15 ans d'édition ou de la difficulté
de rester indépendante, telle pourrait être ma
définition de la maison d'édition que j'ai créée
en 1988. J'ai le sentiment de l'avoir érigée
avec mes mains, lentement, brique par brique, sans me préoccuper
des modes, sans savoir au départ exactement où
cela me mènerait, avec des choix personnels et un refus
obstiné de vendre de la soupe, parce que je suis incapable
de lire la soupe et qu'il m'est impossible d'éditer
des livres où je ne trouve pas un plaisir à
la lecture, qu'il soit littéraire ou intellectuel.
Je me suis ainsi octroyé un luxe impossible, publier
les livres que j'aime, auxquels je crois et qui je l'espère,
défendent une certaine humanité, mais bien sûr,
problèmes économiques obligent, pas tous ceux
que j'aurais aimé. Comme tous les éditeurs,
vous l'aurez compris, j'ai l'illusion que les quelque 160
titres de mon catalogue resteront des livres de fond, comme
on les appelle, des « long sellers », comme dit
mon diffuseur Alain Lèze, à défaut de
« best sellers ». Habiter une petite ville entravée
par des montagnes a des avantages : on parvient à échapper
à la concentration des grands fiefs de l'édition
poussés par le profit et l'obligation de produire toujours
plus, de même qu'aux modes et marottes sans grand intérêt
du moment. (Car Metropolis est restée une petite structure
: deux personnes, quatorze livres par année). Mais
le désavantage des endroits confinés, c'est
qu'on est loin et toujours plus éloigné de cette
énergie créatrice qui anime certaines grandes
métropoles. Cependant, on y connaît vite beaucoup
de monde, ce qui est très agréable et rend la
vie plus facile ; mais gare à cette proximité
qui peut conduire au drame quand il s'agit de refuser le texte
d'un ami ou d'une connaissance, car sachez qu'il faut bien
plus de courage qu'il n'en paraît pour refuser ce texte,
c'est même parfois suicidaire quand il s'agit d'une
femme ou d'un homme de pouvoir et cependant toujours consciente
que d'autres éditeurs pourront le prendre.
Voilà en guise de préambule.
Pour en venir aux choses plus concrètes,
le catalogue Metropolis s'est construit autour de la littérature
francophone, (pour moi, il y a les livres intéressants,
bien écrits, qui sont hors des chemins battus, des
livres qui ont une voix, un ton, que je lis sans me sentir
obligée de me référer à des catégories
régionalistes ou autres définitions chères
à certaines chaires universitaires spécialisées,
par exemple, dans la littérature romande). Proust ne
disait-il pas qu'on reconnaît un grand écrivain
à ce qu'il écrit dans une langue étrangère
? Dans L'Echappée Belle
au chapitre : Voyage, écriture,
altérité, Nicolas Bouvier donne une leçon
magistrale de ce qu'est la littérature en parlant lui
aussi du langage, et en particulier des mots. Citant Kurt
Vonnegut, il note cette phrase : « Good
writers are burglarproof » (les bons écrivains
sont incambriolables). Alors qu'ils ou qu'elles soient genevois-e-s,
parisien-ne-s ou haïtien-ne-s, n'a guère d'incidence
sur la qualité de l'oeuvre. Si je me suis très
vite tournée vers la littérature étrangère,
c'est d'une part, parce que la plupart des livres en français
qui nous parvenaient ne nous enthousiasmaient pas, mais aussi
parce que j'ai de la peine à rester emmurée
dans une seule culture. Chaque langue porte en elle sa vision
du monde et nous oblige à revoir notre compréhension
du monde. C'est ainsi que nous avons traduit des auteurs de
langues aussi diverses que l'anglais, l'arabe, le grec, l'hébreu,
le yiddish, le brésilien, etc. Notre collection «
Histoire » traite principalement de problèmes
contemporains, avec des incursions dans d'autres siècles
et d'autres domaines, et en particulier, grâce à
Nathan Weinstock, le yiddishland. La collection « Femmes
» fait une large place aux ouvrages féministes.
Car il ne fait aucun doute que le plus grand bouleversement
de la deuxième partie du 20e siècle dans notre
monde occidental aura été l'accès des
femmes à la cité. « La Cuisine de mes
souvenirs » est une tentative d'introduire dans la culture
francophone une approche ethnologique, sociologique, historique
et même littéraire de la cuisine qui existe dans
la culture anglophone. La cuisine est souvent l'unique lien
qui nous relie à nos racines, mais c'est aussi l'histoire
de toutes les civilisations et nous permets de faire le tour
du monde. La dernière née de nos collections,
« Les Oubliés », est dirigée par
l'auteur américain Jerome Charyn et reflète
le désir de faire revivre des textes de qualité
abandonnés depuis longtemps. C'est aussi une manière
de faire découvrir la bibliothèque personnelle
d'un auteur.
Il y a neuf ans, Véronique Bonvin
a rejoint les éditions Metropolis. J'ignore ce que
serait devenu la maison sans elle, mais je sais que nous avons
l'immense privilège de travailler ensemble dans une
parfaite complicité.
Pour les 15 ans, nous sortons un ouvrage
collectif : Manuscrits en quête
d'éditeurs. Douze auteurs ont prêté
leur plume : Charaf Abdessemed, Fernand Auberjonois, Marie
Christian, Marie Gaulis, Daniel Gliinz, Vahé Godel,
Raphaël Kalmy, Ernest Mignatte, Thérèse
Moreau, Pascal Nordmann, Esther Orner, Liliane Roskopf. Les
douze textes réunis, qui se lisent comme un roman d'aventure
en douze nouvelles, ne sont pas un « guide pratique
pour aspirants écrivains », mais laissent entrevoir,
d'une manière toujours très personnelle et singulière,
parfois même chaotique, les aléas, pas toujours
glorieux, du métier d'écrire et de ses nombreux
mirages.
Page créée le 28.04.03
Dernière mise à jour le 28.04.03
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