Donc, nous assistons à un usage tellement large du mot réaction que ce mot a cessé dêtre précis. Mais il reste, évidemment, lombre dun grand passé. Si nous croyons quil y a un progrès de la dignité humaine qui est nécessaire et qui doit saccomplir, tout ce qui ne favorise pas ce progrès de la dignité humaine, peut être déclaré réactionnaire.
- Jean Starobinski, nous avons suivi pendant une semaine les aventures de ce couple action-réaction ; cétait le thème de votre essai qui vient de paraître aux Editions du Seuil, dans la collection La Librairie du XXe Siècle ; maintenant, est-ce que vous avez dautres aventures en vue ?
- Plusieurs. Oui, plusieurs...
Une exploration des représentations du corps et de la perception que le corps a de lui-même. Donc, il sagit de réactions plus obscures, plus immédiates. Jai parlé tout à lheure de la façon dont nous sommes donnés à nous-mêmes ; javais entrepris un travail dans ce domaine, conjointement à lexploration de quelques idées médicales récentes et du passé.
Un travail sur Diderot est virtuellement achevé. Jai parlé de Diderot au cours du livre sur la réaction, mais jaimerais mapprocher davantage de ce diable de ramage, du Neveu de Rameau : cest ainsi quil parle de sa propre parole. La parole de Diderot est lune des plus énergiques, lune des plus chargées dénergie qui soit.
Un autre intérêt que je nai pas quitté, cest celui de lorganisation de nos journées et de la représentation qui en a été donnée. Du matin au soir, la journée nest pas la même selon que lon vit dans la structure dune école, dun hôpital, dune caserne ou dun monastère. Mais cest chaque fois dautres organisations de la journée qui sont ainsi vécues. Les représentations de journées me paraissent être un bon indice de lexpérience humaine.
Ça fait beaucoup, beaucoup de choses, sans compter quelques poètes que jaime, que ce soit des poètes contemporains ou récents comme Michaux ou Bonnefoy ou des poètes plus anciens comme André Chénier. Ça fait beaucoup à mon programme...
Jean Starobinski, ça nous donne aussi lespoir dautres rencontres de ce type. Je vous remercie.
Domaine parlé : Une émission dAlphonse Layaz
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